Nous sommes tous parfaitement conscients de vivre une crise sanitaire, sociale et économique sans précédent. Elle nécessite d'engager des moyens exceptionnels, nous le savons aussi, et c'est la raison pour laquelle nous avions adopté avec la majorité l'état d'urgence et que nous avons voté samedi sa prorogation jusqu'au 10 juillet, conscients que nous sommes de la nécessité d'assurer une certaine souplesse dans le fonctionnement de nos institutions en cette période troublée. Mais – parce qu'il y a toujours un « mais » –, nous ne saurions cautionner tout et n'importe quoi. Nous ne pouvons accepter que l'on fasse de l'urgence sanitaire une aubaine pour essayer de faire passer tout ce qui n'avait pas pu être voté avant et qui aurait été difficile voire impossible à faire accepter après.
On nous demande une nouvelle fois, dans des conditions de travail déplorables, de valider un texte fourre-tout de quatre articles mais quels articles ! L'article 1er comporte pas moins de quarante et un alinéas et traite de sujets aussi variés que les délais en toute matière de la compétence de la loi et du règlement, la durée des mandats, du conseiller prud'homal au syndic de copropriété, l'adaptation de la procédure de jugement de crimes, les modalités de poursuite pénale, les emplois publics, militaires et policiers, les contrats de travail, les pouvoirs des fédérations sportives, les directions de fédérations de chasseurs, les titres de séjour, les mises à disposition d'agents publics, l'affectation des réserves financières de certaines caisses, l'intéressement au travail, la protection sociale, la durée d'attribution des revenus de remplacement, la contre-valeur des titres-restaurant, la mise en œuvre de règlements européens sur la protection des consommateurs. Du délire à l'état pur !
N'oublions pas que le Conseil constitutionnel fait de la clarté un principe fondamental de l'élaboration de la loi. Il a d'ailleurs rappelé, dans une décision du 28 avril 2005, que la loi doit « prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi ».
Au-delà des problèmes de fond, la forme crée également de la confusion. Ce texte a été déposé le 7 mai pour être examiné en commission spéciale quatre jours plus tard – dont un dimanche et un jour férié – puis en séance publique dès jeudi. Le mépris du Parlement n'est plus à démontrer ! La moindre des choses aurait été de témoigner, au moins en apparence, quelques égards à la représentation nationale qui, ne vous en déplaise, est bien là – même si c'est en version réduite. Plus rien ne justifie d'habiliter le Gouvernement à légiférer par ordonnance, ni l'urgence, ni la prétendue lourdeur de la procédure parlementaire, puisque même dans l'urgence, nous répondons présents.
Le Gouvernement demande, sur une multitude de sujets, une habilitation de douze mois : c'est donc qu'il n'y a aucune urgence. Pourquoi devrions-nous renoncer à notre pouvoir en quatre jours, alors que le Gouvernement disposera de douze mois pour mettre en œuvre les mesures qu'il présente ? Je ne doute pas que le Gouvernement puisse être aussi réactif que le Parlement, dont il a si souvent critiqué la lourdeur : qu'il nous soumette un texte sur chacun des sujets abordés dans ce projet de loi et nous l'examinerons, même dans l'urgence, comme nous le faisons ce soir. La crise n'autorise pas tout et nous devons, en cette période si particulière, donner aux Français l'image rassurante d'institutions qui fonctionnent normalement.
Ce qui me gêne le plus, dans cette nébuleuse législative, c'est que vous profitez de l'urgence et de la confusion générale pour prendre des mesures qui vont nuire aux Français. Alors que nos concitoyens sont partagés depuis ce matin entre la joie de retrouver leurs proches et l'indécision quant au choix d'envoyer leurs enfants à l'école et de retourner au travail, vous profitez de la situation pour réaliser le casse du siècle. À l'article 3, vous faites main basse sur la trésorerie des organismes publics et privés chargés d'une mission de service public. Vous en avez rêvé tout au long du débat sur la réforme des retraites et aujourd'hui, vous le faites. Profitant de ce que les Français sont aux abois, vous mettez la main sur les fonds des associations exerçant une mission de service public, sur la Caisse autonome des règlements pécuniaires des avocats et sur les réserves des caisses de retraite et des mutuelles : autant de choses que nous ne pouvons accepter.
Au-delà vos méthodes de travail, auxquelles nous sommes désormais habitués, mais que nous continuons de ne pas tolérer, c'est aussi le fond de votre texte que nous jugeons inacceptable : légiférer par ordonnance pour une durée très supérieure à l'état d'urgence, confisquer des trésoreries, porter atteinte à la liberté des procureurs d'engager des poursuites, ou encore élargir l'expérimentation des cours criminelles, ce qui est en contradiction totale avec les engagements pris par le Gouvernement au moment du débat sur la réforme de la justice. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons, à ce stade, accepter ce texte. L'urgence ne justifie pas la précipitation, encore moins un blanc-seing jusqu'à la fin du mandat. Nous ne pouvons pas renoncer, pour les douze prochains mois, aux compétences qui sont les nôtres.