Intervention de Corinne le Quéré

Réunion du mercredi 24 février 2021 à 9h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets

Corinne le Quéré, présidente du Haut Conseil pour le climat :

Quelques remarques préliminaires me semblent nécessaires. En premier lieu, ceux des membres du Haut Conseil qui ont été associés aux travaux de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) n'ont pas participé aux délibérations sur l'avis que nous avons publié hier. Ensuite, nous n'avons pas procédé à une contre-expertise de l'étude d'impact publiée par le Gouvernement, mais utilisé les informations qu'elle contient. Nous n'avons pas non plus jugé l'étendue de la reprise des mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat, mais apprécié l'utilité du projet de loi pour atteindre les objectifs climatiques. Enfin, le court délai depuis la publication du projet de loi et de son étude d'impact limitant la possibilité de conduire une étude approfondie de tous les articles, nous nous sommes concentrés, comme vous l'avez signalé, sur le secteur du bâtiment et l'affichage environnemental.

En élaborant cet avis, nous visions à étudier la contribution du projet de loi à la SNBC, à émettre des recommandations pour s'assurer de l'atteinte des objectifs d'atténuation, et à analyser la qualité de l'étude d'impact et le parcours du projet de loi au regard surtout des recommandations que nous avions formulées en décembre 2019 dans notre rapport déterminant le cadrage préalable des méthodes d'évaluation des projets de loi au regard du climat. C'est ce dont je traiterai successivement.

La première partie de l'avis porte sur l'ambition affichée par le projet de loi. Il convient de rappeler que la France est en retard dans ses objectifs climatiques et d'atteinte de la neutralité carbone d'ici à 2050, et que la décennie en cours est cruciale pour réaliser les changements structurels compatibles avec ces objectifs. Pour mémoire, le premier budget carbone, couvrant la période 2015-2018, n'a pas été respecté, et la dynamique actuelle de réduction des émissions continue d'être insuffisante. Les émissions ont baissé de 1,2 % par an au cours des cinq dernières années, ce qui est vraiment peu : la diminution devrait être de 1,5 % par an sur la période du deuxième budget carbone, de 2019 à 2023. Certes, la baisse de 1,7 % des émissions constatée en 2019 est encourageante et respecte le budget carbone actuel, mais le plafond avait été relevé. Le rythme de réduction des émissions est appelé à tripler après 2024 : c'est l'objectif qu'il faut vraiment avoir en tête.

Il est indiqué dans l'étude d'impact réalisée par le Gouvernement que « ce projet de loi contribue à sécuriser l'atteinte d'entre la moitié et les deux tiers du chemin à parcourir entre les émissions en 2019 et la cible en 2030 ». En d'autres termes, les mesures proposées pourraient constituer une part importante de l'effort à engager, sans que l'atteinte des objectifs climatiques soit pour autant garantie. Ce projet de loi marque donc le début des mesures, efforts et actions nécessaires. Malheureusement, les limites de l'étude d'impact, que je détaillerai, n'ont pas permis au Haut Conseil de s'exprimer sur l'impact global attendu du texte, même si l'on peut déjà dire qu'en son état actuel, l'occasion de rattrapage qui s'offrait n'est pas entièrement saisie.

Aussi le Haut Conseil recommande-t-il que l'examen du texte par le Parlement permette de mieux inscrire les mesures retenues dans l'approche plus large de la SNBC, afin que la France rattrape le retard qu'elle a pris dans la trajectoire de réduction des émissions et respecte les prochains budgets carbone. Une attention particulière devrait être accordée au calendrier de mise en œuvre des actions pour tenir le rythme de baisse des émissions à partir de 2024 et le budget carbone adopté pour la période 2024-2028. L'inscription de ce texte dans la stratégie nationale de décarbonation est d'autant plus nécessaire que le rehaussement de l'objectif européen, tendant à diminuer les émissions de 55 % et non plus de 40 % en 2030 par rapport à 1990, pourrait impliquer un relèvement de l'effort de la France.

Le deuxième volet de l'avis porte sur la pertinence des mesures proposées. Le Haut Conseil en a évalué la portée, qui sera d'autant plus forte qu'elles ciblent les pratiques les plus émettrices, visent un périmètre d'action large et sont déployées dans un délai proche. Les dispositions du texte vont dans le bon sens, mais la portée stratégique n'est pas suffisante : la valeur ajoutée des mesures par rapport à l'existant est globalement peu lisible dans l'étude d'impact et elles ne forment pas un ensemble consolidé avec la SNBC. Il en est ainsi pour le bâtiment, que nous avons analysé en détail : l'apport du projet de loi aux orientations de la SNBC pour ce secteur est très marginal.

Dans l'ensemble, le projet de loi met l'accent sur les mesures de pilotage et de conduite de la transition bas carbone. C'est positif, et c'est d'ailleurs le point le plus fort du texte, en ce que cela devrait renforcer la cohérence entre action publique et objectifs climatiques. Nous l'avions déjà recommandé plusieurs fois, pour faciliter l'application des mesures ambitieuses dont nous avons besoin – par exemple, attribuer de nouvelles compétences aux acteurs régionaux ou rendre certains programmes, tels que la stratégie de recherche et le programme national pour l'alimentation, compatibles avec la stratégie nationale de décarbonation.

Outre les mesures de pilotage, certaines ont en elles-mêmes un potentiel direct de réduction des émissions de gaz à effet de serre, mais ce potentiel est souvent réduit. Cela peut être à cause d'un périmètre d'application restreint – par exemple, l'article 4 interdit seulement la publicité en faveur des énergies fossiles et non la publicité en faveur de l'ensemble de biens et services manifestement incompatibles avec la transition bas carbone –, à cause de délais de mise en œuvre allongés – il en est ainsi pour l'article 60 relatif à la qualité des repas proposés dans les services de restauration collective, qui doit s'appliquer en 2025 seulement – ou encore à cause des conditions d'application dont elles sont assorties.

Dans ses recommandations, sur ce deuxième volet, le Haut Conseil juge important d'intégrer l'approche stratégique de la SNBC dans les diverses mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat. Ainsi, pour le secteur du bâtiment, il faut définir une trajectoire d'obligation de rénovation cohérente avec la trajectoire vers la neutralité carbone contenue dans la SNBC et s'échelonnant jusqu'à 2050, avec des échelles temporelles appropriées.

Pour que les objectifs annoncés soient atteints, le Haut Conseil recommande donc que le Parlement améliore la portée des mesures du texte, y compris celles qui portent sur le pilotage et la conduite de la transition vers le bas carbone. Pour l'affichage environnemental, par exemple, il convient de préciser les critères définissant si une expérimentation s'est conclue avec un bilan favorable ou non. Ainsi, tout est clair : si le bilan est positif, il conviendra de généraliser la mesure. Enfin, après la promulgation de la loi, le Gouvernement devra s'assurer de la compatibilité des décrets d'application avec les budgets carbone de la France et les enjeux de la transition juste.

Dans sa troisième partie, l'avis traite de la qualité de l'étude d'impact. Parce qu'elle analyse une grande partie des articles du projet de loi en se référant à la SNBC, l'étude d'impact va plus loin que l'évaluation du plan de relance ou que les évaluations des précédents projets de loi. Le Haut Conseil note aussi qu'elle porte une attention particulière au secteur du transport, premier émetteur de gaz à effet de serre en France ; qu'elle inclut une évaluation de l'empreinte carbone ; qu'elle fait état des incertitudes en proposant différentes fourchettes. Ce sont autant d'évolutions positives. En revanche, cette étude ne prend pas en compte les budgets carbone de la SNBC : on se place d'emblée à l'horizon 2030, en ne disant rien de ce qui doit se passer dès maintenant. De plus, elle manque de transparence méthodologique et de synthèse, ne discute pas la plus-value stratégique des réformes proposées et n'utilise pas les indicateurs de la SNBC, qui sont pertinents, pour procéder à l'évaluation. Enfin, le texte ne prévoit pas un suivi permettant d'ajuster les dispositifs selon leur effet au fil du temps.

Le Haut Conseil recommande donc de mettre à jour l'étude d'impact une fois la loi promulguée afin de guider la préparation des décrets d'application. Il propose plusieurs pistes pour améliorer sa qualité. Pour la quantification des impacts des émissions, nous recommandons d'expliciter de manière systématique les hypothèses et les méthodes retenues ainsi que la source des données utilisées ; de préciser l'effet attendu non seulement à l'horizon 2030 mais sur les budgets carbone intermédiaires ; de discuter qualitativement l'impact, « significatif mais indirect », ou « catalyseur et accélérateur » lorsqu'une évaluation quantifiée apparaît difficile. L'étude actuelle utilise ce langage mais ne décrit pas, ou très peu, en quoi chaque article est un accélérateur et un catalyseur ni quelle sera l'ampleur de l'impact attendu.

Concernant la contribution du texte aux orientations de la SNBC, le Haut Conseil recommande de discuter la plus-value stratégique des mesures proposées par rapport à l'existant et aux tendances récentes, et de spécifier quelle est leur contribution à la SNBC pour chaque orientation sectorielle et transversale. Pour l'instant, l'étude d'impact se limite à indiquer que « cet article contribue à telle orientation de la SNBC », mais ne donne guère d'informations ni sur ce que l'on attend de cette contribution, ni sur son ampleur, ni si elle permet d'atteindre l'ensemble de cette orientation.

Dans le dernier volet de l'avis, qui porte sur le parcours du projet de loi, le Haut Conseil formule plusieurs recommandations. Il avait déjà publié un rapport en 2019, à la demande du Gouvernement, sur les méthodes d'évaluation des lois au regard du climat. Ces recommandations sont suivies pour partie, mais de gros manques demeurent, ce qui peut être rectifié au cours de la phase parlementaire. Ainsi recommandons-nous de signaler l'impact supposé des amendements quant à l'objectif de neutralité carbone. Il faudra aussi, comme je l'ai déjà dit, une fois la loi promulguée, mettre l'étude d'impact à jour : c'est très important pour guider la préparation des décrets d'application. Nous préconisons encore de prévoir dans le texte un dispositif de suivi et d'évaluation ex post, et de préciser les indicateurs de suivi et les dates d'évaluation. Nous recommandons enfin de renforcer le pilotage de la stratégie nationale vers la neutralité carbone, en prévoyant un pilotage trimestriel assorti d'un point annuel sur les progrès d'ensemble réalisés.

Je conclurai par quelques mots sur le Haut Conseil pour le climat. Vous serez d'accord avec moi, je l'espère, pour dire qu'en ses deux années d'existence il a démontré la rigueur de ses travaux, son utilité et sa capacité à s'inscrire de façon pertinente dans le débat public. On le voit avec l'avis publié hier et aussi, par exemple, avec notre rapport spécial consacré aux enseignements à tirer de la crise sanitaire et aux suites à lui donner pour atteindre nos objectifs tendant à la neutralité carbone, en faisant en sorte que le plan France relance soit le plus cohérent possible avec cet objectif.

Atteindre la neutralité carbone sera un parcours long et difficile. L'évaluation des lois au regard du climat est un enjeu récurrent qui demande de plus en plus de soutien. Le Haut Conseil pour le climat pourrait avoir un statut plus affirmé pour sceller ses missions d'évaluation de la stratégie d'ensemble du Gouvernement en matière de climat et formuler des propositions détaillées beaucoup plus en amont des discussions, afin d'enrichir véritablement les débats au lieu d'arriver à la onzième heure avec des propositions moins utiles qu'elles pourraient l'être. Cela demande bien sûr de renforcer ses moyens et son statut. Le projet de loi pourrait être le véhicule établissant le Haut Conseil pour le climat comme autorité administrative indépendante, pour pérenniser son existence, lui conférer un statut protecteur plus proche de ce qui vaut au Royaume-Uni et confirmer l'avance de la France en termes de gouvernance dans l'Union européenne. Je vous invite à réfléchir à cette suggestion en même temps qu'au contenu des articles du texte et à son évaluation ex post.

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