Intervention de Bernard Stirn

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 11h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Bernard Stirn, membre de l'Institut et de l'Académie des sciences morales et politiques, ancien président de la section du contentieux du Conseil d'État :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c'est un grand honneur pour moi d'être auditionné par votre commission, d'autant que je suis le premier à ouvrir le cycle des auditions. J'espère pouvoir vous apporter des éléments d'information utiles. Atteint par la limite d'âge, j'ai quitté le Conseil d'État au mois d'août dernier et je n'ai donc pas participé à l'examen de ce projet de loi. Mais je pourrai vous faire part de mon expérience de président de la section du contentieux relative aux débats sur la laïcité que le Conseil d'État a été amené à trancher.

Je rappellerai d'abord quelques acquis de l'histoire, indispensables à la bonne compréhension du droit tel qu'il est aujourd'hui manié par les différentes juridictions et élaboré par le législateur. J'évoquerai ensuite les évolutions de la société qui ont conduit le Conseil d'État, comme l'ensemble des juges français et européens, à renouveler en partie leur approche, en dialogue avec le législateur puisque, au-delà de la jurisprudence, la loi a évolué, avant même le projet de loi que vous examinez.

Pour cette première audition, je rappellerai que notre droit repose sur un socle qui s'est progressivement constitué en trois temps principaux : l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme, le Concordat de 1801 et la loi de 1905, qui restent les trois piliers de l'encadrement juridique de la laïcité.

Reprenons l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». En le relisant, on pourrait se dire : arrêtons-nous là, on ne saurait mieux ni plus fortement dire. Tout notre propos repose sur le socle de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme. Les membres de l'Assemblée constituante avaient déjà bien perçu la dialectique entre la liberté religieuse et l'ordre public établi par la loi.

Le Concordat de 1801 entre Bonaparte et le pape Pie VII commence à organiser les rapports entre l'Église catholique et l'État. Ce concordat conclu avec l'Église catholique sera rapidement étendu, par décision unilatérale du Gouvernement, aux deux autres religions alors présentes en France, le culte protestant et le culte israélite. Rappelons qu'il reste en vigueur dans les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle. Le Conseil constitutionnel l'a confirmé et un principe fondamental a même été reconnu par les lois de la République. Il y a donc plusieurs manières de décliner la laïcité dans la France d'aujourd'hui, en métropole et dans certaines collectivités d'outre-mer dont le régime est proche de celui du Concordat. Le Conseil constitutionnel a notamment confirmé le maintien en vigueur, en Guyane, de l'ordonnance de Charles X.

La troisième étape est la loi de 1905, dont je rappelle les deux premiers articles. Article 1er : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ». Article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Tout est dit.

J'ajouterai deux citations de vos prédécesseurs pour éclairer ces textes. Dans un discours prononcé en décembre 1789, quelques mois après l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme, le député Stanislas de Clermont-Tonnerre déclarait à l'Assemblée constituante : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et accorder tout aux Juifs comme individus ». L'universalisme de la Déclaration des droits de l'homme est ici magnifiquement exprimé. Par ailleurs, dans son discours de présentation de la loi devant la Chambre en mars 1905, Aristide Briand a déclaré que, grâce à l'article 1er de la loi de séparation « placé en vedette de la réforme, le juge saura dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés » et que « toutes les fois que l'intérêt de l'ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou dans le doute sur leur exacte application, c'est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur ».

Cette phrase a eu rapidement un écho en matière de jurisprudence puisque, dans un arrêt Abbé Olivier, rendu en février 1909, le Conseil d'État a fait la première grande application de la loi de 1905. L'abbé Olivier avait contesté un arrêté du maire de Sens, qui avait cru pouvoir s'appuyer sur la loi de 1905 pour lui interdire d'accompagner, en costume ecclésiastique, un convoi funéraire du domicile du défunt à l'église. Le Conseil d'État a annulé cette décision du maire de Sens. Dans son arrêt, il fait remarquablement écho aux propos d'Aristide Briand, puisqu'il dit : « l'intention manifeste du législateur a été de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n'y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l'ordre ». Là encore, le socle juridique est parfaitement exprimé.

J'en viens aux évolutions actuelles. L'application de la loi de 1905 donna lieu à des tensions, comme le montre une jurisprudence assez riche, dont celle de l'arrêt Abbé Olivier et plusieurs autres, mais après la Première Guerre mondiale et le rétablissement par Édouard Herriot des relations entre la France et le Vatican, la situation fut totalement apaisée jusqu'à la fin des années 1980. De 1920 à 1989, pendant près de soixante-dix ans, on ne note pas de résurgences juridiques ou de débats contentieux sur l'application de la loi de 1905. Puis, ceux-ci sont réapparus.

Dans son étude de 2018, « Être un citoyen aujourd'hui », le Conseil d'État écrivait : « Après plusieurs décennies d'apaisement, les questions religieuses ont fait leur retour dans le débat public en raison des évolutions sociologiques et de l'apparition de nouveaux fondamentalismes. Les espaces publics, l'école, les services publics, mais aussi parfois les entreprises, sont parcourus de nouvelles tensions qui sont autant de remises en cause, involontaires ou délibérées, des règles de la laïcité ». Ces tensions se sont manifestées dans trois grands secteurs : le service public, les collectivités publiques et l'espace public.

Le service public est le lieu de départ des nouvelles tensions juridiques, marquées par l'avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989 sur le foulard islamique. À l'époque, on se trouve dans une grande incertitude juridique. Aucun texte, aucune loi n'a abordé la question des signes religieux à l'école. Saisi pour avis par le Gouvernement, le Conseil d'État souligne qu'en l'absence de texte, la liberté religieuse des usagers du service public doit avoir ses limites et qu'ils ne doivent pas accomplir des « actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande ». Ils ne doivent pas non plus avoir un comportement de caractère « ostentatoire ou revendicatif ». C'est la première pierre de cette nouvelle construction. Des signes religieux, dès lors qu'ils ne sont pas ostentatoires et n'ont pas un caractère de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, peuvent donc être admis.

Quelques années plus tard, en 1992, David Kessler, et c'est une manière de rendre hommage à mon collègue décédé il y a quelques mois, commentant les conclusions d'un arrêt rendu par le Conseil d'État dans le cadre nouveau de l'avis de 1989, précise : « L'enseignement est laïque, non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois, mais au contraire, parce qu'il les tolère toutes ».

Cela a été la première occasion d'un dialogue avec le législateur, puisqu'après l'avis de 1989, est intervenue la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux à l'école, qui interdit les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse. En restant sur la ligne de l'avis de 1989, on déplace légèrement le curseur, en passant de l'ostentatoire à l'ostensible. On observe une nuance, mais pas de changement de cap. La loi de 2004 a été jugée conforme à la Convention européenne des droits de l'homme par la Cour européenne des droits de l'homme. Elle s'applique dans un contexte très apaisé, sous forme d'un dialogue avec l'élève, et ne donne lieu qu'à très peu de mesures d'exclusion. La question du foulard à l'école a été réglée dans le cadre qui, en l'absence de loi, commence à être fixé en 1989, et est conforté par le législateur, en 2004.

La situation des agents du service public est différente. Ils ne doivent manifester aucune appartenance religieuse. Le Conseil d'État rappelle dans une décision de 2000 que : « Le principe de laïcité fait obstacle à ce que les agents publics disposent, dans le cadre du service public, du droit de manifester leurs croyances religieuses ». Cette règle est partagée par la Cour européenne des droits de l'homme.

Le cadre du service public est donc bien déterminé et n'est plus guère source de difficulté, ce qui, dans le projet de loi, permet d'examiner sans difficulté les dispositions prolongeant les règles relatives aux délégataires et concessionnaires de service public.

Le deuxième grand secteur est celui des collectivités publiques, qui a donné lieu à de nombreux débats.

Dans sa plus haute formation, soit l'assemblée du contentieux, le Conseil d'État a rendu, le 19 juillet 2011, quatre décisions de principe concernant les liens entre les collectivités territoriales et les cultes, sur fond de renaissance des tensions. Pour éclairer le tableau, le Conseil d'État a choisi de juger le même jour deux affaires intéressant la religion catholique et deux affaires intéressant le culte musulman. Des collectivités territoriales avaient restauré un orgue dans une église de campagne, à Trélazé, aménagé un ascenseur donnant accès à la basilique de Fourvière, à Lyon, ouvert les abattoirs municipaux pour l'abattage rituel, au Mans, et mis un terrain à la disposition de la communauté musulmane pour construire une mosquée, à Montreuil. Dans ces quatre affaires, le Conseil d'État a jugé légale l'intervention des collectivités locales, sans méconnaissance de la loi de 1905, dès lors qu'elles avaient agi dans l'intérêt public local. L'intérêt public local justifiait en effet la restauration de l'orgue aussi bien que l'ouverture de l'abattoir municipal, sans manifestation de favoritisme à l'égard d'un culte.

Après ces arrêts de principe, sont apparus quantité d'événements révélateurs de la sensibilité de la question. On n'avait plus vu cela depuis les années précédant la Première guerre mondiale. Je rappellerai les principaux épisodes que certains d'entre vous ont peut-être vécus dans leur circonscription.

S'agissant de la présence de crèches de Noël dans les bâtiments publics et dans l'espace public, sujet difficile parce que non traité non plus par les textes, le Conseil d'État s'est prononcé, le 9 novembre 2016, sur les affaires Commune de Melun et Département de la Vendée, dans lesquelles deux cours administratives d'appel avaient statué en sens contraire. Le Conseil d'État a retenu la double signification de la crèche, l'une, religieuse, de l'iconographie chrétienne, et une autre, détachée en partie de la religion. Il en a déduit, ce qui était une création prétorienne, une distinction entre les bâtiments publics et l'espace public. En principe, on ne peut pas installer de crèche dans les bâtiments publics, sièges de services publics, mais il peut y avoir des exceptions, notamment lorsque les traditions locales l'ont instauré. Dans l'espace public, des crèches peuvent être aménagées par les collectivités publiques, à condition qu'il n'y ait pas de caractère revendicatif ou de volonté de favoriser la religion catholique.

Après les crèches, la statue du pape Jean Paul II et sa croix, à Ploërmel, ont défrayé la chronique. Cette commune bretonne avait installé dans l'espace public la statue du pape, ce qui n'aurait pas posé de problème si elle n'avait été surmontée d'une grande croix, ce qui entrait dans le champ des dispositions de la loi de 1905.

En 2020, il y eut l'affaire plus anecdotique du blason de la commune de Moëslains, en Haute-Marne, qui comportait deux crosses épiscopales, en référence à deux évêques qui avaient joué un rôle important dans son histoire. Là encore, le Conseil d'État s'est fondé sur la tradition historique pour juger que, dans ce contexte, le blason communal n'était pas contraire aux règles de laïcité.

Tout récemment, statuant, le 11 décembre, sur une requête de la commune de Chalon-sur-Saône, le Conseil d'État a jugé que le principe de laïcité n'entraîne pour les communes ni obligation ni interdiction de proposer aux élèves des menus de substitution leur permettant de s'alimenter dans le respect de leurs convictions religieuses.

On le voit bien, les débats subsistent pour les collectivités publiques. Mais la question de l'espace public est sans doute la plus délicate, celle où les solutions sont encore le plus en construction. Du service public aux collectivités publiques puis à l'espace public, les difficultés vont croissant. Pour le service public, le cadre est assez bien défini, pour les collectivités publiques, la jurisprudence est relativement nourrie et le cadre relativement apaisé, mais pour l'espace public, il reste des interrogations.

Il y eut d'abord la question de la dissimulation du visage, pour laquelle le législateur a pris la main par la loi du 11 octobre 2010, dont l'article 1er dispose : « Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. ». Cette loi très discutée a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et, ce qui était un peu plus incertain, à la Convention européenne des droits de l'homme par la Cour européenne des droits de l'homme, qui a d'ailleurs pris une position identique pour une loi belge similaire.

Il y eut, à l'été 2016, l'épisode du burkini, et les décisions rendues en référé par le Conseil d'État le 26 août 2016. C'était d'ailleurs la première fois que le Conseil d'État faisait usage de la possibilité que, fort opportunément, la loi lui avait donnée, en avril 2016, de siéger en référé non pas en juge unique mais en formation de trois juges. L'affaire du burkini qui avait enflammé le pays a trouvé sa conclusion dans les décisions du Conseil d'État, s'inscrivant dans la droite ligne de l'arrêt Abbé Olivier de 1909. Depuis 2016, nous n'avons assisté à aucun rebondissement en la matière.

Se pose aujourd'hui la question des signes religieux sur les lieux de travail. Nous commençons à observer des débuts d'encadrement par des arrêts prudents, notamment dans l'espace européen, de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans la loi du 8 août 2016, le législateur a également indiqué que le règlement intérieur de l'entreprise peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées et proportionnées. C'est bien sur le caractère justifié et proportionné qu'insiste la jurisprudence européenne. Ce sont des sujets délicats et moins juridiquement bordés que les précédentes rubriques.

J'ai ainsi rappelé ce dont j'ai été le témoin, ces dernières années, au Conseil d'État, en étant attentif à l'attitude des cours européennes et à l'application des lois les plus récentes. Ce contexte me semble important pour alimenter votre réflexion sur le projet de loi dont vous abordez l'examen.

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