Mesdames et messieurs les députés, je grouperai vos nombreuses interrogations sous trois grandes rubriques : la place et le rôle de la loi, les particularités de la religion musulmane – comment traiter une religion présentant des caractéristiques propres ? – et enfin, le respect des normes supérieures par la loi, c'est-à-dire les questions de conventionalité et de constitutionnalité. Bien sûr, ce sont les leçons de mon expérience, plus que mon sentiment de citoyen, qui pourront vous éclairer.
Plus optimiste que certains d'entre vous, je crois, quant à moi, qu'il y a une place pour la loi, et qu'elle peut être un facteur d'apaisement et non d'accroissement des tensions. Mais une loi ne peut pas tout régler, c'est la première leçon de l'expérience de tout juge. Quelle que soit sa qualité, il existe toujours des cas particuliers que le législateur n'a pas pu prévoir et il n'a pas vocation à le faire. Il faut laisser place à une certaine souplesse et à la jurisprudence. Portalis le disait déjà dans le Discours préliminaire sur le projet de code civil, la loi ne doit pas viser l'exhaustivité – ce ne serait pas sain. Il est bon de laisser la place au débat devant les différentes juridictions. Mais il y a tout de même une place pour la loi, parce qu'il est important que le législateur exprime, au nom du pays, certaines valeurs. Dans les années récentes, les interventions de la loi ont d'ailleurs été bénéfiques. Ainsi, la loi de 2004 sur les signes religieux à l'école a apaisé considérablement le débat. Après mûre réflexion et la prise en compte de ce qu'avait dit le Conseil d'État en 1989, la loi a redéfini un cadre et contribué à l'apaisement. De même, s'agissant de la dissimulation du visage dans l'espace public, le débat est devenu moins vif qu'en 2010.
Je suis donc convaincu qu'il y a une place pour la loi. Bien sûr, elle doit être préparée, mûrement réfléchie – vos travaux permettent de l'assurer. Il me semble que le droit est un facteur d'apaisement des tensions de société. Au nom de la souveraineté nationale, le législateur doit orienter les boussoles. Je ne vois pas de difficulté, au contraire, à ce que la loi joue pleinement son rôle, sans aller jusqu'à un niveau de détail qui ne relève pas du législateur et qui serait vain au regard du grand nombre de cas particuliers.
S'agissant des pratiques extrêmes de la religion musulmane qui peuvent rendre difficile son insertion dans les principes républicains, il ne faut pas non plus exagérer les difficultés. En effet, ce n'est pas la religion musulmane qui pose problème, mais l'extrémisme islamique. La plupart des musulmans vivant en France souhaitent vivre dans le cadre de la République et font tout pour cela. Seul est visé l'islamisme radical en rupture avec les principes républicains, et non la religion musulmane en tant que telle.
Cela étant, même dans ses aspects pacifiques et les plus intégrateurs, la religion musulmane a plus de difficulté à dialoguer avec l'autorité publique que les autres cultes. Son problème de représentation n'est cependant pas insoluble. Les leçons de l'histoire sont, à cet égard, encourageantes. Le Concordat en 1801 avec le pape ou la loi de 1905 visait la religion catholique et une intransigeance de sa pratique. Mais Bonaparte a su étendre les principes de ce concordat aux cultes protestant et israélite. Je ne suis pas certain qu'en 1801, il était facile d'avoir un interlocuteur unique, représentatif du culte israélite Le Gouvernement du Consulat leur a mis le marché en main en leur expliquant que les croyants auraient un régime inspiré du concordat, avec les avantages qui en découlent, s'ils avaient une représentation avec laquelle le Gouvernement pourrait dialoguer. En relisant les débats parlementaires, on s'aperçoit que la force d'Aristide Briand et de Jean Jaurès a été de savoir s'adresser à la majorité des catholiques qui souhaitaient pratiquer leur religion dans le cadre nouveau de la République. C'est ce que la loi de 1905 a su faire.
Je ne crois pas qu'il faille nommer l'islam dans la loi, au risque d'introduire une rupture. En effet, aucune des lois précédentes n'a nommé de religion. Les particularités de la religion catholique étaient fortement présentes à l'esprit mais elle n'a pas été nommée – pas plus qu'une autre. L'islam peut figurer dans l'exposé des motifs qui explicite les raisons pour lesquelles le Gouvernement souhaite une intervention du Parlement, mais pas dans le corps de la loi. Cela me paraît d'une sage prudence dans la mesure où, à ma connaissance, jamais le législateur ne l'a fait pour aucune religion.
La constitutionnalité et la conventionalité sont des questions difficiles. Dans son avis, le Conseil d'État montre qu'il a eu des interrogations d'ordre constitutionnel ou conventionnel. Mais le Gouvernement a suivi ses recommandations pour y répondre et le présent projet de loi tient compte des observations formulées, ce qui est plutôt rassurant.
La liberté d'association, notamment cultuelle, et la liberté de l'enseignement sont au cœur des préoccupations constitutionnelles. C'est d'ailleurs sur ces deux points que le Gouvernement, après avis du Conseil d'État, a le plus modifié le projet de loi initial. Il revient à l'Assemblée nationale de trouver le juste équilibre. Cela ne vous surprendra pas, j'ai le sentiment que les ajustements mettant en œuvre les recommandations du Conseil d'État apaisent les inquiétudes constitutionnelles, mais il y a place pour le débat.
Il est heureux que le Parlement reprenne la main sur le régime juridique des associations cultuelles. Il est circonstanciel et lié au refus initial de l'Église catholique du cadre de la loi de 1905 et au compromis trouvé en 1907. Le système fonctionne bien, depuis 1905, pour le culte israélite et les cultes protestants, depuis 1907 pour le culte catholique, mais il est inopérant pour le culte musulman. S'il y a un besoin de loi, c'est bien sur ce sujet ! Le système des associations mixtes, qui font du cultuel et autre chose, imaginé au tout début du XXe siècle dans le contexte de tensions entre l'Église catholique et la jeune République, a ouvert la voie à des abus de certaines associations « musulmanes » et doit être corrigé. C'est ce qu'essaie de faire le projet de loi, de manière aussi fine et équilibrée que possible, sans mettre en cause la liberté cultuelle mais en évitant la brèche ouverte par le régime purement historique des associations mixtes dans laquelle des pratiques critiquables s'étaient engouffrées. Après avoir été remaniés par le Gouvernement après avis du Conseil d'État, ces articles importants et délicats présentent un certain équilibre mais ils doivent être affinés.
Sur l'enseignement, autre sujet délicat, le Conseil d'État a émis un très long avis. Je reprendrai le point 60 : « Le Conseil d'État constate que, sur cette question de l'instruction des enfants au sein de la famille, le droit et la pratique des États européens diffèrent, l'instruction à domicile étant, par exemple, autorisée au Royaume-Uni, en Irlande, en Autriche, en Belgique, en Italie, mais interdite ou très strictement encadrée en Allemagne, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suède et en Espagne ». Suit une analyse de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui fait une large place à la marge nationale d'appréciation. Je retiens qu'un large espace d'appréciation est ouvert au législateur. À défaut de consensus européen, il n'y a pas de contrainte européenne forte, mais le principe constitutionnel de liberté de l'enseignement doit être combiné avec le principe constitutionnel de respect de la laïcité. Le Gouvernement a sensiblement modifié le projet de loi après les débats devant le Conseil d'État. Des observations ont été faites également sur l'intérêt supérieur de l'enfant, boussole conventionnelle qui procède de la convention internationale des droits de l'enfant des Nations unies et principe constitutionnel. En effet, le Conseil constitutionnel a jugé que l'intérêt supérieur de l'enfant, reconnu par la convention de New York, était aussi un principe de valeur constitutionnelle. Le texte, fortement amendé après examen par le Conseil d'État, est-il totalement équilibré ? Je ne m'avancerai pas personnellement. En tout cas, il a été fortement rééquilibré. Je ne doute pas que le sujet soit très important pour votre commission, l'Assemblée nationale et le Parlement tout entier.
La troisième rubrique concerne internet, la haine en ligne, les moyens d'y remédier, l'anonymat, la protection des agents publics. Sur tous ces points, les débats sont gigantesques. J'étais, non plus à la section du contentieux, mais à la section de l'intérieur lorsque nous avons eu des débats intéressants avec Mme Avia au sujet de sa proposition de loi, avant qu'ils se poursuivent devant le Parlement, puis donnent lieu à l'intervention du Conseil constitutionnel. En la matière, il y a un besoin de loi. Il faut que le législateur intervienne. Il y a un espace pour la loi, dont le Conseil constitutionnel a précisé les contours, peut-être avec une certaine sévérité, mais sans l'avoir réduit à néant. Le président Fabius s'est d'ailleurs exprimé à plusieurs reprises sur ce point après la décision du Conseil constitutionnel. Il est heureux que le Parlement reprenne la main. Ce n'est pas facile, nous l'avons constaté lorsque le Conseil d'État discutait avec Mme Avia, puis avec la décision du Conseil constitutionnel. Nous le constatons plus encore dans le cadre européen car, pour être effectif, le droit doit être européen. La Commission européenne – et c'est très positif – prépare des textes qui pourront, enfin, imposer des contraintes effectives aux grands opérateurs de réseau internet. L'échelle européenne est la bonne, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas place pour le législateur national, notamment pour la protection des agents publics et de tous ceux qui sont investis d'une forme d'autorité publique.