Intervention de Bernard Stirn

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 11h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Bernard Stirn, membre de l'Institut et de l'Académie des sciences morales et politiques, ancien président de la section du contentieux du Conseil d'État :

La loi de 1901 ne prévoyait qu'une dissolution judiciaire. Une dissolution administrative a été instaurée en 1936 dans le contexte des ligues d'extrême droite. Le nombre de cas de dissolutions administratives s'est progressivement accru. En regardant la loi, on a l'impression de relire l'histoire de France de 1936 à 2020, puisque, au fil du temps, les cas de dissolution par décret pris en Conseil des ministres se sont ajoutés. Le projet de loi prévoit la remise en ordre et la modernisation de la sédimentation opérée de 1936 à aujourd'hui – le vocabulaire est parfois désuet. Le texte recodifie le code de la sécurité intérieure, ce qui est très positif.

La dissolution administrative présente des avantages. Elle est plus rapide que la dissolution judiciaire, qui peut être prononcée pour les mêmes motifs mais qui peut faire l'objet d'une demande d'appel et d'un pourvoi en cassation. La dissolution administrative relève, quant à elle, d'un décret motivé en Conseil des ministres, soumis au contrôle du Conseil d'État. Cette procédure donne d'ailleurs lieu à une importante jurisprudence, car celui-ci est très exigeant sur la pertinence des motifs de dissolution. Un décret de dissolution ne doit donc pas susciter d'inquiétudes de principe sur une menace des libertés.

La nouveauté, c'est que le comportement des dirigeants pourrait servir de fondement à une dissolution. Mais je ne crois pas qu'une telle mesure se heurte au principe de l'obligation d'individualisation des peines, qui est d'exigence non seulement conventionnelle, celle de la convention de Genève, mais aussi constitutionnelle de la Déclaration des droits de l'homme. Le Conseil constitutionnel y veille. Comme l'a souligné le Conseil d'État dans son avis, il faudra être très attentif à la rédaction de la loi. On se situe, non pas dans le domaine pénal mais dans le cadre d'une mesure administrative, donc hors du champ de l'individualisation des peines au sens du droit pénal. Mais même pour une mesure de police administrative, il faut pouvoir saisir, au travers du comportement des dirigeants, l'association elle-même. Le texte vise à se donner des moyens de ne pas être exagérément naïf. Il faut faire en sorte qu'on ne puisse pas dire : ce n'est pas moi, association, c'est mon président. Cela ne me semble pas illégitime.

Mon expérience des questions de polygamie au Conseil d'État porte sur le refus du Gouvernement d'envisager l'acquisition de la nationalité française pour un étranger polygame. La polygamie est un motif légitime de refus fréquent, régulièrement soumis à la section de l'intérieur. La situation de l'étranger polygame est facilement identifiable. C'est un étranger dont le pays autorise la polygamie. Dans l'instruction des dossiers de nationalité, le ministère de l'intérieur a l'habitude de vérifier la polygamie. Cela pourrait parfaitement se faire pour d'autres types de décisions administratives, pour les titres de séjour. Il ne s'agit pas, pour autant, d'entrer dans le secret des foyers. En outre, le regroupement familial polygamique, c'est-à-dire l'entrée de plusieurs épouses au titre du regroupement familial, est d'ores et déjà impossible. Je ne crois donc pas que le terrain soit délicat.

S'agissant du contrat d'engagement républicain, le mot contrat peut en effet surprendre et n'est pas strictement conforme au sens du code civil. Mais nous utilisons déjà le terme au-delà du sens juridique. Dans l'administration elle-même, beaucoup de contrats sont passés. Un service de l'État qui a un projet d'innovation peut contracter avec la direction du budget pour qu'elle s'engage à accompagner chaque année financièrement l'évolution envisagée. C'est un mode de réforme administrative. Il m'arrive de dire aux étudiants qu'ils peuvent passer des contrats avec eux-mêmes. Ils peuvent par exemple décider de s'accorder une pause-café après avoir terminé leurs exercices. Bref, le mot contrat est déjà employé de manière non étroitement juridique, comme une dynamique positive.

Concernant les conditions d'accès aux piscines, c'est exactement ce qui est visé. La loi peut donner des armes aux collectivités territoriales. La commune pourra exiger d'une association sportive souhaitant avoir accès à la piscine municipale qu'elle ne fasse pas de discrimination contraire aux principes républicains entre les hommes et les femmes. Elle pourra faire savoir que, pour accéder aux équipements publics, il faut s'engager par « contrat » à respecter les principes républicains, et donc à ne pas faire de discrimination entre les garçons et les filles. Il y aura une base juridique. Si le mot « contrat » ne traduit pas la réalité contractuelle au sens du code civil, on peut le prendre dans un sens plus large – ou le changer. En tout cas, le sens juridique est tout à fait établi.

La liberté de l'enseignement et le droit à l'éducation sont deux principes de valeur constitutionnelle. C'est sûrement un des points sur lesquels le projet de loi fera l'objet de discussions. Le Conseil d'État a considéré que la première mouture allait exagérément loin, au risque de rencontrer des obstacles constitutionnels. Le texte qui vous est présenté atteint-il le bon équilibre pour resserrer la pratique, qui doit être exceptionnelle, de l'enseignement dans la famille ? Il revient au Parlement de le mesurer.

En matière d'équilibre entre école privée et école publique, nous avons connu des étapes successives. La loi Debré de 1959 et les contrats d'association étaient une grande nouveauté. La IIIe République a vécu selon le vieil adage : « À école publique, fonds publics, à école privée, fonds privés », jusqu'à la IVème République et la loi Baranger, et surtout le système actuel des lois Debré. Chercher à changer l'équation de la loi Debré, c'est prendre le risque de grands problèmes constitutionnels. Souvenez-vous de l'échec, devant le Conseil constitutionnel, de la révision de la loi Falloux ! En 1985, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l'éducation nationale, est revenu au système de la loi Debré pour mettre fin à la grande querelle de l'enseignement déclenchée par le projet de loi Savary visant à la création d'un grand service public unifié et laïc de l'éducation nationale, qui avait donné lieu à des manifestations en 1984. L'équilibre est très délicat et il ne faut y toucher qu'en tremblant. Il est frappant de voir qu'en 1985, le Gouvernement de Laurent Fabius et Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'éducation nationale, après les débats de 1982 à 1984, en soient revenus au système de la loi Debré, qu'ils ont simplement adaptée à la décentralisation et aux compétences nouvelles des communes, des départements et des régions en matière d'éducation. Cela doit inciter à une certaine prudence.

Le Conseil constitutionnel a bien sûr reconnu la laïcité comme principe constitutionnel. Il en a donné une formule très intéressante dans sa décision du 19 novembre 2004 que je cite de mémoire : « en vertu du principe constitutionnel de laïcité, nul ne peut se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». C'est ce qui définit aujourd'hui le principe constitutionnel de laïcité.

Le même Conseil constitutionnel a érigé, en 1994, la dignité de la personne humaine en principe de valeur constitutionnelle. C'est une boussole qui pourra vous être utile dans vos travaux. Une partie du projet de loi repose précisément sur le principe de dignité. On a peut-être moins évoqué ces aspects, comme les certificats de virginité. En tout cas, la dignité de la personne humaine est très présente. Cette importante notion peut être un instrument de lutte contre les discriminations.

J'évoquerai un dernier souvenir. Quand le Conseil d'État a jugé légale, en 2014, l'interdiction des spectacles de Dieudonné, l'ordonnance de référé mentionnait bien que les propos antisémites qui s'y trouvaient portaient atteinte à la dignité de la personne humaine. Ce principe constitutionnel, qui peut avoir beaucoup de ramifications, est de premier ordre pour poser des barrières face à toutes les formes de discrimination.

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