Intervention de Jean Baubérot

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 14h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE :

C'est en tant qu'historien que j'interviens aujourd'hui. Si le projet de loi est adopté, la loi qui en sera issue sera historique car elle modifiera les grandes lois de la République : la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; la loi de 1901 sur les associations ; les lois de 1882 et de 1886 qui ont laïcisé l'école publique en maintenant la liberté de l'enseignement – contrairement au mythe de l'école laïque, gratuite et obligatoire ; la loi de 1905, dont le Conseil d'État écrit dans son avis qu'elle constitue la clé de voûte de la laïcité.

Il convient donc de se saisir de ce projet de loi, dont l'objet va bien au-delà de la lutte contre le radicalisme islamique, pour revenir sur les lois précédentes – des réussites historiques –, comparer les contextes – c'est toujours pour répondre à une situation de crise qu'une loi est votée – et, de manière plus spéculative, réfléchir à la façon dont il sera jugé et au sort qui sera le sien dans la mémoire collective.

La presse s'est étonnée, certains organes se sont même indignés, que moins de 10 % des associations musulmanes ayant des activités cultuelles soient sous le régime de la loi de 1905. Sans doute fallait-il préciser que les deux tiers des associations 1905 sont des associations protestantes. Cette incongruité, dans un pays où le protestantisme est minoritaire, vient de ce que le pape a interdit aux catholiques de former des associations cultuelles en 1905, et qu'il n'a pas davantage accepté qu'ils donnent aux associations relevant de la loi de 1901 un objet cultuel. Cette possibilité, offerte par la loi du 2 janvier 1907, avait pour but de rendre l'Église catholique « légale malgré elle » pour citer Aristide Briand.

Malgré les refus successifs de Pie X, la République a maintenu ces lois et dans sa démarche anticléricale, anticatholique et hostile à toute accommodation, a remporté une victoire : alors que la France était au bord de la guerre civile en 1904, la séparation était effective et pacifiée dès 1908-1909. En 1914, l'Union sacrée sera possible même si, juridiquement, le problème du catholicisme n'était pas réglé. Les premières associations cultuelles catholiques ne verront le jour qu'en 1923, sous le statut d'association diocésaine, que le Conseil d'État déclarera conforme aux dispositions de la loi de 1905. Le nouveau projet de loi s'appliquera-t-il au catholicisme ? Si cela ne devait pas être le cas, les différences de statut avec le protestantisme ou le judaïsme, qui, eux, ont formé des associations cultuelles, s'accentueraient encore.

Cette loi sera-t-elle efficace et démocratique ? Je suis plutôt d'accord avec le Conseil d'État : des pans entiers du texte ne posent pas de problème ; d'autres présentent un certain nombre de risques que je m'attacherai ici à décrire, les modifications apportées au texte n'étant pas de nature, hélas, à apaiser les inquiétudes exprimées dans l'avis du 9 décembre.

Ce texte, qui modifie en bien des points la loi de 1905, ressemble, sous certains aspects, au projet de loi déposé fin 1904 par Émile Combes, qui fut rejeté à la fois par Aristide Briand, l'architecte de la loi de 1905, Georges Clemenceau, qui accusait pourtant Briand d'être socialo-papalin, et les libres penseurs : tous considéraient que ce n'était pas un projet de séparation car il multipliait les contrôles administratifs. Il est d'ailleurs ironique que le titre II du projet de loi ait pour objet de « garantir l'exercice du culte » – un singulier incongru car il désigne l'activité cultuelle alors que le pluriel désigne l'ensemble des religions – : cet objet ne figure pas dans la loi de 1905, où il n'est question que de police des cultes, mais dans le projet, beaucoup plus répressif, d'Émile Combes, qui visait à organiser la police des cultes et à garantir leur libre exercice.

Faire basculer les associations musulmanes du statut de la loi de 1901 au statut de la loi de 1905 me semblait une fort bonne idée et après avoir entendu les discours d'Emmanuel Macron à Mulhouse et aux Mureaux, j'attendais avec une certaine confiance ce projet de loi. La notion de police des cultes contenue dans la loi de 1905 est en effet très vendable auprès des musulmans car on ne peut lui reprocher de viser spécifiquement l'islam, qui était une religion fort peu répandue dans l'hexagone au début du XXe siècle.

Mais encore faudrait-il que le projet de loi les incite à adopter le statut d'association cultuelle. Or, loin de le rendre attractif, il multiplie les contrôles administratifs, comme dans le projet Combes, tout en créant une insécurité juridique. Conformément à l'avis du Conseil d'État, on est passé d'une autorisation administrative préalable à une déclaration de qualité cultuelle, mais celle-ci sera opposable et renouvelable tous les cinq ans. Le Gouvernement a donc repris d'une main ce qu'il a donné de l'autre.

Le projet de loi va plus loin puisqu'il prévoit que les associations subventionnées ou bénéficiaires de dons éligibles à déduction fiscale, des centaines de milliers en France, devront s'engager, par un contrat d'engagement républicain – le terme de « contrat » a été maintenu contre l'avis du Conseil d'État –, à respecter les principes de liberté, d'égalité, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l'ordre public.

Personne ne peut être contre une telle idée, mais l'enfer n'est-il pas pavé de bonnes intentions ? Parmi les associations concernées figurent celles qui font de la médiation dans les quartiers difficiles, là où la République ne tient pas ses promesses, suscite une certaine méfiance et crée du séparatisme, selon les termes employés par le Président de la République. Il en était fait discrètement mention dans la version initiale, mais cet aspect a disparu du texte final et de son exposé des motifs. Le fait même d'avoir à prendre ce contrat d'engagement républicain fera apparaître les associations comme des béni-oui-oui aux yeux des uns, comme suspectes d'hostilité envers la République aux yeux des autres.

S'agissant du principe de respect de la dignité de la personne humaine, le contrat livre les associations à l'arbitraire administratif. En effet, on peut estimer, avec le Conseil d'État, que ce principe peut faire l'objet d'interprétations « antagonistes », ou du moins divergentes.

Quant à la sauvegarde de l'ordre public, les associations doivent-elles vraiment y concourir alors qu'il existe un dispositif d'État spécifique ? Ne risquent-elles pas d'apparaître comme les supplétifs de la République ? C'est la clause qui me semble la plus dangereuse, d'autant que la notion d'ordre public est devenue plus floue depuis qu'une dimension immatérielle y a été intégrée.

Cette loi risque d'attirer la République vers un sentier où elle pourrait s'égarer, celui d'une religion civile. L'exposé des motifs est éclairant sur ce point, mais je ne peux en faire l'analyse détaillée, faute de temps. Ce danger, identifié depuis la création de la République, a donné lieu à un débat implicite très important sous la Troisième République : Ferry et Briand étaient opposés à une République comme religion civile, Combes se disait favorable à cette conception.

Alors qu'en 1905, la France était confrontée au risque de guerre civile, elle affronte aujourd'hui le terrorisme. Paradoxalement, mais de manière significative, l'institution qui maîtrise le mieux la laïcité issue de la loi de 1905 est l'armée, en première ligne dans le combat contre le terrorisme.

En revanche, l'école maîtrise moins bien la laïcité et ne sera pas davantage incitée à le faire par ce texte qui limite l'instruction donnée par les familles. Jules Ferry, lorsqu'il défendait la liberté d'enseignement, expliquait que l'école laïque avait besoin de la concurrence de l'enseignement à domicile, pour l'émulation pédagogique que cela suscitait et pour ne pas être transformée en institution qui transmettrait la doxa républicaine, une « religion laïque ». C'est le risque que court actuellement l'école.

Je voudrais conclure en insistant sur le danger qui pèse sur les rapports entre la France et un certain nombre de pays démocratiques. D'une part, le sentiment se développe que notre « laïcité » serait unique, et incompréhensible à l'étranger. D'autre part, l'image de la France se dégrade.

Nous devrions travailler sur deux divergences que nous avons avec les autres pays. D'abord, La France est en train de construire une sorte de laïcité à deux étages, tendant à faire des « croyants » les bénéficiaires de la laïcité et réservant la promotion de la laïcité aux personnes « émancipées » de la religion – les agnostiques, les athées. Cette idée implicite est très logiquement récusée par les pays démocratiques, qui comprennent pourtant parfaitement, et même partagent, la laïcité de 1905. Ensuite, la France prend, depuis quelques semaines, en matière de liberté d'expression, une voie qui sera désavouée dans cinquante ou cent ans – je le dis tout net. Il faudrait quand même que nous nous interrogions : pouvons-nous être démocrates à nous tous seuls ?

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.