Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 14h00

Résumé de la réunion

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  • catholique
  • cultuelle
  • laïcité
  • religion

La réunion

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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI CONFORTANT LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

Lundi 21 décembre 2020

La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

La commission spéciale procède à l'audition, en visioconférence, de M. Jean Baubérot, historien et sociologue, professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l'École pratique des Hautes Etudes.

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Chers collègues, nous recevons M. Jean Baubérot, historien et sociologue, professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l'École pratique des Hautes Etudes (EPHE).

Monsieur, vous êtes spécialiste de l'histoire et de la sociologie des religions et auteur de nombreux ouvrages sur la laïcité. Il nous a semblé utile de vous entendre, dans la mesure où vous avez pris part, ces dernières semaines, au débat public sur les enjeux du projet de loi.

Je vous laisse la parole, pour une intervention liminaire de dix à quinze minutes, qui sera suivie par les questions des rapporteurs, puis par celles des membres de la commission.

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

C'est en tant qu'historien que j'interviens aujourd'hui. Si le projet de loi est adopté, la loi qui en sera issue sera historique car elle modifiera les grandes lois de la République : la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; la loi de 1901 sur les associations ; les lois de 1882 et de 1886 qui ont laïcisé l'école publique en maintenant la liberté de l'enseignement – contrairement au mythe de l'école laïque, gratuite et obligatoire ; la loi de 1905, dont le Conseil d'État écrit dans son avis qu'elle constitue la clé de voûte de la laïcité.

Il convient donc de se saisir de ce projet de loi, dont l'objet va bien au-delà de la lutte contre le radicalisme islamique, pour revenir sur les lois précédentes – des réussites historiques –, comparer les contextes – c'est toujours pour répondre à une situation de crise qu'une loi est votée – et, de manière plus spéculative, réfléchir à la façon dont il sera jugé et au sort qui sera le sien dans la mémoire collective.

La presse s'est étonnée, certains organes se sont même indignés, que moins de 10 % des associations musulmanes ayant des activités cultuelles soient sous le régime de la loi de 1905. Sans doute fallait-il préciser que les deux tiers des associations 1905 sont des associations protestantes. Cette incongruité, dans un pays où le protestantisme est minoritaire, vient de ce que le pape a interdit aux catholiques de former des associations cultuelles en 1905, et qu'il n'a pas davantage accepté qu'ils donnent aux associations relevant de la loi de 1901 un objet cultuel. Cette possibilité, offerte par la loi du 2 janvier 1907, avait pour but de rendre l'Église catholique « légale malgré elle » pour citer Aristide Briand.

Malgré les refus successifs de Pie X, la République a maintenu ces lois et dans sa démarche anticléricale, anticatholique et hostile à toute accommodation, a remporté une victoire : alors que la France était au bord de la guerre civile en 1904, la séparation était effective et pacifiée dès 1908-1909. En 1914, l'Union sacrée sera possible même si, juridiquement, le problème du catholicisme n'était pas réglé. Les premières associations cultuelles catholiques ne verront le jour qu'en 1923, sous le statut d'association diocésaine, que le Conseil d'État déclarera conforme aux dispositions de la loi de 1905. Le nouveau projet de loi s'appliquera-t-il au catholicisme ? Si cela ne devait pas être le cas, les différences de statut avec le protestantisme ou le judaïsme, qui, eux, ont formé des associations cultuelles, s'accentueraient encore.

Cette loi sera-t-elle efficace et démocratique ? Je suis plutôt d'accord avec le Conseil d'État : des pans entiers du texte ne posent pas de problème ; d'autres présentent un certain nombre de risques que je m'attacherai ici à décrire, les modifications apportées au texte n'étant pas de nature, hélas, à apaiser les inquiétudes exprimées dans l'avis du 9 décembre.

Ce texte, qui modifie en bien des points la loi de 1905, ressemble, sous certains aspects, au projet de loi déposé fin 1904 par Émile Combes, qui fut rejeté à la fois par Aristide Briand, l'architecte de la loi de 1905, Georges Clemenceau, qui accusait pourtant Briand d'être socialo-papalin, et les libres penseurs : tous considéraient que ce n'était pas un projet de séparation car il multipliait les contrôles administratifs. Il est d'ailleurs ironique que le titre II du projet de loi ait pour objet de « garantir l'exercice du culte » – un singulier incongru car il désigne l'activité cultuelle alors que le pluriel désigne l'ensemble des religions – : cet objet ne figure pas dans la loi de 1905, où il n'est question que de police des cultes, mais dans le projet, beaucoup plus répressif, d'Émile Combes, qui visait à organiser la police des cultes et à garantir leur libre exercice.

Faire basculer les associations musulmanes du statut de la loi de 1901 au statut de la loi de 1905 me semblait une fort bonne idée et après avoir entendu les discours d'Emmanuel Macron à Mulhouse et aux Mureaux, j'attendais avec une certaine confiance ce projet de loi. La notion de police des cultes contenue dans la loi de 1905 est en effet très vendable auprès des musulmans car on ne peut lui reprocher de viser spécifiquement l'islam, qui était une religion fort peu répandue dans l'hexagone au début du XXe siècle.

Mais encore faudrait-il que le projet de loi les incite à adopter le statut d'association cultuelle. Or, loin de le rendre attractif, il multiplie les contrôles administratifs, comme dans le projet Combes, tout en créant une insécurité juridique. Conformément à l'avis du Conseil d'État, on est passé d'une autorisation administrative préalable à une déclaration de qualité cultuelle, mais celle-ci sera opposable et renouvelable tous les cinq ans. Le Gouvernement a donc repris d'une main ce qu'il a donné de l'autre.

Le projet de loi va plus loin puisqu'il prévoit que les associations subventionnées ou bénéficiaires de dons éligibles à déduction fiscale, des centaines de milliers en France, devront s'engager, par un contrat d'engagement républicain – le terme de « contrat » a été maintenu contre l'avis du Conseil d'État –, à respecter les principes de liberté, d'égalité, de fraternité, de respect de la dignité de la personne humaine et de sauvegarde de l'ordre public.

Personne ne peut être contre une telle idée, mais l'enfer n'est-il pas pavé de bonnes intentions ? Parmi les associations concernées figurent celles qui font de la médiation dans les quartiers difficiles, là où la République ne tient pas ses promesses, suscite une certaine méfiance et crée du séparatisme, selon les termes employés par le Président de la République. Il en était fait discrètement mention dans la version initiale, mais cet aspect a disparu du texte final et de son exposé des motifs. Le fait même d'avoir à prendre ce contrat d'engagement républicain fera apparaître les associations comme des béni-oui-oui aux yeux des uns, comme suspectes d'hostilité envers la République aux yeux des autres.

S'agissant du principe de respect de la dignité de la personne humaine, le contrat livre les associations à l'arbitraire administratif. En effet, on peut estimer, avec le Conseil d'État, que ce principe peut faire l'objet d'interprétations « antagonistes », ou du moins divergentes.

Quant à la sauvegarde de l'ordre public, les associations doivent-elles vraiment y concourir alors qu'il existe un dispositif d'État spécifique ? Ne risquent-elles pas d'apparaître comme les supplétifs de la République ? C'est la clause qui me semble la plus dangereuse, d'autant que la notion d'ordre public est devenue plus floue depuis qu'une dimension immatérielle y a été intégrée.

Cette loi risque d'attirer la République vers un sentier où elle pourrait s'égarer, celui d'une religion civile. L'exposé des motifs est éclairant sur ce point, mais je ne peux en faire l'analyse détaillée, faute de temps. Ce danger, identifié depuis la création de la République, a donné lieu à un débat implicite très important sous la Troisième République : Ferry et Briand étaient opposés à une République comme religion civile, Combes se disait favorable à cette conception.

Alors qu'en 1905, la France était confrontée au risque de guerre civile, elle affronte aujourd'hui le terrorisme. Paradoxalement, mais de manière significative, l'institution qui maîtrise le mieux la laïcité issue de la loi de 1905 est l'armée, en première ligne dans le combat contre le terrorisme.

En revanche, l'école maîtrise moins bien la laïcité et ne sera pas davantage incitée à le faire par ce texte qui limite l'instruction donnée par les familles. Jules Ferry, lorsqu'il défendait la liberté d'enseignement, expliquait que l'école laïque avait besoin de la concurrence de l'enseignement à domicile, pour l'émulation pédagogique que cela suscitait et pour ne pas être transformée en institution qui transmettrait la doxa républicaine, une « religion laïque ». C'est le risque que court actuellement l'école.

Je voudrais conclure en insistant sur le danger qui pèse sur les rapports entre la France et un certain nombre de pays démocratiques. D'une part, le sentiment se développe que notre « laïcité » serait unique, et incompréhensible à l'étranger. D'autre part, l'image de la France se dégrade.

Nous devrions travailler sur deux divergences que nous avons avec les autres pays. D'abord, La France est en train de construire une sorte de laïcité à deux étages, tendant à faire des « croyants » les bénéficiaires de la laïcité et réservant la promotion de la laïcité aux personnes « émancipées » de la religion – les agnostiques, les athées. Cette idée implicite est très logiquement récusée par les pays démocratiques, qui comprennent pourtant parfaitement, et même partagent, la laïcité de 1905. Ensuite, la France prend, depuis quelques semaines, en matière de liberté d'expression, une voie qui sera désavouée dans cinquante ou cent ans – je le dis tout net. Il faudrait quand même que nous nous interrogions : pouvons-nous être démocrates à nous tous seuls ?

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Vous venez d'avoir, sur ce projet de loi, des mots plus doux que ceux que la presse a pu rapporter ces derniers jours. Dans Le Monde daté du 14 décembre, vous avez expliqué que « si certaines mesures semblent aller dans le bon sens […], la plupart remettent en cause des libertés fondamentales en démocratie ». Cela constitue une préoccupation majeure pour les parlementaires que nous sommes. Pourriez-vous expliciter ce point de vue, dans la mesure où vous n'avez pas employé cette formulation devant notre commission ?

Vous avez évoqué la loi de 1907, qui tentait de répondre aux tensions entre l'État et l'église catholique. Ce modèle d'associations mixtes – dont l'objet est cultuel et les buts culturels, sociaux, artistiques – a-t-il donné lieu à des abus, à des confusions ? Est-il urgent de les clarifier ?

Enfin, vous considérez que l'institution militaire a réussi à mettre en œuvre une « laïcité intelligente ». Pourriez-vous définir cette expression, sachant que nous avons tous tendance, et les parlementaires n'y échappent pas, à identifier notre vision à ce que devrait être la laïcité dans l'absolu ?

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Merci pour vos réflexions ; vos écrits sur la laïcité sont essentiels pour mieux comprendre les atteintes portées à la République.

Je suis rapporteure pour les cinq articles relatifs à la dignité de la personne humaine, qui traitent des droits de succession, de la polygamie et de la limitation des droits de réversion ainsi que des mariages forcés. Pourriez-vous poursuivre votre réflexion sur les divergences d'interprétation de la notion de dignité de la personne humaine ?

Vous avez expliqué que l'école est l'institution qui maîtrise le moins bien la laïcité. Quelles sont vos recommandations concernant l'interdiction de l'instruction à domicile, pour faire simple, et la scolarisation obligatoire, en établissement public ou privé, des enfants âgés de 3 à 16 ans ?

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Je travaille sur les dispositions relatives aux associations, associations dont vous avez souligné le rôle essentiel dans les territoires où la promesse républicaine a failli. Je vous rejoins sur ce dernier constat : la République doit tenir ses promesses, ce contrat est le ciment de notre société.

Ces associations peuvent être utilisées pour servir un projet politique inconciliable avec la République. Le président du collectif Cheikh Yassine a été mis en examen pour complicité d'attentat terroriste dans le cadre de l'assassinat de Conflans-Sainte-Honorine ; l'association a été dissoute, comme d'autres récemment. S'agissant de l'association Barakacity, le juge des référés du Conseil d'État a jugé que les messages publiés sur les réseaux sociaux incitaient à la discrimination, à la haine ou à la violence. Dans d'autres cas, il a été jugé que les propos de membres s'exprimant au nom de l'association pouvaient susciter la haine raciale et l'antisémitisme.

Ne vous paraît-il pas pertinent, alors que les associations sont utilisées par divers acteurs politiques, de les inciter à transmettre les principes républicains ? N'est-ce pas le meilleur moyen de montrer à nos concitoyens qu'ils ont toute leur place au sein de la République ? Que le rôle de médiation de ces associations soit nécessaire ne doit pas nous pousser à transiger avec les principes. Plutôt que de se constituer en une sorte de république alternative, les associations doivent être des facteurs d'intégration dans la République, là où la promesse républicaine a failli.

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Nous allons entendre à présent les représentants des groupes.

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Monsieur Baubérot, je vous remercie pour votre exposé, qui nous invite à nous pencher à nouveau sur l'esprit de la loi de 1905 et sur le contexte de son adoption.

À l'arrière-plan de nos travaux se posent deux questions : celle de l'islamisme en tant qu'idéologie politique séparatiste et celle de l'islam en tant que religion. L'importance significative que ce dernier a prise dans notre pays nous conduit à réfléchir à son organisation et à ses rapports avec l'État, comme ce fut le cas en leur temps pour les églises chrétiennes. Les deux situations sont-elles pour autant comparables ?

Lors de la précédente audition, la rapporteure Laurence Vichnievsky a fait état de données statistiques qui suscitent bien des interrogations sur les rapports entre les musulmans et l'État ou, plus précisément, l'ordre républicain. L'islam n'est pas le christianisme – c'est un constat ; les chiffres révèlent que, pour beaucoup de musulmans de France, en particulier les jeunes, les convictions religieuses priment sur les valeurs de la République.

Quel regard l'historien que vous êtes porte-t-il sur ce constat ? Le processus de sécularisation du christianisme, dont les 115 ans d'histoire sont empreints de jurisprudences et de progrès, est-il comparable à celui que le projet de loi souhaite mettre en œuvre et, in fine, transposable à l'islam ? En somme, comment faire en sorte que les musulmans entrent mieux dans le moule de notre laïcité, sachant que celle-ci est le résultat de plusieurs siècles de sécularisation de la religion chrétienne en France ?

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Professeur, vous avez évoqué le fossé, voire le gouffre qui se creuse, selon vous, entre la France et d'autres pays à propos de la liberté d'expression, en particulier sur la question des caricatures. On peut toutefois adopter un autre point de vue et ne pas comprendre qu'au nom de la liberté d'expression, certains pays admettent que l'on défile dans les rues avec des drapeaux nazis.

Ces dernières années, le nombre des élèves scolarisés dans des établissements hors contrat, notamment dans des écoles confessionnelles musulmanes, et celui des parents faisant le choix de l'instruction à domicile en dehors du Centre national d'enseignement à distance ont considérablement augmenté. En matière d'instruction à domicile, le Gouvernement souhaite substituer au régime de déclaration actuel un régime d'autorisation annuelle. Mais, à la suite de l'avis du Conseil d'État, il a étendu la liste des motifs pour lesquels cette autorisation pourrait être accordée, en y incluant notamment « l'existence d'une situation particulière propre à l'enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l'instruction en famille dans le respect de l'intérêt supérieur de l'enfant ». Quelle est votre opinion sur ce point ?

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Je souhaiterais vous interroger sur l'obligation à laquelle seraient soumises les associations de signer un contrat d'engagement républicain. Quid d'une association qui n'en respecterait pas les termes, par exemple parce qu'elle considère, au nom de règles religieuses, que les femmes doivent parfois être séparées des hommes ? Que se passera-t-il si cette association demande à une municipalité à avoir accès à une salle ? Vous avez indiqué que le mot « contrat » était problématique. Quel mot serait selon vous le plus adapté pour désigner la relation juridique entre, d'une part, l'État et les collectivités et, d'autre part, les associations qui s'engageraient à respecter les règles de la République ?

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Je le dis en préambule pour éviter tout malentendu : nous souscrivons tous à l'objectif de combattre l'islamisme radical et son idéologie mortifère. Cependant, je me demande si une loi est nécessaire et dans quelle mesure elle serait efficace pour atteindre cet objectif. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

Aux termes du projet de loi, les associations cultuelles, qui sont censées respecter les principes républicains au même titre que toute personne vivant sur le sol français, devraient s'y engager par contrat. Or un contrat suppose un accord entre deux parties, accord qui ne peut avoir pour objet le respect de principes. Il me semble que l'on veut renforcer ainsi, peut-être de manière excessive, le contrôle des associations cultuelles, qui, pour la très grande majorité d'entre elles, fonctionnent bien. Je ne suis pas certaine qu'un tel contrat soit opérant et serve l'objectif visé, qui est de lutter contre une idéologie funeste. Quant à l'agrément, des associations – et pas uniquement des associations cultuelles – y sont déjà soumises. Il suscite d'ailleurs déjà de nombreuses interrogations dans la mesure où il est à la main de l'État.

Les contrôles prévus, notamment sur le plan financier, ne me posent, à titre personnel, aucun problème. Mais les contrats ou agréments vont semblent-ils opérants ? Ne témoignent-ils pas de l'incapacité de l'État à faire respecter des règles qui existent déjà ? On peut s'interroger, à ce propos, sur la capacité de la justice à trancher les litiges. La plainte déposée par Samuel Paty et la direction de son établissement, par exemple, n'a guère eu de suites. Ne faut-il pas s'attacher à répondre à ces questions avant d'envisager un dispositif très large qui remet en cause des équilibres bâtis au long de l'histoire ?

Enfin, considérez-vous que le ministère de l'intérieur est le mieux à même de contrôler les associations, dans la mesure où il est en quelque sorte à la fois juge et partie ?

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Insistant sur les craintes que vous inspire le projet de loi, vous avez indiqué que la période à laquelle a été adoptée la loi de 1905, caractérisée par la menace d'une guerre civile, n'était pas comparable à la situation actuelle, marquée par une simple menace terroriste.

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Non, je n'ai pas dit « simple ».

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Mais partagez-vous tout de même le constat selon lequel il existe actuellement un risque séparatiste susceptible de mener, à terme, à un conflit sécessionniste ? Que faudrait-il faire pour apaiser les inquiétudes exprimées par le Conseil d'État ? Ne pensez-vous pas que la réponse législative est pertinente, même si elle risque de souffrir de la comparaison avec les grandes lois qui ont fait notre histoire ?

Pouvez-vous nous dire quelles sont les dispositions du projet de loi qui vous semblent fondées ? Celui-ci aurait-il dû traiter d'autres domaines ?

Enfin, s'agissant de l'avenir de la liberté d'expression dans notre pays, ne croyez-vous pas que l'existence d'un contrôle de constitutionnalité opérationnel, l'obligation faite à la France de respecter la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le fait qu'elle siège au Comité des droits de l'homme de l'Organisation des nations unies sont de nature à garantir que nous ne commettrons pas des actes pouvant être considérés comme historiquement irréparables ?

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Professeur, je vous remercie d'avoir souligné, comme l'avait fait le Président de la République dans son discours des Mureaux – mais cet aspect a totalement disparu du projet de loi – que les dérives liées non pas à la religion musulmane mais à son dévoiement à des fins politiques sont d'abord dues au fait que, lorsque la République ne respecte pas ses promesses en matière de reconnaissance sociale et d'intégration, elle ouvre des brèches dans lesquelles ses ennemis peuvent s'infiltrer pour proposer d'autres formes de reconnaissance. Si, comme on nous le rabâche, une majorité de jeunes considèrent que les lois religieuses priment sur les lois de la République – ce que je ne constate pas sur le terrain, au demeurant –, c'est peut-être précisément parce que, bien souvent, les principes dont ces dernières se réclament ne sont pas respectés dans l'environnement dans lequel ils évoluent. Qu'en pensez-vous ?

Puisque vous être sociologue et historien, pouvez-vous nous dire s'il est déjà arrivé, dans l'histoire de France ou d'autres pays, qu'une religion – autre que le catholicisme, dont nous connaissons bien l'histoire – soit utilisée, en partie grâce à des financements étrangers d'ailleurs, à des fins de déstabilisation politique ?

Enfin, vous avez indiqué que la France et les autres pays démocratiques avaient une conception différente de la liberté d'expression. Pourriez-vous définir ces différences ?

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Monsieur Baubérot, j'ai lu avec intérêt votre entretien paru dans le journal Le Monde. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les dispositions du projet de loi dont vous estimez qu'elles s'inspirent davantage du combisme de 1904 que de la loi de 1905 défendue par Briand et Jaurès ?

Quant au contrat d'engagement républicain, il s'agit, beaucoup l'ont dit, d'un faux contrat. Qui plus est, la définition de son contenu est renvoyée à un décret alors qu'elle relève à l'évidence du législateur. Quel regard portez-vous sur ce contrat à la lumière de l'histoire de la laïcité en France ?

Enfin, pouvez-vous préciser en quoi le texte va poser, comme vous l'avez dit, des problèmes avec d'autres pays ? Pensez-vous à la manière dont sera perçu le retour à une laïcité inspirée du modèle combiste ou à des questions comme celle de la polygamie, par exemple, qui est légale dans vingt-sept pays ?

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Monsieur Baubérot, je lis souvent vos travaux et, si je ne suis pas toujours d'accord avec vous, j'estime que vous contribuez indiscutablement à la réflexion sur les sujets qui nous occupent.

Premièrement, quel regard portez-vous sur l'article 28, qui permet aux associations cultuelles de tirer les bénéfices de biens de rapport, c'est-à-dire à faire de l'argent ? Il s'agit là, me semble-t-il, d'une distorsion de l'esprit de la loi de 1905 qui témoigne d'un rapport aux religions plus proche du modèle anglo-saxon que du modèle français. Cette disposition, profondément antilaïque et dangereuse, montre que le projet de loi est, non pas anticlérical, mais concordataire : il ne s'agit pas de s'opposer aux religions mais de leur imposer de prêter serment devant le pouvoir politique. C'est en cela que le texte est problématique.

Il en va de même pour l'article 26, relatif au dispositif dit « anti-putsch ». La Fédération protestante de France proteste, si je puis dire, contre cette disposition qui se mêle de la manière dont les cultes s'organisent. Le pouvoir politique doit veiller à ce qu'ils respectent la loi et, le cas échéant, les sanctionner, mais il n'a pas à se mêler de leur organisation, notamment de la désignation des ministres du culte. Quel regard portez-vous sur cet article ?

Quant à l'article 8, qui permet la dissolution administrative d'associations cultuelles, il est profondément contraire à l'esprit de la loi de 1905, qui est une loi libérale en ce qu'elle permet aux cultes de s'organiser librement. Le pouvoir politique n'a pas à décider si un prétendu culte en est bien un ou non – selon quels critères le ferait-il, du reste ?

Enfin, le ministre Darmanin, à qui j'ai posé la question, n'a manifestement pas l'intention de revenir sur la loi du 25 décembre 1942, adoptée sous le régime de Vichy, qui modifie celle de 1905. À ce propos, pouvez-vous nous rappeler le montant annuel des financements publics actuellement alloués aux cultes ? Il est beaucoup trop élevé, selon moi. De fait, il existe d'ores et déjà maintes torsions de l'esprit de la loi de 1905.

Ainsi, je vous remercie d'avoir rappelé que le régime instauré par la loi de 1905 ne s'applique pas aux associations cultuelles catholiques. L'église catholique l'avait refusé, et il a fallu dix-neuf ans pour aboutir à un compromis politique. Exiger de certains qu'ils passent sous le régime de la loi de 1905 alors qu'on ne l'exige pas de l'église catholique et que l'on s'accommode du concordat en Alsace-Moselle ainsi que du financement public du culte, c'est être un peu farceur, me semble-t-il. Manifestement, les exigences et les indignations sont à géométrie variable.

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Mon entretien accordé au Monde a été cité à plusieurs reprises ; j'aurais souhaité que l'on tînt compte également de la lettre ouverte au président Macron que j'ai publiée antérieurement dans L'Obs et dans laquelle j'apporte un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans cette tribune. Par ailleurs, je ne suis pas juriste ; je suis historien et sociologue, de sorte que ce qui m'intéresse dans les textes législatifs et réglementaires, c'est le message politique tel qu'il est émis par l'autorité publique et tel qu'il est reçu et la différence éventuelle de perception entre l'émetteur et le récepteur.

C'est sous cet aspect que le projet de loi me paraît présenter un danger pour les libertés publiques. En effet, notre pays est une démocratie fragile à cet égard, et ce pour deux raisons. D'abord, la France moderne s'est affirmée dans le cadre d'un conflit entre deux France. Ensuite, à la différence de l'Indépendance américaine, par exemple, dont les Pères fondateurs sont incontestables, la Révolution française n'a pas de héros positifs. Lorsque l'on s'y réfère, on songe plutôt à ses victimes : Condorcet, Olympe de Gouges…

Ne souhaitant pas me répéter, je n'ai pas réitéré l'affirmation selon laquelle le projet de loi est une remise en cause des libertés fondamentales, mais je crois l'avoir illustrée par plusieurs exemples. Déjà, les Français ressentent – employons ce verbe pour éviter une discussion sans fin sur la réalité du fait – un arbitraire administratif – à tort et à raison, selon moi. Ils ont le sentiment que l'administration n'est pas véritablement impartiale. Preuve en est que l'on fait souvent appel aux politiques – députés, maires, sénateurs… – pour qu'ils réparent l'injustice administrative dont on s'estime victime. C'est dangereux, du reste, car le succès d'une telle démarche dépend du degré de proximité que l'on a avec le personnel politique. Prenons mon cas personnel. Ma femme est atteinte de la maladie d'Alzheimer. J'ai droit, à ce titre, à une aide de l'État. Pendant un an et demi, l'administration a usé de mille prétextes pour me la refuser, si bien que j'ai dû faire appel à une amie sénatrice : en quarante-huit heures, le problème était réglé !

Une loi renforçant considérablement le contrôle administratif sur les associations en général et sur les associations cultuelles en particulier risque de développer ce sentiment d'un arbitraire – encore une fois, à tort et à raison. C'est en cela que j'estime que ce texte met en cause les libertés fondamentales. Il aura en outre pour effet d'accroître le lobbying, notamment auprès des politiques, de ceux qui s'estimeront lésés par l'administration – celle-ci pouvant d'ailleurs être de bonne foi. Par exemple, un fonctionnaire m'a demandé s'il pouvait attaquer en justice une association sur le fondement de la loi de 1905 au motif qu'un prêtre avait prêché contre l'avortement. Je lui ai répondu qu'il aurait été possible de le faire si cette personne avait appelé à faire du scandale et à commettre des actes violents dans les cliniques où sont pratiqués des avortements, mais qu'un prêtre a tout à fait le droit de dire que, selon lui, l'avortement est une abomination et même qu'il faut modifier la loi. Tant qu'il n'incite pas à la désobéissance, cela fait partie du jeu démocratique.

Le texte va renforcer le sentiment d'un arbitraire administratif à un point que, j'en suis sûr, vous n'imaginez pas. En cela, il va directement à l'encontre de la paix civile. Le fait, comme l'un d'entre vous l'a indiqué, que les protestants aient protesté contre le projet de loi est significatif, car ils sont les meilleurs élèves de la loi de 1905 : ils représentent, à eux seuls, deux tiers des associations cultuelles. S'ils disent qu'il y a un danger pour les libertés publiques, il serait judicieux de les écouter plutôt que de considérer que leur parole n'a pas d'importance puisqu'ils seront, quoi qu'il arrive, les meilleurs élèves.

Plusieurs de vos questions portent sur le contrat d'engagement républicain. Là encore, je ne me place pas sur un plan strictement juridique ; je m'intéresse au message. D'abord, la République exige qu'on respecte ses lois, mais elle n'exige pas l'adhésion à ses valeurs dès lors que celles-ci font l'objet d'un débat interprétatif. Du reste, historiquement, les deux grands ensembles associatifs qui ont intégré à l'ensemble républicain à la fois des étrangers et des Français sont l'église catholique d'avant Vatican II et le parti communiste lorsqu'il était stalinien. L'un et l'autre étaient pourtant, à tort ou à raison, en délicatesse avec certains idéaux et valeurs de la République, et ils étaient prosélytes. Ainsi, les associations d'action catholique avaient pour mot d'ordre : « Nous referons chrétiens nos frères », étant entendu que ce projet était guidé par les conceptions de l'église catholique, opposée à la contraception, au divorce, à l'avortement… Si la République n'a pas été pour autant mise à bas, c'est parce que ces gens-là, quelle que soit leur opposition à un certain nombre de valeurs républicaines, ont respecté les lois de la République et la tolérance civile.

Par ailleurs, les valeurs de la République sont changeantes. Ainsi, pour le législateur de 1905, le fait que, dans un office religieux, le ministre du culte parle sans être contredit était problématique. Cette absence de débat contradictoire lui apparaissait comme une opposition aux valeurs républicaines. Actuellement, plus personne ne pense que la messe, un culte protestant ou un office à la synagogue est en tant que tel contraire aux valeurs de la République. Les valeurs sont, certes, précieuses, mais ce sont celles d'une époque.

Cela me conduit à évoquer la question de la dignité. Bien entendu, la lutte contre la polygamie doit se poursuivre, de même que la lutte contre les mariages forcés, même si cette dernière doit surtout être menée dans le cadre d'un dispositif social. De fait, ces mariages se font souvent lors de voyages à l'étranger, par exemple. Je souscris à la disposition du projet de loi, mais c'est une goutte d'eau dans l'océan. Or la lutte contre cette pratique est essentielle car, soyons clairs, un mariage forcé implique un viol.

Prenons le cas de l'euthanasie ; pour certains, la dignité humaine exige qu'on l'interdise ; d'autres, au contraire, revendiquent le droit à mourir « dans la dignité ». Il existe plusieurs interprétations d'une valeur, et même d'un principe – alors, quant à demander aux associations de conclure un contrat… D'ailleurs, vous en avez déjà discuté et le Conseil d'État lui-même a dit que ce terme lui semblait inapproprié. Vous n'avez pas besoin de moi pour vous faire une religion sur le sujet !

Un tel contrat, s'il n'a pas de valeur juridique, aurait néanmoins une valeur politique. Soit les associations sont des représentantes de la société civile et, à ce titre, jouent un rôle de médiation, créent du lien social, sont source d'inventivité, soit elles apparaissent comme des auxiliaires de l'État. Or il serait très dangereux qu'elles apparaissent comme telles alors que la République est loin de réaliser toutes ses promesses. Cela les discréditerait ; elles ne pourraient plus créer du lien social, jouer leur rôle de médiation et elles seraient bridées dans leur inventivité : on ne peut pas demander à un agent administratif d'être totalement ouvert à l'inventivité, ce n'est pas son rôle.

Cela ne veut pas dire qu'il faut pour autant tolérer n'importe quoi, et les exemples qui ont été donnés montrent que dès maintenant, on peut, en cas de nécessité, dissoudre certaines associations. On fait comme si l'on partait de rien, mais la puissance publique dispose déjà de moyens d'action. Or on va passer d'une faculté de dissoudre les structures qui ne respectent pas les règles de la République à une demande d'adhésion à ses valeurs, ce qui va faire apparaître les associations comme des béni-oui-oui et rendre leur travail beaucoup plus difficile. Et l'on se plaindra ensuite que la République perde des territoires ! Je trouve cela très risqué. Peut-être l'intention est-elle louable, mais il faut que la mesure soit efficace, et non contre-productive.

Certes, il existe une menace séparatiste. D'ailleurs, je l'ai dit dans L'Obs : il vaut mieux employer le terme de « séparatisme » que celui de « communautarisme ». À une certaine époque, on se référait beaucoup à un individu et à un universalisme abstraits ; pendant vingt ans, on a ressassé la notion d'individu républicain – et, au bout du compte, qu'a-t-on voté en France ? La loi sur la parité, une des lois les plus différentialistes au monde ! Élisabeth Badinter et Dominique Schnapper avaient même dénoncé à l'époque le caractère communautariste de ce texte. Pourtant, on a bien fait de l'adopter, car on n'arrivait pas à avancer. Cela montre que, parfois, la France est contrainte de contourner ses principes, voire d'y déroger, pour aboutir au résultat souhaité. La scène politique, c'est du Marivaux ! Chez Marivaux, la finalité est l'amour ; en République, c'est la liberté, l'égalité, la fraternité – dans les deux cas, les chemins qui y mènent sont tortueux : on ne peut suivre une ligne droite car le terrain est miné.

L'armée, par exemple, ne peut pas se payer le luxe du séparatisme. Elle a donc mené une réflexion assez longue, qui a débouché en 2017 sur une brochure, révisée en 2019, visant à définir ce qu'était la laïcité. L'objectif était de rassurer les soldats musulmans – l'armée étant un vecteur d'ascension sociale, ils sont nombreux –, car la laïcité avait mauvaise presse auprès d'eux. Il fallait leur permettre de se sentir bien dans la République, afin qu'ils puissent participer aux missions que le pouvoir politique confie à l'armée. Or, depuis cinq ans, celle-ci combat le terrorisme islamiste et mène des opérations de maintien de la paix, comme l'opération Sangaris, consistant à désarmer des milices catholiques ou musulmanes, ou l'opération Sentinelle, dans le cadre de laquelle des soldats musulmans protègent des synagogues, et cela sans difficulté. Pourquoi ? Parce qu'on s'est appuyé sur ce que permettait la loi de 1905. À cet égard, la brochure de 2017 devrait être largement diffusée en dehors des casernes.

De surcroît, les aumôniers ont un rôle de médiateurs. Ils font partie de l'armée – leur statut est assimilé à celui d'officier –, mais ils ne portent pas les armes, ce qui leur permet de transmettre à la hiérarchie le ressenti et les plaintes de la base ou de renseigner le commandement sur les enjeux religieux de certains théâtres d'opérations ; ce fut très précieux en Bosnie, par exemple. Non seulement l'armée respecte la loi de 1905, mais elle l'utilise à bon escient pour favoriser le vivre ensemble et assurer la cohérence des différents objectifs. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, mais c'est là l'illustration de ce que j'appelle une laïcité intelligente.

Soyons clairs : opposer la loi de Dieu et la loi des hommes, c'est mal poser le problème. Si on l'avait fait en ces termes en 1905, on ne s'en serait pas sorti ! Maxime Lecomte, le rapporteur du projet de loi au Sénat, affirmait que les catholiques français étant tous des catholiques romains, ils estimaient que la loi de Dieu était supérieure à la loi des hommes. Néanmoins, il existait à l'époque trois sortes de catholiques : les catholiques libéraux, qui en prenaient et en laissaient ; les catholiques ultramontains, qui affirmaient l'incompatibilité de la loi religieuse et de la loi civile ; et ce qu'on appelait les ultramontains purs, des extrémistes qui, en toutes circonstances, combattaient la République, alors que les autres pouvaient la considérer comme un moindre mal. Et bien, l'objectif de Briand, de Jaurès et de Lecomte sera de faire en sorte que ces ultramontains, qui étaient dans une opposition frontale avec la République, se sentent à l'aise en son sein et finissent par l'accepter. Jaurès affirmera d'ailleurs faire le pari qu'à terme, les deux lois seraient compatibles. Ce pari a mis presque soixante ans à se réaliser, avec Vatican II. On n'a posé aucun préalable ; on a simplement cherché, par l'action, à rendre les choses compatibles pour le plus grand nombre – et, contre toute attente, cela a réussi.

Je voudrais dire quelques mots au sujet de la liberté d'expression – au risque d'être un peu schématique. Je suis certain que, dans cinquante ans, on estimera qu'au cours de ces dernières années, la France a envisagé la liberté d'expression comme on avait envisagé la liberté sexuelle dans les années 1970 : on est passé d'un droit à un devoir de blasphème – quoique je n'aime pas ce terme qui n'a de sens que dans un univers religieux –, de même qu'on était passé, dans les années 1970, d'une liberté sexuelle à un devoir pour les jeunes filles de coucher, même si elles n'en avaient pas envie. Je ne serai pas là pour le voir, mais je fais le pari que cela fera l'objet de critiques similaires et qu'il y aura un MeToo de la liberté d'expression – et il me semble que c'est mon rôle de me livrer ainsi à la spéculation, en tant qu'historien qui a été payé pendant plus de quarante ans par la République précisément pour débusquer les angles morts et dire des choses qui, même si elles peuvent paraître partiales, ouvrent des horizons qui n'étaient jusqu'alors pas visibles par les acteurs sociaux.

Je vous prie de m'excuser si j'ai laissé certaines questions de côté, mais il faudrait plusieurs heures, voire des jours de discussion pour faire le tour des sujets passionnants que vous avez abordés.

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Pensez-vous que l'histoire de la laïcité soit assez connue des Français ? Le principe de laïcité est véhiculé par l'école, par l'armée, par les médias, mais est-ce suffisant ? Qu'en est-il au moment où l'on acquiert la citoyenneté ?

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Vous n'avez pas parlé de la police des cultes : est-ce à dire que sur le sujet, le projet de loi est exempt de tout reproche ?

Vous avez évoqué l'existence de plusieurs conceptions de la laïcité, mais n'avez pas présenté, comme vous l'aviez fait lors d'un échange organisé par La République en marche, les quatre courants de pensée en présence en 1905. Il serait appréciable, pour des raisons pédagogiques, que vous reveniez sur ce point.

Vous avez comparé la situation à l'armée et dans l'école, insistant sur le fait que l'armée avait bien mieux appréhendé la question de la laïcité, notamment en organisant des espaces de parole ou en mettant en place des mécanismes appropriés. Pensez-vous qu'il faille, notamment afin de traduire la jurisprudence du Conseil d'État, inscrire dans la loi certaines dispositions, par exemple la liberté pour les écoles et les collectivités territoriales de proposer des repas de substitution dans les cantines ?

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Vous avez dit que l'école était l'institution qui maîtrisait le moins bien la laïcité, aux termes de la loi de 1905. Pourriez-vous développer ce point ?

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Vous avez évoqué d'éventuelles interprétations antagonistes du principe de dignité de la personne humaine et nous avez mis en garde quant au recours à ce principe dans le cadre de ce texte. Auriez-vous des nuances à apporter suivant qu'il serait appliqué au corps des femmes, aux motifs de dissolution d'une association ou aux contrats d'engagement républicain ?

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Vous avez souligné que la plupart des artisans de la loi de 1905 n'étaient pas favorables à une religion civile républicaine. Il existe un adage qui dit que les Arabes se sont mis d'accord pour ne jamais se mettre d'accord. De fait, l'idée d'une religion unique, avec un chef unique, n'est pas du tout dans la tradition musulmane. Que pensez-vous, dans ces conditions, de l'idée avancée par beaucoup de politiques d'instaurer un islam de France ?

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Je dois reconnaître, monsieur le professeur, que j'ai trouvé vos propos assez troublants. Vous affirmez que ce texte va à l'encontre de la paix publique ; vous défendez ce que vous appelez le « dissensus démocratique » ; vous estimez que la République ne suppose pas l'adhésion ; vous affirmez que le rôle de l'historien est de débusquer les angles morts qui ne sont pas toujours visibles par les acteurs sociaux… Mais les acteurs sociaux que sont les politiques ont pour leur part une autre mission : celle de prendre les bonnes décisions afin de remédier aux problèmes – après toutefois avoir été éclairés par les penseurs ; or, à cet égard, je trouve que votre intervention nous éclaire insuffisamment sur la manière dont il nous faudrait agir. Vous affirmez que nous disposons déjà de tous les moyens nécessaires : dans ce cas, pourquoi les problèmes ne se résolvent-il pas ? Pourquoi ont-ils, au contraire, tendance à s'aggraver ?

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Estimez-vous qu'il existe aujourd'hui en France des manquements à la laïcité, et si oui lesquels ? Quels remèdes préconisez-vous ?

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Le premier manquement à la laïcité, madame la présidente, c'est en Alsace-Moselle qu'on le note. Tout le monde s'en accommode parce que cela ne suscite aucune peur républicaine, mais ne s'appliquent là-bas ni la loi Ferry ni la loi de 1905, à savoir les deux piliers de la laïcité en France ! Le projet de loi comprend d'ailleurs de ce fait des articles spécifiquement consacrés au Haut-Rhin, au Bas-Rhin et à la Moselle.

D'autre part, on parle beaucoup des établissements hors contrat et de l'instruction à domicile, mais le principal problème, ce sont peut-être les établissements sous contrat. Des dispositifs ont beau avoir l'air bien cadrés, ils ne sont pas toujours bien respectés. Quand Ségolène Royal était ministre déléguée chargée de l'enseignement scolaire, j'étais son conseiller pour la citoyenneté ; j'avais dû me battre contre certains inspecteurs, qui, pour diverses raisons, étaient réticents à inspecter des établissements privés sous contrat – cela pour dire, madame Genevard, que j'ai été moi aussi un acteur social et que je comprends les difficultés que vous pouvez rencontrer.

Dans certains départements, comme la Vendée ou le Morbihan, il est en outre difficile d'accéder à l'école publique. Sans aller aussi loin qu'Alexis Corbière, j'estime donc que le dispositif actuel n'est pas sans poser des problèmes.

Ce dispositif résulte d'ailleurs d'une évolution. Les laïcs ont lutté pour le monopole de l'enseignement, mais ils ont échoué. Il y a eu successivement la loi Debré, la loi Guermeur, les accords Lang-Cloupet, les dispositions de M. Charasse : à force de vouloir mener un combat impossible à gagner et qui divisait jusqu'à leur propre camp, ils ont tout perdu, ou presque. Par exemple, c'est Clemenceau qui a fait échouer en 1903 au Sénat le projet de monopole public sur l'enseignement – c'est à cette occasion qu'on a dit qu'il était un groupe parlementaire à lui tout seul. Et ce n'est peut-être pas un hasard si l'affaire des foulards a pris tant d'importance à partir de 1989 : certains laïcs avaient une revanche à prendre après la défaite de 1984.

Bref, des manquements à la laïcité, il y en a beaucoup, et certains d'entre eux sont tellement entrés dans l'usage qu'on n'y fait plus attention !

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Les cantines scolaires, c'est autre chose. L'armée distribue des barquettes halal et casher. Sans aller jusque-là, il me semblerait normal que les élèves puissent obtenir à la cantine des repas de substitution, qui pour des motifs religieux, qui en raison de ses convictions écologiques ou parce qu'il est végétarien. Surtout, ce qui me choque, c'est que les personnes qui ouvrent une polémique sur les cantines scolaires n'ont pas un mot contre les repas casher et halal qui sont servis dans l'armée depuis 1992 : c'est d'une hypocrisie ! C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison que l'armée peut exercer une laïcité intelligente : on la laisse tranquille ; elle applique la loi de 1905 comme elle l'entend, sans que les politiques viennent l'attaquer à tout bout de champ. Si l'école a tant de mal avec la laïcité, si tant de polémiques surgissent, par exemple concernant les mères qui accompagnent les sorties scolaires, c'est peut-être précisément parce que les politiques interviennent un peu trop sur le sujet.

Lorsque j'étais membre de la commission Stasi, j'avais appelé l'attention des autres membres sur le fait que tout pouvait être interprété comme un signe religieux et qu'il fallait prendre garde à ne pas mettre le doigt dans l'engrenage. J'avais donc proposé qu'on dresse une liste limitative des signes religieux interdits et qu'on précise que le bandana n'était pas un signe religieux. On m'a suivi sur le premier point, mais pas sur le second ; du coup, je me suis abstenu lors du vote sur cette proposition. Malheureusement, la circulaire de Luc Ferry a ajouté qu'était interdit tout autre signe visant à contourner la loi. Dès lors, il s'est passé ce que j'avais prévu, à savoir que tout pouvant être interprété comme un signe religieux, on a commencé à jouer au chat et à la souris. Certains établissements situés dans ce qu'on appelait à l'époque des zones d'éducation prioritaire (ZEP) ont inscrit dans leur règlement intérieur que les filles devaient porter des corsages d'une couleur différente de leur jupe. Bref : cela a abouti à une obsession du religieux.

Quand je dis que l'école est l'institution qui maîtrise le moins bien la laïcité, c'est une provocation. Mais on magnifie tellement l'école de la République ! Or, cela a été maintes fois démontré, notre école est très inégalitaire ; et quand la République ne tient pas ses promesses, cela suscite une réaction, qui contribue probablement à nourrir les problèmes de laïcité.

Je pense aussi que, trop souvent, on confond des comportements d'adolescents avec des atteintes à la laïcité ou des marques de radicalisation. À titre personnel, j'ai été un adolescent révolté ; j'ai failli passer devant le conseil de discipline. J'estime que je me suis construit avec et contre l'école. L'école doit accepter cette dialectique – même si je sais bien que ce n'est pas facile pour les enseignants. Le futur citoyen se construit grâce à l'école, mais parfois aussi face à ou contre elle, en bon adolescent qu'il est.

Vous dites, madame Genevard, que je vous ai troublée en parlant de dissensus républicain et en affirmant que la République ne nécessitait pas une adhésion. Prenez les anarchistes ou les royalistes : tant qu'ils respectent ses règles, la République ne leur nie pas le droit d'exister ; ils peuvent même être intéressants pour elle. Si, personnellement, je ne vois pas trop l'intérêt d'être royaliste, je trouve – même si je n'en suis pas un – qu'un anarchiste est quelqu'un d'intéressant, car il va mettre en évidence ces angles morts dont je parlais tout à l'heure et que, étant trop bien intégré, je ne vois pas. D'ailleurs, dans un de ses discours, le président Macron avait dit que les différences pouvaient être des ajouts à la République et que les problèmes ne surgissaient que lorsqu'elles devenaient des soustractions. Certaines personnes qui se tiennent à distance de la République peuvent aussi enrichir le débat démocratique, donc le débat républicain.

L'une des valeurs républicaines, en 1905, était la virilité. Elle était sans cesse invoquée à l'époque. On accusait même, ce qui paraît aujourd'hui extravagant, les écoles confessionnelles d'euphémiser les jeunes gens ; les personnes qui défendaient le monopole laïc de l'enseignement voulaient aussi lutter contre l'euphémisation de la jeunesse et lui donner la virilité républicaine. Aujourd'hui, quelqu'un qui parlerait des valeurs de la République en ces termes serait au contraire suspect d'y être hostile ! Montrons-nous prudents dans nos certitudes ; les valeurs peuvent se transformer. Des choses qui n'étaient pas visibles à une certaine époque le deviennent ultérieurement ; et certaines choses que nous ne voyons pas en 2020 paraîtront évidentes en 2070 ou en 2100 – il convient d'en avoir conscience.

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Je suis contrainte de vous demander de conclure, monsieur Baubérot, car nous avons une autre audition à la suite.

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Je pense en effet que non seulement l'histoire de la laïcité n'est pas assez enseignée, mais qu'elle n'est pas assez connue. En particulier, les débats relatifs à la loi de 1905 sont trop souvent ignorés. Marcel Gauchet affirme qu'il existait à l'époque deux positions antagonistes parmi les laïcs : ceux qui voulaient éradiquer la religion et ceux qui ont fabriqué la loi. C'est faux : il y avait quatre courants. Il y avait ceux qui voulaient purifier la religion et républicaniser le catholicisme ; c'était le cas de Combes : loin de vouloir éradiquer la religion, il était lui-même spiritualiste. Il y avait la position républicaine classique, représentée par Clemenceau, qui estimait que la liberté de conscience était d'abord une affaire individuelle. Briand et Jaurès, par culture syndicaliste et socialiste, prenaient davantage en considération le collectif dans leur façon de voir ; la grande nouveauté, c'est qu'ils ont appliqué cette conception à la religion. Selon eux, le collectif est une dimension de l'individu, celui-ci n'existant pas sans interaction avec autrui.

S'agissant du principe de dignité de la personne humaine, il s'applique au corps des femmes, plutôt qu'au vêtement. Un vêtement, cela s'enlève ; je ne dis pas que c'est toujours facile, surtout quand cela s'inscrit dans des habitudes ou une tradition, mais c'est réversible. En revanche, le mariage forcé, c'est irréversible, puisqu'il y a viol ; de même pour l'excision : cela marque à vie. Autant il me semble normal de recourir à la contrainte pour ce qui relève de l'irréversible, autant, pour tout ce qui est réversible, je pense qu'il est préférable de chercher à convaincre.

Un de mes collègues parle d'« anarchie des fatwas ». De fait, il y a, d'un côté, l'islam, de l'autre, les musulmans : ces derniers prennent dans le premier ce qu'ils estiment intéressant pour eux, et applicable à leur vie. J'ai réalisé une enquête sur les musulmans dans les métiers de l'informatique – ils y sont nombreux car c'est une des voies d'ascension sociale : tous me disaient qu'ils observaient le ramadan, mais il n'y en avait pas deux qui le faisaient de la même manière !

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Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE

Vous m'excuserez si mon propos a été un peu schématique, mais mon intention était, non pas d'être exhaustif, mais d'insister sur quelques points saillants et de mettre en évidence ce qui me paraît être des angles morts. Je suis à votre disposition, dans la limite de mon temps et de mes moyens, pour poursuivre cette discussion avec ceux d'entre vous qui le souhaiteraient.

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Merci, monsieur Baubérot, de nous avoir aidés à nous forger une opinion sur le projet de loi.

La séance est levée à quinze heures quarante.

Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 14 heures

Présents. – Mme Caroline Abadie, M. Saïd Ahamada, Mme Stéphanie Atger, Mme Laetitia Avia, Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, Mme Anne-Laure Blin, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Anne Brugnera, Mme Fabienne Colboc, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, M. Charles de Courson, M. Éric Diard, Mme Coralie Dubost, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, M. Christophe Euzet, Mme Isabelle Florennes, Mme Laurence Gayte, Mme Annie Genevard, Mme Perrine Goulet, Mme Florence Granjus, Mme Marie Guévenoux, M. Pierre Henriet, M. Sacha Houlié, Mme Sonia Krimi, M. Jean-Christophe Lagarde, Mme Anne-Christine Lang, M. Guillaume Larrivé, M. Gaël Le Bohec, Mme Constance Le Grip, M. Jean-Paul Mattei, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Frédéric Petit, M. Stéphane Peu, M. Éric Poulliat, M. François Pupponi, M. Julien Ravier, M. Robin Reda, Mme Cécile Untermaier, M. Boris Vallaud, M. Guillaume Vuilletet