Intervention de Jean Baubérot

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 14h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE :

Les cantines scolaires, c'est autre chose. L'armée distribue des barquettes halal et casher. Sans aller jusque-là, il me semblerait normal que les élèves puissent obtenir à la cantine des repas de substitution, qui pour des motifs religieux, qui en raison de ses convictions écologiques ou parce qu'il est végétarien. Surtout, ce qui me choque, c'est que les personnes qui ouvrent une polémique sur les cantines scolaires n'ont pas un mot contre les repas casher et halal qui sont servis dans l'armée depuis 1992 : c'est d'une hypocrisie ! C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison que l'armée peut exercer une laïcité intelligente : on la laisse tranquille ; elle applique la loi de 1905 comme elle l'entend, sans que les politiques viennent l'attaquer à tout bout de champ. Si l'école a tant de mal avec la laïcité, si tant de polémiques surgissent, par exemple concernant les mères qui accompagnent les sorties scolaires, c'est peut-être précisément parce que les politiques interviennent un peu trop sur le sujet.

Lorsque j'étais membre de la commission Stasi, j'avais appelé l'attention des autres membres sur le fait que tout pouvait être interprété comme un signe religieux et qu'il fallait prendre garde à ne pas mettre le doigt dans l'engrenage. J'avais donc proposé qu'on dresse une liste limitative des signes religieux interdits et qu'on précise que le bandana n'était pas un signe religieux. On m'a suivi sur le premier point, mais pas sur le second ; du coup, je me suis abstenu lors du vote sur cette proposition. Malheureusement, la circulaire de Luc Ferry a ajouté qu'était interdit tout autre signe visant à contourner la loi. Dès lors, il s'est passé ce que j'avais prévu, à savoir que tout pouvant être interprété comme un signe religieux, on a commencé à jouer au chat et à la souris. Certains établissements situés dans ce qu'on appelait à l'époque des zones d'éducation prioritaire (ZEP) ont inscrit dans leur règlement intérieur que les filles devaient porter des corsages d'une couleur différente de leur jupe. Bref : cela a abouti à une obsession du religieux.

Quand je dis que l'école est l'institution qui maîtrise le moins bien la laïcité, c'est une provocation. Mais on magnifie tellement l'école de la République ! Or, cela a été maintes fois démontré, notre école est très inégalitaire ; et quand la République ne tient pas ses promesses, cela suscite une réaction, qui contribue probablement à nourrir les problèmes de laïcité.

Je pense aussi que, trop souvent, on confond des comportements d'adolescents avec des atteintes à la laïcité ou des marques de radicalisation. À titre personnel, j'ai été un adolescent révolté ; j'ai failli passer devant le conseil de discipline. J'estime que je me suis construit avec et contre l'école. L'école doit accepter cette dialectique – même si je sais bien que ce n'est pas facile pour les enseignants. Le futur citoyen se construit grâce à l'école, mais parfois aussi face à ou contre elle, en bon adolescent qu'il est.

Vous dites, madame Genevard, que je vous ai troublée en parlant de dissensus républicain et en affirmant que la République ne nécessitait pas une adhésion. Prenez les anarchistes ou les royalistes : tant qu'ils respectent ses règles, la République ne leur nie pas le droit d'exister ; ils peuvent même être intéressants pour elle. Si, personnellement, je ne vois pas trop l'intérêt d'être royaliste, je trouve – même si je n'en suis pas un – qu'un anarchiste est quelqu'un d'intéressant, car il va mettre en évidence ces angles morts dont je parlais tout à l'heure et que, étant trop bien intégré, je ne vois pas. D'ailleurs, dans un de ses discours, le président Macron avait dit que les différences pouvaient être des ajouts à la République et que les problèmes ne surgissaient que lorsqu'elles devenaient des soustractions. Certaines personnes qui se tiennent à distance de la République peuvent aussi enrichir le débat démocratique, donc le débat républicain.

L'une des valeurs républicaines, en 1905, était la virilité. Elle était sans cesse invoquée à l'époque. On accusait même, ce qui paraît aujourd'hui extravagant, les écoles confessionnelles d'euphémiser les jeunes gens ; les personnes qui défendaient le monopole laïc de l'enseignement voulaient aussi lutter contre l'euphémisation de la jeunesse et lui donner la virilité républicaine. Aujourd'hui, quelqu'un qui parlerait des valeurs de la République en ces termes serait au contraire suspect d'y être hostile ! Montrons-nous prudents dans nos certitudes ; les valeurs peuvent se transformer. Des choses qui n'étaient pas visibles à une certaine époque le deviennent ultérieurement ; et certaines choses que nous ne voyons pas en 2020 paraîtront évidentes en 2070 ou en 2100 – il convient d'en avoir conscience.

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