Intervention de Jean Baubérot

Réunion du lundi 21 décembre 2020 à 14h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Jean Baubérot, historien, sociologue, professeur émérite à l'EPHE :

Mon entretien accordé au Monde a été cité à plusieurs reprises ; j'aurais souhaité que l'on tînt compte également de la lettre ouverte au président Macron que j'ai publiée antérieurement dans L'Obs et dans laquelle j'apporte un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans cette tribune. Par ailleurs, je ne suis pas juriste ; je suis historien et sociologue, de sorte que ce qui m'intéresse dans les textes législatifs et réglementaires, c'est le message politique tel qu'il est émis par l'autorité publique et tel qu'il est reçu et la différence éventuelle de perception entre l'émetteur et le récepteur.

C'est sous cet aspect que le projet de loi me paraît présenter un danger pour les libertés publiques. En effet, notre pays est une démocratie fragile à cet égard, et ce pour deux raisons. D'abord, la France moderne s'est affirmée dans le cadre d'un conflit entre deux France. Ensuite, à la différence de l'Indépendance américaine, par exemple, dont les Pères fondateurs sont incontestables, la Révolution française n'a pas de héros positifs. Lorsque l'on s'y réfère, on songe plutôt à ses victimes : Condorcet, Olympe de Gouges…

Ne souhaitant pas me répéter, je n'ai pas réitéré l'affirmation selon laquelle le projet de loi est une remise en cause des libertés fondamentales, mais je crois l'avoir illustrée par plusieurs exemples. Déjà, les Français ressentent – employons ce verbe pour éviter une discussion sans fin sur la réalité du fait – un arbitraire administratif – à tort et à raison, selon moi. Ils ont le sentiment que l'administration n'est pas véritablement impartiale. Preuve en est que l'on fait souvent appel aux politiques – députés, maires, sénateurs… – pour qu'ils réparent l'injustice administrative dont on s'estime victime. C'est dangereux, du reste, car le succès d'une telle démarche dépend du degré de proximité que l'on a avec le personnel politique. Prenons mon cas personnel. Ma femme est atteinte de la maladie d'Alzheimer. J'ai droit, à ce titre, à une aide de l'État. Pendant un an et demi, l'administration a usé de mille prétextes pour me la refuser, si bien que j'ai dû faire appel à une amie sénatrice : en quarante-huit heures, le problème était réglé !

Une loi renforçant considérablement le contrôle administratif sur les associations en général et sur les associations cultuelles en particulier risque de développer ce sentiment d'un arbitraire – encore une fois, à tort et à raison. C'est en cela que j'estime que ce texte met en cause les libertés fondamentales. Il aura en outre pour effet d'accroître le lobbying, notamment auprès des politiques, de ceux qui s'estimeront lésés par l'administration – celle-ci pouvant d'ailleurs être de bonne foi. Par exemple, un fonctionnaire m'a demandé s'il pouvait attaquer en justice une association sur le fondement de la loi de 1905 au motif qu'un prêtre avait prêché contre l'avortement. Je lui ai répondu qu'il aurait été possible de le faire si cette personne avait appelé à faire du scandale et à commettre des actes violents dans les cliniques où sont pratiqués des avortements, mais qu'un prêtre a tout à fait le droit de dire que, selon lui, l'avortement est une abomination et même qu'il faut modifier la loi. Tant qu'il n'incite pas à la désobéissance, cela fait partie du jeu démocratique.

Le texte va renforcer le sentiment d'un arbitraire administratif à un point que, j'en suis sûr, vous n'imaginez pas. En cela, il va directement à l'encontre de la paix civile. Le fait, comme l'un d'entre vous l'a indiqué, que les protestants aient protesté contre le projet de loi est significatif, car ils sont les meilleurs élèves de la loi de 1905 : ils représentent, à eux seuls, deux tiers des associations cultuelles. S'ils disent qu'il y a un danger pour les libertés publiques, il serait judicieux de les écouter plutôt que de considérer que leur parole n'a pas d'importance puisqu'ils seront, quoi qu'il arrive, les meilleurs élèves.

Plusieurs de vos questions portent sur le contrat d'engagement républicain. Là encore, je ne me place pas sur un plan strictement juridique ; je m'intéresse au message. D'abord, la République exige qu'on respecte ses lois, mais elle n'exige pas l'adhésion à ses valeurs dès lors que celles-ci font l'objet d'un débat interprétatif. Du reste, historiquement, les deux grands ensembles associatifs qui ont intégré à l'ensemble républicain à la fois des étrangers et des Français sont l'église catholique d'avant Vatican II et le parti communiste lorsqu'il était stalinien. L'un et l'autre étaient pourtant, à tort ou à raison, en délicatesse avec certains idéaux et valeurs de la République, et ils étaient prosélytes. Ainsi, les associations d'action catholique avaient pour mot d'ordre : « Nous referons chrétiens nos frères », étant entendu que ce projet était guidé par les conceptions de l'église catholique, opposée à la contraception, au divorce, à l'avortement… Si la République n'a pas été pour autant mise à bas, c'est parce que ces gens-là, quelle que soit leur opposition à un certain nombre de valeurs républicaines, ont respecté les lois de la République et la tolérance civile.

Par ailleurs, les valeurs de la République sont changeantes. Ainsi, pour le législateur de 1905, le fait que, dans un office religieux, le ministre du culte parle sans être contredit était problématique. Cette absence de débat contradictoire lui apparaissait comme une opposition aux valeurs républicaines. Actuellement, plus personne ne pense que la messe, un culte protestant ou un office à la synagogue est en tant que tel contraire aux valeurs de la République. Les valeurs sont, certes, précieuses, mais ce sont celles d'une époque.

Cela me conduit à évoquer la question de la dignité. Bien entendu, la lutte contre la polygamie doit se poursuivre, de même que la lutte contre les mariages forcés, même si cette dernière doit surtout être menée dans le cadre d'un dispositif social. De fait, ces mariages se font souvent lors de voyages à l'étranger, par exemple. Je souscris à la disposition du projet de loi, mais c'est une goutte d'eau dans l'océan. Or la lutte contre cette pratique est essentielle car, soyons clairs, un mariage forcé implique un viol.

Prenons le cas de l'euthanasie ; pour certains, la dignité humaine exige qu'on l'interdise ; d'autres, au contraire, revendiquent le droit à mourir « dans la dignité ». Il existe plusieurs interprétations d'une valeur, et même d'un principe – alors, quant à demander aux associations de conclure un contrat… D'ailleurs, vous en avez déjà discuté et le Conseil d'État lui-même a dit que ce terme lui semblait inapproprié. Vous n'avez pas besoin de moi pour vous faire une religion sur le sujet !

Un tel contrat, s'il n'a pas de valeur juridique, aurait néanmoins une valeur politique. Soit les associations sont des représentantes de la société civile et, à ce titre, jouent un rôle de médiation, créent du lien social, sont source d'inventivité, soit elles apparaissent comme des auxiliaires de l'État. Or il serait très dangereux qu'elles apparaissent comme telles alors que la République est loin de réaliser toutes ses promesses. Cela les discréditerait ; elles ne pourraient plus créer du lien social, jouer leur rôle de médiation et elles seraient bridées dans leur inventivité : on ne peut pas demander à un agent administratif d'être totalement ouvert à l'inventivité, ce n'est pas son rôle.

Cela ne veut pas dire qu'il faut pour autant tolérer n'importe quoi, et les exemples qui ont été donnés montrent que dès maintenant, on peut, en cas de nécessité, dissoudre certaines associations. On fait comme si l'on partait de rien, mais la puissance publique dispose déjà de moyens d'action. Or on va passer d'une faculté de dissoudre les structures qui ne respectent pas les règles de la République à une demande d'adhésion à ses valeurs, ce qui va faire apparaître les associations comme des béni-oui-oui et rendre leur travail beaucoup plus difficile. Et l'on se plaindra ensuite que la République perde des territoires ! Je trouve cela très risqué. Peut-être l'intention est-elle louable, mais il faut que la mesure soit efficace, et non contre-productive.

Certes, il existe une menace séparatiste. D'ailleurs, je l'ai dit dans L'Obs : il vaut mieux employer le terme de « séparatisme » que celui de « communautarisme ». À une certaine époque, on se référait beaucoup à un individu et à un universalisme abstraits ; pendant vingt ans, on a ressassé la notion d'individu républicain – et, au bout du compte, qu'a-t-on voté en France ? La loi sur la parité, une des lois les plus différentialistes au monde ! Élisabeth Badinter et Dominique Schnapper avaient même dénoncé à l'époque le caractère communautariste de ce texte. Pourtant, on a bien fait de l'adopter, car on n'arrivait pas à avancer. Cela montre que, parfois, la France est contrainte de contourner ses principes, voire d'y déroger, pour aboutir au résultat souhaité. La scène politique, c'est du Marivaux ! Chez Marivaux, la finalité est l'amour ; en République, c'est la liberté, l'égalité, la fraternité – dans les deux cas, les chemins qui y mènent sont tortueux : on ne peut suivre une ligne droite car le terrain est miné.

L'armée, par exemple, ne peut pas se payer le luxe du séparatisme. Elle a donc mené une réflexion assez longue, qui a débouché en 2017 sur une brochure, révisée en 2019, visant à définir ce qu'était la laïcité. L'objectif était de rassurer les soldats musulmans – l'armée étant un vecteur d'ascension sociale, ils sont nombreux –, car la laïcité avait mauvaise presse auprès d'eux. Il fallait leur permettre de se sentir bien dans la République, afin qu'ils puissent participer aux missions que le pouvoir politique confie à l'armée. Or, depuis cinq ans, celle-ci combat le terrorisme islamiste et mène des opérations de maintien de la paix, comme l'opération Sangaris, consistant à désarmer des milices catholiques ou musulmanes, ou l'opération Sentinelle, dans le cadre de laquelle des soldats musulmans protègent des synagogues, et cela sans difficulté. Pourquoi ? Parce qu'on s'est appuyé sur ce que permettait la loi de 1905. À cet égard, la brochure de 2017 devrait être largement diffusée en dehors des casernes.

De surcroît, les aumôniers ont un rôle de médiateurs. Ils font partie de l'armée – leur statut est assimilé à celui d'officier –, mais ils ne portent pas les armes, ce qui leur permet de transmettre à la hiérarchie le ressenti et les plaintes de la base ou de renseigner le commandement sur les enjeux religieux de certains théâtres d'opérations ; ce fut très précieux en Bosnie, par exemple. Non seulement l'armée respecte la loi de 1905, mais elle l'utilise à bon escient pour favoriser le vivre ensemble et assurer la cohérence des différents objectifs. Cela ne veut pas dire que tout est parfait, mais c'est là l'illustration de ce que j'appelle une laïcité intelligente.

Soyons clairs : opposer la loi de Dieu et la loi des hommes, c'est mal poser le problème. Si on l'avait fait en ces termes en 1905, on ne s'en serait pas sorti ! Maxime Lecomte, le rapporteur du projet de loi au Sénat, affirmait que les catholiques français étant tous des catholiques romains, ils estimaient que la loi de Dieu était supérieure à la loi des hommes. Néanmoins, il existait à l'époque trois sortes de catholiques : les catholiques libéraux, qui en prenaient et en laissaient ; les catholiques ultramontains, qui affirmaient l'incompatibilité de la loi religieuse et de la loi civile ; et ce qu'on appelait les ultramontains purs, des extrémistes qui, en toutes circonstances, combattaient la République, alors que les autres pouvaient la considérer comme un moindre mal. Et bien, l'objectif de Briand, de Jaurès et de Lecomte sera de faire en sorte que ces ultramontains, qui étaient dans une opposition frontale avec la République, se sentent à l'aise en son sein et finissent par l'accepter. Jaurès affirmera d'ailleurs faire le pari qu'à terme, les deux lois seraient compatibles. Ce pari a mis presque soixante ans à se réaliser, avec Vatican II. On n'a posé aucun préalable ; on a simplement cherché, par l'action, à rendre les choses compatibles pour le plus grand nombre – et, contre toute attente, cela a réussi.

Je voudrais dire quelques mots au sujet de la liberté d'expression – au risque d'être un peu schématique. Je suis certain que, dans cinquante ans, on estimera qu'au cours de ces dernières années, la France a envisagé la liberté d'expression comme on avait envisagé la liberté sexuelle dans les années 1970 : on est passé d'un droit à un devoir de blasphème – quoique je n'aime pas ce terme qui n'a de sens que dans un univers religieux –, de même qu'on était passé, dans les années 1970, d'une liberté sexuelle à un devoir pour les jeunes filles de coucher, même si elles n'en avaient pas envie. Je ne serai pas là pour le voir, mais je fais le pari que cela fera l'objet de critiques similaires et qu'il y aura un MeToo de la liberté d'expression – et il me semble que c'est mon rôle de me livrer ainsi à la spéculation, en tant qu'historien qui a été payé pendant plus de quarante ans par la République précisément pour débusquer les angles morts et dire des choses qui, même si elles peuvent paraître partiales, ouvrent des horizons qui n'étaient jusqu'alors pas visibles par les acteurs sociaux.

Je vous prie de m'excuser si j'ai laissé certaines questions de côté, mais il faudrait plusieurs heures, voire des jours de discussion pour faire le tour des sujets passionnants que vous avez abordés.

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