Je travaille sur le principe de laïcité depuis plus de trente ans, et j'ai soutenu une thèse sur ce sujet en 1999. Avant d'être nommée au conseil des sages de la laïcité, j'avais fait partie, en 2002, d'un comité de réflexion sur la laïcité à l'école auprès du ministre Jack Lang puis d'un groupe de réflexion et de propositions sur la laïcité auprès du Haut Conseil à l'intégration. J'interviens également dans le cadre de formations à la laïcité à destination des agents publics de diverses administrations. Je suis aussi, et c'est important pour moi, coresponsable de la mention Encadrement éducatif à l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (INSPÉ) de Toulouse.
Le projet de loi sur lequel vous m'auditionnez constitue une étape politiquement importante dans la lutte contre les radicalismes qui mettent en péril les fondements de la République. C'est aussi une étape importante dans ma propre réflexion, mais également dans le débat déjà ancien sur les différentes conceptions de la laïcité – peut-être sera-t-il le moment de trancher dans un sens ou dans l'autre. Je me propose d'exposer la construction de la laïcité et son évolution ; cela me semble nécessaire pour cerner le projet de loi.
J'ai entrepris mes recherches en partant du constat, malheureusement toujours d'actualité, de l'absence d'unanimité sur la définition de la laïcité, en dépit même de sa valeur constitutionnelle. Je l'explique principalement par deux raisons. D'abord, la laïcité est de plus en plus saisie par le droit sur le terrain des modalités de sa mise en œuvre, ce qui ne facilite pas la formulation d'une définition. Ensuite, les collectivités publiques, mais également les tribunaux, ont pu ouvrir la voie à une remise en cause de la laïcité entendue comme séparation entre la sphère publique et la sphère privée, conformément à la loi de 1905.
À la faveur d'une abondante littérature autour des questions de laïcité dans le cadre du pluralisme, des changements se sont opérés dans plusieurs secteurs, conduisant à la reconnaissance de la diversité, notamment religieuse, dans la sphère publique, au nom du droit à la différence et de la tolérance, entre autres. À la fin des années quatre-vingts, a émergé la laïcité adjectivée, qui n'a cessé de progresser depuis. Il s'agissait d'interroger la définition de la laïcité : fallait-il la repenser, la revisiter, la renouveler, la refonder en l'accommodant à l'environnement social, au fait religieux, aux demandes, voire aux revendications d'expression religieuse en dehors de leur champ ? Ou fallait-il réexaminer les textes fondateurs et revenir à l'universalisme laïc républicain ?
Ce projet de loi, me semble-t-il, pose encore ces mêmes questions au Parlement. Peut-être allez-vous trancher – s'il faut trancher. Dans mes travaux, j'ai fait le choix de la seconde approche. À travers l'analyse de la fragilisation du modèle laïc, j'ai essayé, dans ma thèse, de déterminer la nature de la laïcité.
Si, comme l'énonce l'article 1er de la Constitution, la République est laïque, il me semble que la laïcité devrait être républicaine. Or le rapprochement croissant entre le politique et le religieux, en le dénaturant, rend l'application de ce principe de plus en plus difficile. Deux éléments d'identification permettent de saisir la notion de laïcité et la nature de celle-ci : la République et le service public – la res publica et l'intérêt général, les deux ayant partie liée. Dans le projet de loi, le chapitre Ier est relatif à la neutralité, donc à l'intérêt général. Sans sécularisation des services publics, il ne peut y avoir séparation ; sans séparation, la liberté de conscience et la liberté de culte ne peuvent pas être garanties, non plus que l'égalité des options spirituelles ou l'autonomie de jugement.
La République étant laïque, les services publics se doivent d'être neutres. Il faut bien distinguer laïcité et neutralité. Dans le chapitre Ier du projet de loi, il est fait mention de la laïcité et de la neutralité des services publics. Il s'agit de deux notions différentes. Hormis à l'école, cas à part, on devrait plutôt parler de la laïcité de la République, qui implique la neutralité des services publics. Si le projet de loi doit décliner les deux notions, la neutralité n'est que la conséquence administrative de la laïcité de la République.
Le service public de l'éducation est, bien évidemment, au cœur de la construction laïque. L'école laïque, c'est l'école du citoyen. La laïcité est entrée par l'école en 1882. C'est pour et par l'école que s'est construite la tradition républicaine. L'école laïque n'impose aucune doctrine, aucune religion ; elle n'en professe aucune, mais n'est hostile à aucune. Ses personnels, comme tous les agents publics, sont soumis à l'obligation de neutralité, mais la neutralité ne suffit pas à caractériser l'école laïque par rapport aux autres services publics. La mission de l'école publique et laïque ne peut se réduire à l'indifférence et à l'abstention. Il est très difficile pour les futurs enseignants que je forme à l'INSPÉ de faire la part entre cette mission qui leur est confiée, et qui est loin d'être neutre, et leur obligation de neutralité, c'est-à-dire leur obligation de l'exercer en toute neutralité.
L'enseignement doit se donner pour but d'éviter aux futurs citoyens, aux futurs adultes, certains écueils : le dogmatisme, le communautarisme, le relativisme. En effet, l'école permet l'émancipation de la personne en essayant d'affranchir tous les élèves des enfermements identitaires ou communautaires. C'est pourquoi le service public de l'éducation est vraiment très particulier. Le projet de loi comporte quelques éléments relatifs à l'école, même si ce n'est pas une loi sur l'école. Il y aurait tant à dire sur ce service public.
J'ai poursuivi ma réflexion sur le principe de laïcité parce que son identification devenait de plus en plus nécessaire en raison des nombreuses questions concrètes que posait l'option nationale laïque : restauration scolaire, port de signes d'appartenance religieuse par les élèves, neutralité de certains services publics, neutralité des lieux publics, subventions aux associations cultuelles. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, beaucoup de débats publics n'ont fait qu'amplifier le flou de la notion de laïcité : d'un côté, elle a été instrumentalisée pour légitimer une pseudo-identité nationale, alors que ce n'est pas la France qui est laïque, mais la République, ce qui est très différent ; de l'autre, la laïcité a été conçue comme une sorte de posture compassionnelle vectrice de ces fameux « accommodements raisonnables », que l'on pourrait parfaitement considérer comme déraisonnables – mais là n'est pas la question.
J'ai également abordé la laïcité sous l'angle des frontières. La laïcité trace une frontière, absolument capitale dans notre droit, entre la sphère publique – l'État, les collectivités locales, les services publics – et la sphère privée, celle des individus, des communautés, des groupements libres ; c'est la frontière entre l'intérêt général et les intérêts individuels et collectifs. Lorsqu'il a posé le principe de séparation entre l'État et les églises, c'est bien la frontière entre ces deux sphères que le législateur de 1905 a établie. Il s'agissait de garantir les deux grandes libertés, rappelées dès le premier article de la loi de 1905 : la liberté de conscience et la liberté de culte. Souvent confondues, ce sont bien deux libertés différentes. Elles ont été proclamées en 1789 mais le législateur de 1905 a donné au principe de séparation un but protecteur de ces libertés. La laïcité est donc bien de l'ordre des droits de l'homme, et non de l'identité ou de la culture. Elle participe d'un dispositif juridique spécifique à la France, qui considère le principe de séparation comme le seul moyen de protéger ces deux libertés.
Cette frontière est la base de notre construction laïque, or elle est de plus en plus fragilisée, parfois même remise en cause, l'État n'étant, en fait, plus toujours séparé des cultes et des églises. Dans un mouvement assez paradoxal, la laïcité, inscrite dans la Constitution, d'un côté, a été invoquée au-delà des services et de la sphère publics, dans des espaces collectifs qu'il semblait nécessaire de protéger contre les revendications pressantes d'expression religieuse. Le contentieux Baby Loup, qui a duré six ans, illustre cet appel des entreprises à la laïcité constitutionnelle, et donc à la séparation, pour essayer d'endiguer les revendications d'expression religieuse. De l'autre côté, cette même laïcité connaissait des limitations dans l'application de ses principes fondateurs. Une première raison en est que ceux-ci n'ont pas fait l'objet d'une consécration juridique complète. Dans une importante décision du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel a commencé à les définir, mais il n'a retenu que le libre exercice des cultes et la non-reconnaissance de ceux-ci. Il a omis le premier message de la loi de 1905 – la liberté de conscience – et le moyen de garantir cette liberté – le principe de séparation.
Ce brouillage des frontières pourrait également s'expliquer par la faiblesse, voire l'absence, de réponse politique – le projet de loi pourrait en être une. C'est ainsi que certaines collectivités locales, comme l'Alsace Moselle ou certains territoires d'outre-mer, peuvent continuer à ne plus appliquer la laïcité, en vertu d'un statut dérogatoire – le projet de loi ne les vise pas, mais ce n'est peut-être pas son objet. D'autres collectivités territoriales ont pu appliquer le principe de laïcité de façon différenciée, l'accommoder parfois, sous le contrôle du juge administratif. La jurisprudence administrative semble de plus en plus être la seule source du droit de la laïcité. Il me semble que ce n'est au juge d'être la première source de ce droit de la laïcité.
Parmi ces réponses diversifiées apportées par les collectivités territoriales, citons la restauration scolaire ; les créneaux réservés à un public particulier, notamment pour des raisons religieuses, dans les piscines municipales ; les carrés confessionnels dans les cimetières, alors que ces derniers sont neutres ; l'installation de crèches de la nativité dans les lieux publics ; les subventions aux associations cultuelles. Beaucoup reste donc à régler, le cadre juridique de la laïcité n'étant pas sécurisé avec, d'un côté, les principes et, de l'autre, les contingences. L'exposé des motifs du projet de loi énonce que notre arsenal juridique est insuffisant. C'est vrai, et depuis longtemps.
La laïcité est une question non pas religieuse mais politique. Ce n'est pas un pacte, c'est un acte unilatéral de la puissance publique, et c'est la représentation nationale qui décide et consacre ce principe à travers la loi. Dans le cadre d'une démocratie pluraliste, celle-ci peut faire le choix de promouvoir une laïcité à l'anglo-saxonne, une laïcité adjectivée, qui considère davantage la pluralité que la res publica, qui se réduit à une gestion de la diversité culturelle et religieuse. Une telle laïcité met en avant seulement deux principes : la neutralité de l'État et la liberté de culte. Dans un cadre républicain, la représentation nationale peut choisir plutôt de consacrer une laïcité qui ne confond pas l'ordre religieux et l'ordre juridique, une laïcité qui reste fidèle à ses principes.
Pour en revenir au projet de loi, la lutte contre l'islamisme et, plus largement, selon l'exposé des motifs, contre tout entrisme communautariste ne peut s'adosser à une conception inclusive, tolérante, positive, ouverte de la laïcité. Cette dernière n'a pas été construite pour gérer le fait religieux, pour protéger les cultes de l'État. À l'inverse, elle a toujours été un combat contre les cléricalistes. Me référant à Gambetta, je rappelle que le législateur a séparé l'église et l'État en 1905, non pas pour lutter contre la religion, puisque la République doit protéger la liberté de culte et la liberté religieuse, mais pour combattre tous les cléricalismes, c'est-à-dire les prétentions de groupes, en l'espèce politico-religieux, d'imposer leur loi à toute la communauté nationale.
Au vu de son exposé des motifs, le projet de loi entend donc lutter contre le communautarisme. Ce terme juridique me convient, car c'est bien le communautarisme qu'il faut endiguer, la colonne vertébrale de cette lutte étant le principe de séparation. Or, à cet égard, le texte pourrait être plus clair. Certes, sur certains points, il précise les contours de la sphère publique et de la sphère privée au nom du respect de la liberté de conscience, de la liberté de culte et du principe d'égalité. Il s'efforce de borner la liberté d'expression religieuse par le biais de dispositions sur les associations ou l'école, par exemple, mais sans doute pas de façon assez flagrante. Conforter le respect des principes de la République, ainsi que l'énonce son titre, est très ambitieux, mais tel n'apparait pas être l'objet de toutes les dispositions puisque ces principes ne sont pas précisés. Peut-être faudrait-il soit les y faire figurer, soit réduire le titre au contenu traité – selon moi, la lutte contre le communautarisme.
Les principes républicains qu'il s'agirait de respecter, je peux les citer : le caractère indivisible, démocratique et social de la République ; la commune appartenance à la Nation ; le partage de la citoyenneté, l'identité des droits et des devoirs qu'elle implique ; la liberté, qui n'existe pas sans l'égalité – des citoyens, des usagers, des hommes et des femmes ; la souveraineté nationale, qui appartient au peuple et dont aucune section du peuple ne peut s'attribuer l'exercice. Autre principe républicain important, l'unité de la République, qui s'oppose, selon le Conseil constitutionnel, à la reconnaissance de droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d'origine, de culture, de langue ou de croyance. C'est à cet égard que la laïcité fédère, voire renforce, l'unité de la nation et qu'elle s'oppose à tout ce qui divise ou sépare. Mais ces principes sont liés à celui de séparation.
Je n'ai pas le temps d'aborder les dispositions les plus techniques du texte, mais j'aurais aussi un éclairage à apporter sur certains thèmes tels que la neutralité – plutôt que la laïcité – des services publics, l'encadrement des subventions accordées aux associations, par le biais du contrat d'engagement républicain ou encore la question de l'égalité hommes-femmes. Celle-ci est traitée dans le chapitre III, improprement intitulé, selon moi, « Protection de la dignité humaine », alors qu'il s'agit bel et bien de respecter un principe républicain en garantissant les droits des femmes et l'égalité hommes-femmes, et en évitant la soumission de celles-ci. Enfin, je pourrais revenir sur les dispositions concernant l'éducation et le sport, deux secteurs clés en matière de laïcité. Depuis quelques années, l'entrisme radical est très important dans le sport.