Intervention de Éric de Moulins-Beaufort

Réunion du lundi 4 janvier 2021 à 8h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Éric de Moulins-Beaufort :

Sur le plan général, je ne doute pas de l'intention qui préside à ce texte. L'inquiétude que j'ai exprimée tient à ce que le projet de loi peut, qu'on le veuille ou non, créer un effet d'entraînement à moyen et long termes. Pour lutter contre des groupes dont l'action, en tous points condamnable, mérite d'être poursuivie et interrompue mais qui sont minoritaires dans notre pays, on risque de faire porter le poids de ces modifications à l'ensemble des citoyens croyants, à l'ensemble des cultes en France. On ne valorise peut-être pas suffisamment l'apport positif que ces citoyens apportent ou tentent d'apporter au bien commun. L'obligation de déclaration préalable, à la suite de de l'intervention du Conseil d'État, est une relative amélioration par rapport à l'écriture initiale du texte ; cependant, le préfet est censé recevoir tous les cinq ans cette déclaration préalable qui conditionne l'éligibilité à certaines facilités fiscales. Il est certes légitime que l'État contrôle les bénéficiaires de ces avantages fiscaux, mais outre que le délai de cinq ans est relativement bref – je me suis laissé dire que pour les fédérations sportives ce délai est de huit ans –, quel sera le statut des associations entre le moment de la déclaration et le terme du délai dans lequel le préfet est censé avoir reconnu ou reconduit cette qualité ? Le statut d'association cultuelle sera-t-il remis en cause tous les cinq ans ? Quelle sera la garantie de traitement ? Cette disposition donne le sentiment d'une surveillance renforcée plutôt que d'un accord d'autorisation générale d'exercer. Nous avions de longue date prévu une réunion à ce sujet ce soir ; je pourrai vous transmettre nos propositions ultérieurement.

Le financement étranger ne concerne pas les catholiques de France : c'est nous qui finançons le Saint-Siège et non le Saint-Siège qui nous finance. Nous aidons beaucoup de structures ecclésiales dans des pays d'Afrique et d'Asie, ce ne sont pas eux qui nous aident – grâce à Dieu, nous n'en sommes pas encore là. Si la question se posait, ce serait de manière vraiment très marginale, et concernerait un projet précis. Le renforcement du contrôle des financements est légitime et nous n'y avons pas d'objection de principe. Toutefois, le projet de loi alourdit des procédures déjà pesantes et crée des contrôles spécifiques aux associations cultuelles qui n'existent pas pour toutes sortes d'autres domaines de la vie publique, dont les sports et les arts, qui peuvent éventuellement être financés par l'étranger, et l'on en vient à se demander pourquoi les associations cultuelles sont l'objet d'un traitement spécial.

Le texte prévoit aussi des assouplissements relatifs aux immeubles de rapport. Comme je vous l'ai dit, nous n'étions pas spécialement demandeurs de ce projet, mais le ministre, en nous le présentant, a fait valoir que c'est peut-être l'occasion d'un peu de souplesse. Pour l'instant, nos associations diocésaines ne peuvent pas détenir d'immeubles de rapport. Nous ne cherchons pas spécialement à nous transformer en promoteur immobilier, mais certains de nos immeubles, s'ils sont un peu trop grands pour un usage strictement pastoral, pourraient être utilisés à usage mixte et une partie pourrait être louée. L'Église de France vit de la générosité des fidèles, et c'est le modèle que nous préférons. Si cette disposition est maintenue, nous en profiterons raisonnablement, mais, je le répète, nous n'en sommes pas spécialement demandeurs.

Nous sommes favorables aux dispositions permettant de clarifier ce qui relève du cultuel et ce qui relève du culturel, mais est-il vraiment nécessaire de renforcer cette distinction si précisément alors que l'objet des associations diocésaines est de soutenir le culte ? Cet objet social très limité présente des inconvénients et complique un peu notre action, mais nous sommes habitués à vivre ainsi et ce régime nous convenait.

J'espère que dans les lieux de culte catholique il n'y a pas de provocation à la haine car ce n'est pas l'objet de la religion chrétienne. Si un ministre du culte se laissait aller à des propos de ce genre, un dispositif de sanctions internes permettrait d'aller jusqu'à lui retirer la possibilité de prêcher ou de célébrer – mais je ne connais pas de cas de ce type au sein de l'Église catholique. Peut-être y en a-t-il dans d'autres groupes qui se disent catholiques mais qui se sont écartés de l'autorité des évêques ; je l'ignore.

Le problème de ces dispositions, dont nous approuvons le principe, est de déterminer pourquoi il est nécessaire de les renforcer pour les cultes au regard de la loi d'application générale qui interdit ou qui devrait interdire la provocation à la haine dans tous les domaines d'expression des citoyens. De nombreux débats ont déjà eu lieu à ce sujet, notamment pour ce qui relève de la haine en ligne. Ce sujet ne relève pas seulement de la répression mais de l'éducation, de la formation des esprits et des cœurs, travail de l'école et des familles, et d'un élan national. Que l'on en vienne à devoir réprimer par la loi la provocation à la haine, c'est dire que, malheureusement, la cause est déjà quelque peu perdue, puisque s'abstenir de tels propos fait tout simplement partie de la vie civilisée. Il faut un engagement plus général dans l'apprentissage du respect mutuel ; des débats complexes et utiles ont eu lieu à ce sujet en octobre après l'assassinat de Samuel Paty et le triple assassinat commis à Nice.

Quand le Président de la République a réuni, début octobre, les responsables des cultes en France pour les informer de la teneur du discours qu'il allait prononcer aux Mureaux, il a évoqué son projet de rendre obligatoire la scolarisation, et non simplement l'instruction. Enfant de l'école laïque et républicaine, je n'ai pas vu immédiatement de difficultés à une telle disposition ; mais, assez vite, en écoutant réagir autour de moi, je me suis rendu compte que l'enseignement en famille relève de nécessités nombreuses que l'on ne peut effacer d'un trait de plume. Finalement, le projet de loi tient compte de cette diversité et se propose de dresser la liste des motifs qui rendraient possible l'enseignement en famille, mais en prévoyant de nombreux contrôles des intentions des parents, avec une sorte de suspicion de base. Je comprends l'inquiétude qu'éprouve le Gouvernement face à la déscolarisation de certains enfants, notamment de filles, ou plutôt leur prétendue scolarisation en famille, avec le risque qu'elles soient en réalité formées dans des structures clandestines. Cela doit certes être empêché pour le bien des enfants et de notre société mais faut-il pour autant revenir sur le principe de la liberté des parents dans le choix du mode d'éducation et d'instruction de leurs enfants, alors que tout ce qui se passe hors contrat ou en famille fait déjà l'objet de beaucoup de contrôles ? Une fois encore, mieux vaut donner envie à tout le monde de participer à la construction de la communauté nationale plutôt que se limiter à réprimer ceux qui veulent de s'y soustraire car ils trouveront d'autres moyens de le faire.

Comment promouvoir la liberté de conscience et la liberté de culte et, en même temps, le respect des principes de la République ? Mais c'est le régime dans lequel vit le pays actuellement – un régime qui permet la liberté de culte et qui permet à l'immense majorité des citoyens et notamment des croyants de participer à la vie publique et à la vie sociale d'une manière positive. On se satisfait plus ou moins de la législation, mais cela participe de la vie démocratique, et je ne pense pas que l'immense majorité des croyants envisage de se soustraire aux lois de la République. Or c'est ce que le projet de loi, tel qu'il est formulé, donne à penser.

Le contrôle de ce qui s'enseigne dans les écoles confessionnelles est-il suffisant ? Jusqu'à présent, j'avais ce sentiment, en tout cas pour ce que je connais de l'enseignement catholique en France : il me semble contribuer de manière positive au dynamisme de l'éducation nationale dans notre pays, avec une certaine émulation par rapport à l'Éducation nationale au sens strict qui me paraît tout aussi positive.

Le projet de loi porte-t-il atteinte à la liberté religieuse ? Mon propos n'est pas aussi dramatique. Je n'ai pas de doute sur l'intention du Gouvernement et, a priori, encore moins sur celle du Parlement qui va débattre. Si ce texte m'inspire des sentiments mêlés, c'est que l'on peut craindre qu'il ait des prolongements : quand on entre dans la voie du contrôle et de la répression de la liberté, où s'arrête-t-on ? Quand l'État prend l'habitude, même si c'est en raison de nécessités, d'encadrer la liberté, il peut en venir à durcir cet encadrement jusqu'à étouffer la liberté. Ce fut un grand combat de l'Église catholique en Italie, au moment du fascisme, de préserver la liberté de l'Église d'enseigner les enfants, de ne pas les faire entrer dans une Éducation nationale qui aurait été celle de l'État fasciste. La situation ne se présente pas de la sorte en France aujourd'hui mais il faut veiller à ce que notre législation ne prépare pas le terrain à des pratiques de ce genre.

Ce texte peut-il être un facteur d'apaisement ? Je suppose qu'il veut l'être – en tout cas, c'est ainsi qu'il a été présenté par le Président de République et par le ministre de l'intérieur. Cependant, le Président de la République, dans le discours qu'il a prononcé aux Mureaux, a abordé plusieurs volets de la vie sociale et, malheureusement, le projet de loi porte sur un seul. Aussi ma principale proposition ne serait pas tant d'améliorer un point particulier du texte que de l'inscrire dans un travail global propre à renouveler le désir de former une communauté nationale. Si l'on a des raisons de penser que des parties de la population ne souhaitent pas s'intégrer totalement à la communauté nationale, il faut essayer de faire croître ce désir.

On peut supposer que la neutralité religieuse imposée aux délégataires de services publics ne s'applique pas à l'école catholique, mais ce n'est pas limpide. L'école catholique doit pouvoir le rester ; son caractère propre est pour le moment garanti par la loi et s'exerce dans le cadre du contrat de service public. C'est évidemment un sujet auquel nous sommes très attentifs et que nous ne souhaitons pas voir modifier. L'éducation catholique peut être vue comme un enrichissement de toute la société plutôt que la simple culture d'un particularisme qui détacherait de la communauté nationale. Une certaine culture catholique est aussi une manière d'entrer dans la longue histoire de notre pays.

Quelle que soit l'intention du texte, les mesures qu'il énumère sont de nature répressive, à la légère exception de l'assouplissement concernant les immeubles de rapport.

J'ai dit ce que je pensais de la déclaration préalable. Je laisserai à des juristes plus compétents que je ne le suis le soin de déterminer si ce serait une manière pour l'État de reconnaître les cultes contrairement à ce que dispose la loi de 1905, mais il me semble que cette mesure vise simplement à vérifier le caractère cultuel d'une association pour lui ouvrir le bénéfice de certaines dispositions fiscales ; elle peut donc se comprendre, et je ne suis pas certain qu'elle tende à la reconnaissance d'un culte au sens où elle impliquerait que la République lui octroie une valeur particulière. Il reste à savoir quels critères permettront à un préfet de déterminer qu'une association est de nature cultuelle. On peut aussi s'interroger sur la capacité des préfectures à traiter ces questions en termes de personnel : il me semble que l'on est revenu il y a quelque temps sur une disposition de loi parce que les préfectures ne parvenaient pas à faire face. Cela nous soucie.

Doit-on craindre que les règles très strictes prises au sujet de l'enseignement en famille et dans les écoles hors contrat dérivent vers l'enseignement sous contrat ? Ce risque est toujours possible. Bien entendu, ce n'est pas un argument pour ne rien faire, mais cela suppose une grande vigilance. D'une manière générale, je sais que le Parlement s'attache, dès que des libertés sont limitées, à ce que cela soit fait de façon très rigoureuse et très restreinte au risque, sinon, d'attenter aux libertés elles-mêmes.

S'agissant de la multiplication des contrôles en matière fiscale et comptable, je sais, pour en avoir discuté avec d'autres responsables des cultes en France, que notre interrogation est commune : pourquoi faisons-nous seuls l'objet d'une telle sollicitude ? N'y a-t-il pas d'autres secteurs de la société auxquels elle devrait être étendue ? Est-ce vraiment justifié ?

Il m'a été demandé quelles propositions je ferais, serais-je législateur ; ne l'étant pas, je suis heureusement dispensé de ce travail. Je dirai seulement que l'article 6 mentionne la sauvegarde de « l'ordre public » et que l'on gagnerait peut-être à substituer à ce terme celui de « sécurité publique », à la fois plus précis et plus limité. Rappelons-nous : il y a quelques années, le Conseil constitutionnel a censuré une loi qui créait une sorte de « délit de fraternité » : quand quelqu'un venait en aide à un migrant sans papiers en le transportant dans sa voiture ou en lui donnant un repas, il pouvait tomber sous le coup de la loi alors qu'il exerçait un acte d'humanité. Il faut accepter, de temps en temps, que l'on fasse des actes d'humanité non prévus par la loi. En l'espèce, parler de « sécurité publique » plutôt que d'« ordre public » suffit : on voit bien que venir en aide à un terroriste n'est pas exactement la même chose que de venir en aide à une personne en train de grelotter, mourant de faim, au bord d'une route.

La laïcité « à la française » nous permet de vivre ensemble dans la liberté. C'est une heureuse manière de vivre les libertés fondamentales de l'être humain. La liberté de l'enseignement fait partie de cet ensemble, ce qui explique les quelques inquiétudes que j'ai exprimées.

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