Le grand rabbin a déjà répondu à une grande partie des questions, si ce n'est à toutes. Je répondrai à celles qui portent sur l'antisémitisme et l'état d'esprit des Juifs de France aujourd'hui. On a demandé ce que nous faisions pour donner aux Juifs l'envie de rester en France. Il s'agit là d'une vraie question.
Dans le cadre des différents mandats que j'ai assumés depuis plusieurs années, j'ai toujours dit qu'il y avait moins de Juifs en France aujourd'hui qu'il n'y en avait il y a cinq ans, et qu'il y en avait moins il y a cinq ans qu'il y a dix ans. Cette courbe décroissante s'explique par deux phénomènes : de nombreux Juifs ont quitté la France ces dernières années, mais certains aussi abandonnent leur identité et s'assimilent à tel point que leurs enfants ne font plus partie de la communauté. C'est un phénomène nouveau alors qu'après la Shoah, la croissance de la communauté juive de France était certainement l'une des plus importantes en Europe, notamment du fait de l'arrivée des Juifs d'Afrique du Nord et de certains pays d'Europe de l'Est.
Nous combattons aujourd'hui l'islamisme radical qui, en même temps qu'il atteint notre société, favorise le développement d'une nouvelle forme d'antisémitisme, d'antisionisme et de haine d'Israël. Dans ce contexte, le Parlement s'apprête à voter un projet de loi. On peut voir les choses positivement : comme l'a dit le grand rabbin, ce texte vise à conforter l'esprit républicain et les valeurs de la République. Mais nous ne devons pas perdre de vue qu'il faut combattre précisément l'islamisme radical. J'insiste sur ce point car je ne voudrais pas que les Juifs de France, qui nous interpellent, qui interpellent le grand rabbin et qui nous interpelleront encore davantage lorsque ce texte sera au cœur du débat public, aient l'impression que tout le monde est traité à égalité dans la lutte contre les atteintes portées à la République. Nous devons veiller à rassurer les Juifs de France, à leur donner envie de rester dans notre pays. Nous devons trouver des moyens, notamment financiers, pour assurer leur sécurité dans les quartiers difficiles. Le grand rabbin a évoqué l'aide que l'État nous a apportée pour sécuriser nos lieux, mais il ne faudrait pas oublier les vigiles que nous avons dû recruter et tous les moyens supplémentaires que nous avons dû déployer. Je vous le demande pour l'ensemble des religions, mais plus particulièrement encore pour le judaïsme, qui s'interroge aujourd'hui sur son avenir : il ne faudrait pas que chaque rabbin ou président d'association cultuelle, qui a toujours respecté l'ensemble des règles de notre pays, ait l'impression que le texte qui résultera de vos travaux lui impose des contraintes nouvelles. Cela porterait atteinte à l'état d'esprit des Juifs de France.
La veille de l'attentat de Toulouse, nous avons obtenu l'autorisation de construire le Centre européen du judaïsme, un grand bâtiment de près de 5 000 mètres carrés qui accueille notamment le Consistoire. Imaginez-vous le doute qu'ont pu ressentir les conseillers d'administration du Consistoire au moment d'engager le plus grand projet juif d'Europe en 2012, de commencer les travaux au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l'Hypercacher, et d'inaugurer le bâtiment ? Ce projet était notre réponse. Certains Juifs quittent la France, d'autres doutent, des synagogues sont attaquées et nous sommes obligés de nous protéger. J'aurais pu, il y a dix ans, renoncer au plus grand projet de la communauté juive en France, mais nous l'avons mené à bien. Le Centre européen du judaïsme a été inauguré par le Président de la République, bien que toutes les structures de l'État se soient montrées d'une froideur totale lorsque nous avons sollicité des aides, même dans le domaine culturel. Nous avons fait notre part pour essayer de convaincre les Juifs de France qu'ils avaient un avenir dans notre pays. Il ne faudrait pas que le présent projet de loi suscite de nouveaux doutes chez les responsables de la communauté juive de France ou, tout simplement, chez les Juifs de France.
Tout cela est très subtil, très compliqué. La censure de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet a attisé les doutes : voulons-nous réellement combattre l'antisémitisme ? Je crains que dans cinq ou dix ans, les autorités pinaillent contre ceux qui ne créent pas de problèmes au lieu de concentrer leur action sur ceux qui en créent. C'est ce que je ressens aujourd'hui dans mes discussions à tous les niveaux de l'État. J'ai donné l'exemple du Centre européen du judaïsme, aujourd'hui confronté à d'énormes difficultés de financement car on a peur qu'en aidant une structure juive, on doive aider également d'autres structures.
Faut-il différencier, pour les associations loi 1905, les activités cultuelles et les activités non cultuelles ? Il faut comprendre que certaines activités non cultuelles font partie de la vie d'un culte, d'une communauté – pardon d'utiliser volontairement ce mot, je veux parler d'une communauté d'intérêts, d'une communauté de philosophie. Il y a sept ou huit ans, j'ai été obligé de créer le Secours juif pour éviter qu'une administration trop pointilleuse ne retoque les reçus fiscaux correspondant aux dons destinés à aider, dans une synagogue, des personnes en difficulté. Pourtant, n'est-ce pas la vocation d'un culte que d'encourager ce que nous appelons la tsedaka et que d'autres appellent la charité ? Faut-il créer une association à part pour cela ? Ces activités, qui entrent dans le cadre du culte, doivent-elles être déclarées séparément ? C'est à vous de le déterminer.
Le Consistoire est resté très respectueux de la loi de 1905. Pour répondre à une question qui nous a été posée, il est possible que quelques associations loi 1905 soient créées. Quant aux associations loi 1901, il n'y en a pas – ou quasiment pas – qui gèrent un culte aujourd'hui en France. Je ne sais pas si certaines associations loi 1905 deviendront demain des associations loi 1901 ; essayons de l'éviter car ce serait un échec pour la communauté juive.
Prenons le cas d'une communauté religieuse ayant une synagogue, qui a toujours respecté la loi, qui s'organise dans le seul cadre d'une association loi 1905 et qui n'a pas voulu créer d'autre association. Pour la partie non cultuelle de son activité, c'est-à-dire la partie sociale et éducative – l'organisation de conférences ou d'activités ludiques pour les jeunes, par exemple –, devra-t-elle créer une association loi 1901 ? Autorisera-t-on les collectivités locales, qui rechignent à agir en faveur des Juifs de peur de rompre une certaine égalité de traitement, à aider une association loi 1905 pour la partie non cultuelle de son activité ?
Les associations cultuelles assurent la rémunération du rabbin, mais ce dernier exerce-t-il une activité cultuelle quand il réconcilie des couples ou encourage les jeunes à devenir de meilleurs citoyens ? Il faut rentrer dans le détail : tout ce qui concerne la synagogue ne relève pas du culte. Comme les autres lieux de culte, la synagogue est aussi un lieu de rassemblement, où il se passe plein de choses qui n'ont rien à voir avec le culte. Pour ces activités, l'outil existant – l'association loi 1905 – est-il suffisant ou faut-il en créer un nouveau ?
S'il vous plaît, ne défaites pas ce que nous essayons de faire depuis des années. Faites en sorte que les Juifs de France n'aient pas l'impression d'être punis par toutes ces règles nouvelles, instaurées pour résoudre le problème d'un culte qui a engendré une frange marginale, l'islamisme radical. Je suis médecin. Quand j'ai fait mes études de médecine, je n'ai eu aucun problème à demander à mes chefs de service de m'absenter pour le shabbat et les fêtes, ni à demander à mes universités de ne pas passer d'examen le vendredi soir ou le samedi. Si de telles demandes posent problème aujourd'hui, c'est parce qu'on essaie de gérer un nouveau culte qui est en train de s'installer en France. Or je ne suis pas sûr que ce soit en réglementant le culte à l'excès qu'on combatte le terrorisme. Notre objectif est la lutte contre le terrorisme et la radicalisation de l'islam ; pour ce faire, allons-nous contrôler tous les cultes ? Nous devons nous poser cette question pour chacune des lignes que compte ce texte. Mon avis se fonde sur vingt ans d'expérience, de responsabilité et d'analyse.
La question des financements venant de l'étranger ne nous concerne quasiment pas. En la matière, les associations loi 1901 et loi 1905 seront-elles soumises à la même législation ? Il n'est pas question de contrôler l'origine des financements dans le cadre de la loi de 1905 si on ne le fait pas dans le cadre de la loi de 1901, à moins de vouloir inciter chacun à rester régi par la loi de 1901.
S'agissant de l'enseignement, je pense que les écoles juives sous contrat et même les quelques écoles juives hors contrat sont un exemple d'intégration républicaine. Là encore, il ne faudrait pas que ces systèmes scolaires se sentent stigmatisés parce que l'on cherche à éviter des dérives ailleurs.
Pardon d'insister sur ce risque. Chacun connaît ma proximité avec le monde musulman – je suis originaire du Maroc et j'ai des relations quotidiennes avec les responsables du Conseil français du culte musulman (CFCM) –, mais je ne tolérerai pas que le judaïsme, dont les contraintes comme le shabbat ou la nourriture kasher sont plus fortes que celles des autres religions, soit la victime collatérale d'une règle imposée pour lutter contre l'islamisme radical. Je ne voudrais pas que des Juifs intégrés à la société française, ayant envie de continuer à vivre leur judaïsme de façon pleine et entière tout en étant des citoyens exemplaires, subissent une double peine. Il ne faudrait pas que les Juifs de France, en particulier les responsables des structures associatives juives en France, se sentent plus en difficulté.