Intervention de Jean-Louis Bianco

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 9h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité :

Merci, mesdames, messieurs, pour votre invitation, à laquelle nous sommes sensibles. Je vous adresse à mon tour mes meilleurs vœux, en mon nom personnel mais également au nom de l'Observatoire, pour vous-mêmes, vos familles et vos actions.

L'Observatoire de la laïcité est une commission consultative, placée auprès du Premier ministre, qui a été créé à l'initiative du Président Jacques Chirac, par un décret signé par Dominique de Villepin, Premier ministre, et Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur. Il n'a été installé qu'en 2013 par le Président François Hollande, et son mandat a été renouvelé par le Président Macron et son Premier ministre, Édouard Philippe. Cette continuité républicaine est intéressante.

Sa composition est plurielle, puisque trois catégories de membres sont représentées, ce qui est relativement rare pour une instance consultative. Cela lui donne la capacité de comprendre les enjeux et de définir comment les réformes doivent être appliquées.

Il compte sept membres de droit représentant les ministères les plus directement concernés par les questions de laïcité, quatre parlementaires – deux députés, deux sénateurs –, à parité femmes/hommes, de la majorité et de l'opposition, et dix personnalités qualifiées, de provenance extrêmement diverse, en raison de leurs travaux sur la laïcité et les faits religieux : un conseiller d'État, le vice-président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), un inspecteur de l'éducation nationale, un philosophe, un chercheur, ou encore une femme qui a commencé sa vie professionnelle comme éducatrice de jeunes enfants.

L'ODL a quatre missions. Premièrement, établir un état des lieux de la laïcité, aussi documenté, honnête et impartial que possible. Nos sources sont diverses. Elles proviennent tout d'abord des ministères, qui nous communiquent de nombreuses données, que vous pouvez trouver dans notre rapport annuel, mis en ligne depuis une dizaine de jours sur notre site laïcite.gouv.fr.

Ensuite, de nos déplacements sur le terrain – même s'ils ont été moins nombreux depuis le début de la crise sanitaire. Le rapporteur général et moi-même avons effectué plus de mille déplacements dans l'ensemble des départements de France métropolitaine et à La Réunion.

Par ailleurs, nous avons nos interlocuteurs : les mouvements de pensée, les obédiences maçonniques, les religions, les mouvements d'éducation populaire, les mouvements historiques de la laïcité qui, non seulement nous font des remontées régulières, mais nous présentent chaque année un état des lieux – vous le trouverez également dans notre rapport annuel.

Enfin, nous disposons depuis près de trois ans d'un baromètre qui mesure l'état de l'opinion sur la question de la laïcité, que nous réalisons avec l'institut Viavoice. Nous travaillons également avec un certain nombre de chercheurs, tels que Philippe Portier, car nous sommes conscients que pour un tel sujet, il est difficile de construire des questions qui n'induisent pas en partie la réponse. Nous avons donc œuvré pour élaborer un outil aussi scientifique que possible.

Nous avons ainsi appris que les Français ont une bien meilleure connaissance de la laïcité que ce que nous pouvions craindre. Il s'agit là d'une évolution récente qui tient à l'implication de nombreux acteurs sur la question de la laïcité depuis quelques années.

Première mission, donc, informer. Nous remettrons notre rapport annuel au Premier ministre et au Président de la République dans le courant du mois.

Deuxièmement, conseiller le Gouvernement sur les politiques publiques et les actions touchant au principe de laïcité.

Troisièmement, intervenir sur le terrain. Nos interventions sont extrêmement nombreuses et variées. Nous sommes amenés à jouer un rôle de formateurs, de conseillers, d'animateurs de débats, d'intervenants suggérant des solutions pour des institutions diverses : pour des collectivités locales, dont certaines ont élaboré, avec nous, une charte de la laïcité ; des ministères, y compris ceux qui ne sont pas membres de droit de l'ODL ; des grandes associations ; des partis politiques, aussi bien au niveau local que national ; et différents partenaires, tels que la Ligue de l'enseignement, la Ligue des droits de l'homme, la Fédération nationale de la libre-pensée ou encore Solidarité laïque.

D'ailleurs, l'intensité des actions visant à promouvoir la laïcité a considérablement augmenté. Il suffit de taper « Google laïcité » sur un ordinateur pour se rendre compte de tout ce qui a été réalisé en quatre ans.

Enfin, quatrième mission, former. La formation est prioritaire et doit concerner tout le monde, car la laïcité n'est respectée que si nous avons de bons citoyens, et nous n'avons de bons citoyens que s'ils maîtrisent le principe de laïcité. Je suis d'ailleurs frappé de constater l'intérêt que beaucoup de gens y portent, quelles que soient leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques. Nous prenons le soin de leur donner des clés et évitons de leur asséner des vérités qui viendraient d'en haut.

S'agissant de nos formations, nous avons consenti nos efforts en priorité vers l'éducation nationale, mais nous sommes encore loin du compte. D'après une enquête menée en 2018 par l'IFOP et le Comité national d'action laïque (CNAL), 81 % des enseignants affirment n'avoir jamais été formés à la laïcité. Et ceux qui l'ont été ne sont pas satisfaits.

Par ailleurs, la formation initiale qui est dispensée dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (INSPE) est de valeur très inégale. Il est rare que le contenu d'une formation comprenne, à la fois, de l'histoire, du droit et de la pédagogie. Que doit faire un enseignant si un élève conteste son cours ? Répondre à cette question difficile suppose d'avoir travaillé avec des enseignants ayant été confrontés à ce type de problème.

C'est la raison pour laquelle, nous recommandons depuis longtemps qu'un module national unique, validé scientifiquement, soit diffusé dans tous les INSPE et fasse l'objet d'une intention importante. J'ai compris que le ministère était d'accord sur le principe, mais que l'élaboration de ce module a été retardée par la discussion puis l'adoption de la loi pour une école de la confiance. Il me semble cependant que ce module est plus urgent que jamais, au regard des difficultés que rencontrent un certain nombre de jeunes enseignants.

Outre ces quatre missions, nous répondons aux questions dans un délai de 48 heures. Ce qui représente une tâche énorme, sachant que l'équipe permanente de l'ODL est réduite à quatre personnes salariées, deux apprentis et un stagiaire. Les 22 membres sont tous bénévoles. Notre budget de fonctionnement, hors charges salariales puisque celles-ci relèvent du Gouvernement, est de 59 000 euros. Nous avons d'ailleurs eu la fierté d'apprendre que, selon le « jaune » budgétaire du ministère des finances, l'ODL a le meilleur ratio activité/coût. Le travail accompli par les membres et par l'équipe de l'Observatoire est en effet extraordinaire.

Nous élaborons divers guides pratiques relatifs à la laïcité et à la gestion du fait religieux, à l'adresse, notamment, des collectivités locales, des associations, des entreprises, des établissements publics de santé. Ils sont très largement diffusés et ont la particularité d'être faciles à consulter. Une partie rappelle la loi, une autre la jurisprudence – le Conseil d'État et la Cour de cassation ont rendu un grand nombre d'arrêts très éclairants – et une dernière est beaucoup plus pratique – que faire en cas de conflit ?

Les atteintes à la laïcité ne sont pas simples à caractériser. C'est ce que révèle l'enquête publiée chaque année par le ministère de l'éducation nationale qui fait état de quelque 950 atteintes à la laïcité, un chiffre relativement faible par rapport au nombre d'élèves. Ces atteintes sont sans aucun doute sous-estimées, les difficultés rencontrées par les enseignants étant bien plus nombreuses. Il apparaît en outre que, dans 40 % des cas, il n'a pas été possible d'identifier un fait précis. Je rappelle que les faits précis sont, par exemple, la façon de s'habiller, la contestation des enseignements, les absences systématiques à la piscine sur présentation d'une ordonnance, etc.

Il s'agit pour beaucoup de manquements aux règles élémentaires de la vie en société, tel le non-respect de l'égalité entre les femmes et les hommes. C'est la raison pour laquelle, nous nous réjouissons de la circulaire prise par la garde des Sceaux du précédent gouvernement qui prévoit qu'en cas d'atteinte aux principes essentiels de la vie en société, et en particulier à celui de l'égalité entre les femmes et les hommes, les procureurs soient chargés de vérifier les faits, d'enquêter, de poursuivre et de porter plainte. Il revient en effet à la République d'accomplir cette mission.

Pour travailler utilement, il faut se mettre d'accord sur les mots. Je souhaiterais donc vous proposer une définition de la laïcité que j'ai expérimentée devant des publics les plus divers et qui, me semble-t-il, peut faire l'objet d'un consensus : la laïcité est un principe politique et non uniquement juridique ; c'est un principe plutôt qu'une valeur ; un principe politique qui repose sur trois piliers.

Le premier pilier est la liberté. Si nous avons parfois tendance à l'oublier, je peux vous assurer que les femmes et les hommes qui obtiennent le statut de réfugié ou la nationalité français sont, eux, parfaitement conscients de la chance qu'ils ont de jouir de la liberté : liberté de conscience, liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de pratiquer une religion, liberté d'exprimer ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi, comme le précise la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDHC) de 1789, dans son article 10, ni ne nuise à autrui – article 4.

La liberté est la première valeur, chronologiquement du moins. Nous pouvons débattre pour savoir si, philosophiquement, c'est la plus importante. Je pense que oui, mais on peut ne pas être d'accord. Quoi qu'il en soit, cette notion est plus actuelle que jamais, car elle pose un principe universel. En effet, il ne s'agit pas de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen français, mais de la Déclaration des droits des hommes et des citoyens du monde. Cette universalité, ce caractère relativement abstrait de la notion de citoyen est par nature adaptable et donc utilisable dans des contextes différents et à des époques différentes ; c'est ce qui fait sa force.

Le deuxième pilier est la séparation des Églises et de l'État, conformément à la loi de 1905, qui a pour conséquence la neutralité religieuse des services publics – non seulement des fonctionnaires, mais aussi des personnes chargées d'une mission de service public. Cette neutralité ne souffre aucune exception, dès lors qu'il s'agit d'une mission de service public. Elle conduit à ce que la loi protège la foi, aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi.

Enfin, troisième pilier, la citoyenneté, qui se construit en vivant et en « faisant » ensemble.

S'agissant du projet de loi, nous sommes très heureux de constater que, sur plusieurs sujets importants, il reprend des préconisations de l'ODL – loi de 1905, loi de 1901, financement des cultes, transparence des cultes, contrôle de l'enseignement à domicile. Nous souhaitons insister sur la nécessité de disposer d'outils adaptés. Ce travail a commencé puisque les observations du Conseil d'État, qui rejoignaient certaines des nôtres, ont été prises en compte.

Enfin, nous avons clairement deux priorités pour le pays, à travers ce projet de loi, mais également au-delà de celui-ci : d'une part, la formation, d'autre part, la mixité sociale, la mixité scolaire et l'intégration. Tant qu'il n'y aura pas davantage de mixité sociale, les pressions sociales seront fortes ainsi que les pressions politiques de ceux qui veulent que leur religion prenne le pouvoir sur la loi démocratique.

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