Intervention de Jean-Louis Bianco

Réunion du mercredi 6 janvier 2021 à 9h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité :

Je peux comprendre que le Gouvernement ait flotté sur l'appellation de ce projet de loi, car il n'est pas facile de cerner ce qu'on veut dire. Finalement, il a préféré utiliser les termes « principes de la République » plutôt que « séparatisme », ce qui me paraît mieux. Afin d'éviter les débats pénibles de posture, d'accusation, il est important de se mettre d'accord sur le sens des mots. C'est la raison pour laquelle j'ai proposé une définition de la laïcité. Il faut s'efforcer d'avoir des positions raisonnables, qui recherchent des faits et des qualificatifs, pas des insultes ou des marqueurs idéologiques. C'est ainsi que nous aiderons à la formation des citoyens et des enseignants. L'idéologie ne doit pas être dans les mots. Je n'emploie plus le terme islamophobie, depuis très longtemps, pour ne pas avoir à revenir sur ces différents sens et expliquer en quoi cela peut être une manipulation pour empêcher une critique de l'islam.

Nous constatons depuis longtemps des phénomènes d'homogénéité sociale. Les politiques de la ville, si elles ont donné des résultats, ont globalement échoué sur la mixité scolaire et sociale. Dans certains territoires, totalement homogènes – pas forcément à l'échelle d'un quartier, ce peut être une barre d'immeubles –, la loi économique est celle de la drogue. Vous pouvez toujours essayer de convaincre les jeunes de créer leur entreprise, quand les chefs locaux de la drogue roulent en Mercedes… Et sur le plan idéologique, les habitants de ces territoires, en majorité, voire en totalité, de culture musulmane – des formes très archaïques, littéralistes, hors du temps présent –, refusent les lois de la République avec une volonté de vivre entre soi. Si nous pouvons comprendre qu'ils partagent cette identité, cela ne doit pas être au détriment d'une appartenance commune à la République. Le séparatisme, c'est cela, c'est vouloir vivre selon ses lois.

Mais les propos et les actes contraires aux lois de la République doivent être sanctionnés. C'est là que nous devons placer la barrière : sanctionner toutes les atteintes aux exigences de la vie en société, dès le premier acte. Peu importe leur nombre. Ce qui compte, c'est de sanctionner, non pas sur un jugement, une émotion, un sentiment, une impression, mais sur des paroles et des actes. C'est ainsi que nous éviterons d'alimenter la propagande victimaire. Si l'État prend des mesures et qu'il est suivi par les tribunaux, ce sera bon pour la République.

Je ne m'exprimerai pas sur le sondage de ce matin, que je n'ai pas lu. Je peux dire que de précédents sondages font en effet état d'une augmentation des phénomènes d'autocensure par les enseignants. Mais qu'appelle-t-on autocensure – je rejoins Alexis Corbière ? Cela se produisait notamment dans le primaire, où les parents contestent les cours, mais aussi dans les réseaux d'éducation prioritaire Plus (REP+) et dans certains secteurs de l'enseignement professionnel.

Un autre sondage de l'IFOP, publié en 2018, indiquait que la majorité des enseignants parvenaient, par le dialogue, à surmonter les contestations. Ce même sondage demandait aux enseignants de définir le climat de l'établissement – très apaisé, plutôt apaisé, non apaisé ou dur ; 91 % des enseignants ont répondu « très apaisé » ou « plutôt apaisé ». Ce qui était en contradiction avec les autres réponses.

Je souhaitais vous rappeler ce sondage, car si les faits sont graves et en augmentation, nous ne savons pas très bien de quoi nous parlons. Cela dit, comme pour les atteintes aux règles de la vie en société, toutes les difficultés doivent être résolues.

Depuis un certain nombre d'années, les ministres successifs ont mis en œuvre des avancées indiscutables : la création des référents laïcité, la création des livrets laïcités, la mise en place d'équipes pluridisciplinaires par Jean-Michel Blanquer, avec possibilité d'un recours à un avis national, etc. Tout cela est bon sur le principe. Il faut néanmoins reconnaître que cela fonctionne plus ou moins bien sur le terrain. Il est vrai qu'on demande tout à l'éducation nationale : remplacer les parents absents, donner aux enfants un métier, des compétences, un esprit critique, mais aussi lutter contre l'homophobie, le racisme, l'antisémitisme, rappeler le principe de laïcité ou les valeurs de la République… C'est trop. Des priorités doivent être clairement établies. Et la priorité des priorités, c'est la laïcité car c'est sur ce socle que les enseignants et les différents personnels de l'éducation nationale pourront développer l'esprit critique des élèves, l'apprentissage de la raison, et fabriquer le vivre ensemble. Or, en la matière, les formations interacadémiques sont en diminution.

On constate en revanche un progrès à l'école de formation des chefs d'établissement et des inspecteurs de Poitiers où je me suis rendu. Les formations y sont solides et ceux qui en bénéficient sont jeunes – plus que je ne l'aurais imaginé –, déjà très compétents et très motivés. C'est un bon point. Il appartient au Gouvernement – pas simplement au ministère de l'éducation nationale – de prendre des mesures pour améliorer la formation des enseignants de base.

S'agissant des réseaux sociaux, vous avez raison, madame Avia, nous aurions dû en faire état dans notre note. Nous sommes, bien entendu, extrêmement préoccupés par ce qui est publié sur les réseaux sociaux et l'usage qui en est fait : on suit les gens qui pensent comme nous et on y trouve sa vérité. Les dispositions que le Conseil constitutionnel a annulées doivent être reprises ; vous devez poursuivre vos efforts dans ce domaine.

Mais nous devons également éduquer les jeunes à l'usage des réseaux sociaux, les éduquer à développer leur esprit critique. Un thème qui est normalement abordé dans l'enseignement moral et civique et qui est capital : apprendre à faire le tri dans les informations, à les recouper pour comprendre ce qui s'est réellement passé. Certains professeurs le font, mais c'est encore très insuffisant. Je fais confiance au travail parlementaire, il faut atteindre l'objectif sans se faire censurer par le Conseil constitutionnel.

La notion de contrat d'engagement républicain soulève en effet des interrogations. Depuis quelques années, nous avons vu se multiplier des chartes. Nous avons considéré que si celles-ci rappelaient les droits et les devoirs de chacun, elles seraient de nature à clarifier la pensée de ceux qui accordent les subventions et des bénéficiaires. Nous avons ainsi participé à l'élaboration de certaines chartes, notamment avec le secrétariat d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes, et la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF). Pour cette dernière, nous avons mis en place un comité de suivi. Lorsqu'une caisse rencontre une difficulté, elle saisit le comité de suivi avant d'aller au contentieux. Parallèlement, cela nous donne un état des lieux des cas difficiles, qui ne sont pas systématiquement des cas musulmans.

Cette notion d'un contrat longuement travaillé avec des partenaires et longuement débattu, pour éventuellement changer la règle de la charte, me paraît importante, à condition bien entendu de ne pas ajouter des obligations contraires à la loi.

Lorsque vous auditionnerez la Ligue de l'enseignement, la Ligue des droits de l'homme, les partenaires de terrain, les grandes associations d'éducation populaire, vous comprendrez les difficultés. Leur audition est aussi importante que celle des collectivités locales. Les grandes associations ont réalisé un travail considérable en interne, avec les bénévoles, les professionnels et les usagers. Demandez-leur ce qu'elles attendent du contrat d'engagement républicain. Demandez-le également aux petites associations qui n'ont pas les moyens de suivre des formations.

C'est très important, car il s'agit de l'un des piliers du projet de loi. Nous n'avons pas de religion laïque faite sur ce sujet, mais une interrogation sur la notion de contrat, et surtout sur le contenu. De nombreuses chartes sont très bien faites. Le contenu est plus important que le support – une charte ou un contrat.

En ce qui concerne les « accommodements raisonnables », je n'aime pas cette expression, je ne l'emploie pas et je me permets de vous déconseiller de le faire. Il s'agit d'une philosophie canadienne en vertu de laquelle on considère que tout ce qui peut être raisonnablement fait pour accommoder les règles générales à des pratiques religieuses doit être fait. C'est quasiment un principe. Ce n'est pas ce que nous voulons en France. Nous ne souhaitons pas accommoder le développement « séparé harmonieux », la coexistence pacifique des communautés, comme au Royaume-Uni. Bien sûr, les religions doivent coexister de manière harmonieuse, mais ce n'est pas cela la laïcité, ce n'est pas ce qui construit notre notion de la République. La République, pour nous, c'est considérer que les droits et les devoirs sont les mêmes pour tous. Cela étant, nous ne sommes pas obligés d'appliquer la loi bêtement. Utilisons intelligemment les ressources de la loi, sans faire d'interprétations choquantes et discutables.

Il en est ainsi pour les cantines scolaires. Du reste, de nombreuses municipalités n'ont pas attendu l'avis de l'ODL pour prendre des dispositions. Il faut commencer par ne pas parler de « menus de substitution », car cela fait exclusivement référence à des demandes à caractère religieux. Or il y a aussi des demandes à caractère végétarien et végan, qui sont aussi légitimes, dès lors qu'elles ne troublent pas le fonctionnement du service public ni ne posent de problèmes pratiques. La réponse, c'est d'offrir du choix. Les menus alternatifs, c'est bon pour la santé car cela permet aux élèves de varier leur repas, aux végétariens de ne pas manger de viande et aux élèves de confession ou culture musulmane ou juive de ne pas manger de viande de porc. C'est très simple et cela fonctionne très bien – sauf lorsque ce n'est pas possible pratiquement. Je suis stupéfait de constater qu'il y a encore des contentieux sur cette question ou que des principes acceptés depuis longtemps sont remis en cause.

La loi doit être appliquée avec intelligence et bon sens. Il n'est pas question de faire une loi spéciale pour les juifs, les musulmans ou les végétariens. En se souvenant que la laïcité rassemble, que nous devons rechercher le plus grand dénominateur commun et non ce qui divise, nous pouvons trouver des solutions, très simples. La loi peut servir à préciser les choses parfois, mais le simple bon sens peut souvent suffire.

S'agissant de l'autocensure de la part des enseignants, je partage vos observations. Le phénomène existe, il n'y a aucun doute. Je ne sais s'il est en augmentation mais, en tout cas, on ne cache plus la poussière sous le tapis. Cette progression est-elle due au fait que désormais on en parle, ce qui est très important ? Il est difficile de le savoir.

Il y a aussi des ambiguïtés. Certains enseignants rapportent ainsi qu'ils n'ont pas eu personnellement de difficultés mais qu'ils ont entendu parler de celles d'un collègue, dans un autre collège, dont un élève avait déclaré qu'il préférait la Bible à la Torah. Ce n'est pas forcément une atteinte à la laïcité. En outre, nous déconseillons, ô combien vivement, aux professeurs de se lancer dans des analyses comparatives des grands textes des religions monothéistes ou des autres ; ce n'est pas leur travail. C'est toute la différence entre savoir et croire : savoir, c'est l'école de la République, croire, c'est une affaire personnelle, qui a des conséquences collectives.

En accordant la libre disposition d'immeubles de rapport, qui est notamment demandée par les protestants, allons-nous au-delà des lois de la laïcité ? C'est un vrai sujet de réflexion. Le sentiment des membres de l'Observatoire est que cette demande peut être légitime, acceptable si elle contribue à clarifier les choses. Bien sûr, on pourrait rester en loi de 1901. Mais s'il y a un mélange entre du caritatif, du social, de l'environnemental et du religieux, ce n'est pas possible.

Prenons l'exemple des scouts. Dès lors que les mouvements scouts respectent un certain nombre de règles – mixité sociale, mixité de sexe, ne pas imposer de moment purement religieux et accueillir tout le monde – ils peuvent être subventionnés. En revanche, s'il s'agit d'un instrument de propagande religieuse, ils ne le seront pas.

S'agissant des imams détachés, ils doivent normalement parler correctement français et ils sont supposés avoir suivi une formation théologique dans leur pays d'origine. Une fois en France, en tout cas, ils sont obligés de suivre des diplômes universitaires (DU) sur les valeurs de la République, entourés d'autres ministres du culte et d'étudiants ordinaires. Les retours sont positifs. Il faut mettre fin à ce système, résidu d'une autre époque. Le Président de la République l'a annoncé. Le plus tôt sera le mieux. Si ce n'est pas compliqué sur le plan des principes, cela peut l'être sur le plan diplomatique.

Il est vrai, et je pèse mes mots, que nous n'avons pas été très efficaces dans le combat contre l'influence idéologique de certains islams, notamment wahhabites, des États du Golfe et d'Arabie saoudite, qui ont envahi les librairies, alors qu'ils ne représentent pas la culture majoritaire des musulmans qui vivent en France ou qui sont Français. Nous avons laissé faire, dans les librairies et dans les financements. Or ce sont des idéologies qui sont, au minimum, très tangentes par rapport à nos valeurs, et au pire, très répréhensibles.

C'est un combat prioritaire, un combat diplomatique qu'il ne faut pas forcément mener sur la place publique. Nous devons mettre un terme à cette situation. La Fondation de l'islam de France, avec Ghaleb Bencheikh, en est très préoccupée. Ce dernier va financer, ce qui ne me paraît pas choquant même d'un point de vue laïc, des traductions plus diversifiées d'ouvrages sur l'islam.

Concernant l'IEF, vous avez raison de rappeler, monsieur de Courson, qu'il y a une défaillance de contrôle. Je ne jette pas la pierre au ministère de l'éducation nationale, mais c'est un fait. L'ODL avait suggéré de prendre des mesures sur cette question, sans attendre une loi. Pour les associations, le ministère peut tout à fait procéder à des contrôles sur pièces et sur place en cas de doutes. Mais cela suppose des moyens. Lorsque j'étais élu des Alpes-de-Haute-Provence, j'ai eu à gérer un grand nombre de sectes, notamment le Temple du soleil. Nous les avons combattues avec les moyens qui étaient les nôtres : les préfets et les élus vérifiaient si elles appliquaient à la lettre toutes les réglementations possibles et imaginables – règles d'accès, de sécurité, état de la voirie de l'éclairage… Certes, ce n'était pas l'idéal. En tout cas, il faut une volonté et des moyens, car vous pouvez trouver face à vous des gens très organisés. La loi pourra faciliter ces contrôles, notamment avec les dispositions qui ont été adoptées récemment.

Enfin, monsieur de Courson, faut-il enrichir le texte d'un certain nombre de dispositions concernant la mixité sociale et scolaire ? Oui. Il faut analyser les expériences qui fonctionnent dans certains territoires. Il importe aussi, bien sûr, de mettre la priorité sur la formation à la laïcité.

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