Monsieur le président, je vous remercie de m'accorder cette deuxième chance… Je vous présente, ainsi qu'aux membres de la commission spéciale, mes vœux de santé et de prospérité. Je vous souhaite du succès dans vos travaux, en espérant que cette audition pourra y contribuer.
Mon intervention portera d'abord sur l'exposé des motifs, puis sur le projet de loi lui-même. Je vous ferai part ensuite de la contribution du CFCM.
Dans l'exposé des motifs, il est annoncé que le projet de loi a pour ambition d'« en terminer avec l'impuissance face à ceux qui malmènent la cohésion nationale et la fraternité, face à ce qui méconnaît la République et bafoue les exigences minimales de vie en société, [de] conforter les principes républicains ». Y est également évoqué l'« entrisme communautariste [qui] gangrène […] les fondements de notre société dans certains territoires », et précisé que « cet entrisme est pour l'essentiel d'inspiration islamiste ». Enfin, il est ajouté que « face à l'islamisme radical, face à tous les séparatismes, force est de constater que notre arsenal juridique est insuffisant. Il faut regarder les choses en face : la République n'a pas suffisamment de moyens d'agir contre ceux qui veulent la déstabiliser ».
« Loi contre le séparatisme islamiste », c'est le nom qui restera probablement accolé à ce texte. Rappelons que la loi qui interdit le port de signes religieux ostensibles dans les écoles, les collèges et les lycées publics est appelée par beaucoup « loi contre le foulard islamique », que certains se sont malheureusement saisis de cette occasion pour entretenir la confusion et faire l'amalgame entre islam et extrémisme et que les débats autour de son adoption ont été accompagnés d'une recrudescence des actes antimusulmans.
Nous formons le vœu que l'appel du Président de la République du 2 octobre soit entendu : « Ne nous laissons pas entraîner dans le piège de l'amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans. Ce piège, c'est celui que nous tendent les ennemis de la République, qui consisterait à faire de chaque citoyen de confession musulmane un allié objectif parce qu'il serait la victime d'un système bien organisé. Trop facile. »
Le combat contre l'extrémisme se réclamant de l'islam est aussi notre combat. Nous sommes résolument déterminés à user de toutes nos forces. Nos cadres religieux, notamment les imams et les aumôniers, sont en première ligne depuis longtemps. De nombreux jeunes ont pu être sauvés des griffes de l'extrémisme grâce à leurs efforts. Ceux-ci doivent être soutenus et renforcés.
L'idéologie extrémiste a fait le terreau des principaux drames qui ont endeuillé notre communauté nationale ces dernières années. La lutte contre cette idéologie est aussi notre priorité.
Mais avoir choisi de désigner cette idéologie par « islamisme » n'est pas judicieux. Jusqu'aux années 1970, le terme « islamisme » était synonyme d'« islam », comme « judaïsme » et « christianisme » sont synonymes des religions chrétienne et juive. Il désigne désormais une idéologie à combattre, alors que, dans le monde arabo-musulman, il est souvent traduit par « islam ». Ce décalage peut créer de nombreux malentendus. Nous souhaitons que ce terme soit systématiquement suivi des adjectifs « radical » ou « extrémiste », qui marqueraient une certaine distance vis-à-vis de l'islam.
Cette idéologie se nourrit d'autres extrémismes qui gangrènent aussi les fondements de notre société. Faut-il rappeler que le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui a assassiné des dizaines de fidèles de deux mosquées, a déclaré être inspiré par les promoteurs français de la théorie du grand remplacement ? Des adeptes de cette théorie ont été condamnés à maintes reprises pour provocation à la haine, ce qui ne les a pas empêchés de continuer à semer les graines de la division – ce séparatisme doit être également combattu.
Ces dernières années, les forces de l'ordre ont déjoué de nombreux attentats planifiés par des extrémistes se réclamant de l'islam, mais aussi des projets qui visaient les musulmans et leurs institutions, fomentés par des extrémistes suprématistes. Je tiens à rendre un vibrant hommage à ces hommes et à ces femmes qui, au risque de leur vie, nous protègent au quotidien.
De nombreuses dispositions du projet de loi sont utiles pour conforter le respect des principes républicains et ne suscitent pas d'importantes réserves. D'autres inquiètent les responsables de culte, parce qu'elles ne sont pas proportionnées au but recherché. Ces inquiétudes, nous les partageons.
Les dispositions relatives au principe de neutralité dans les services publics – inscription dans la loi du principe dégagé par la jurisprudence selon lequel les organismes de droit privé chargés de l'exécution d'un service public sont soumis à la neutralité, renforcement de la protection des agents chargés du service public, amélioration du suivi par les autorités administratives des personnes ayant fait la démonstration de leur adhésion à des idées ou à des actes de nature terroriste – sont nécessaires.
C'est le cas aussi des dispositions destinées à protéger la dignité de la personne humaine et à garantir l'égalité entre les hommes et les femmes, en s'attaquant aux pratiques coutumières dégradantes – mariages forcés, excision, certificats de virginité. Ces pratiques prétendument musulmanes portent atteinte à la dignité des femmes et sont prohibées par l'islam car totalement contraires à ses principes et à ses valeurs.
Les dispositions visant à lutter contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne sont essentielles, car nous savons que les haineux profitent de l'anonymat et de la force de diffusion des réseaux sociaux pour déverser leur haine en toute impunité.
Les dispositions permettant de s'assurer que tous les enfants de la République bénéficient de l'éducation et de la scolarisation auxquelles ils ont droit sont nécessaires pour les soustraire aux formes d'endoctrinement dont ils peuvent être victimes.
Lutter contre l'ingérence étrangère participe à la sauvegarde de notre souveraineté. Le texte contient des mesures en ce sens ; les dispositions relatives au financement doivent être proportionnées au but recherché. L'amélioration des outils pour lutter contre le financement du terrorisme et l'introduction de mesures de protection des associations contre l'entrisme et les putschs sont utiles.
De nouveaux avantages ont été proposés, comme la possibilité d'administrer des immeubles de rapport et de percevoir des dons éligibles à un taux de défiscalisation plus élevé – j'y reviendrai.
Incontestablement, le projet de loi réaffirme les principes républicains et introduit des outils pour les conforter, en ménageant un équilibre parfois difficile à trouver.
C'est probablement le volet associatif, avec les modifications apportées aux lois de 1901 et de 1905, qui fera davantage débat. Ces dispositions inquiètent les cultes.
Toute modification de la loi de 1905 fait l'objet de réticences. Certes, la loi a été aménagée à plusieurs reprises depuis sa promulgation – ce qui a permis le vote par les parlementaires d'une subvention de 500 000 francs pour la construction de la grande mosquée et la donation du foncier par la ville de Paris. Mais ces modifications n'ont pas remis en cause les équilibres trouvés au début du siècle passé. Depuis, le contexte a changé. Le Gouvernement constate que l'arsenal juridique dont il dispose est insuffisant pour relever les nouveaux défis. Quoi de plus normal que de proposer des ajustements si les équilibres sont préservés ?
Permettez-moi de partager avec vous quelques observations d'ordre général. L'immense majorité des associations gestionnaires de mosquées sont sous le régime de la loi 1901. Ce régime étant jugé trop libéral, l'idée est de les placer sous un régime équivalent à celui de la loi de 1905 – comme le sont les associations diocésaines de l'Église catholique, dont le statut a été jugé conforme à l'esprit de la loi de 1905 par le Conseil d'État.
Imposer à toutes les associations à objet cultuel de relever désormais de la loi de 1905 serait trop attentatoire aux équilibres qui ont été trouvés. Un autre choix a été fait, qui repose sur plusieurs idées. La première est que le principe de laïcité et l'égalité devant la loi oblige le législateur à voter des mesures applicables à l'ensemble des cultes – une solution concordataire pour l'islam est inenvisageable dans le cadre constitutionnel. La deuxième consiste à imposer aux associations loi 1901 des contraintes équivalentes à celles que supportent les associations relevant de la loi de 1905, sans toutefois les avantages afférents, dans l'espoir d'amener les associations gestionnaires de mosquées à se placer sous le régime de la loi de 1905. La troisième idée, pour anticiper ce passage d'un statut à l'autre, est d'imposer des contraintes supplémentaires à l'ensemble des associations loi 1905. La quatrième est d'organiser des contrôles réguliers, afin de rendre effectives ces contraintes supplémentaires. Bien qu'automatisés en partie, ces contrôles nécessiteront davantage de fonctionnaires. Cela m'amène à la cinquième idée : ces contrôles cibleront essentiellement les associations d'inspiration islamiste – lesquelles nécessitent de nouvelles mesures, comme l'indique l'exposé des motifs.
Toutefois, les cultes considèrent que certaines dispositions sont de nature à limiter drastiquement leur liberté, sans dissuader pour autant les « mauvais élèves ». De son côté, le Gouvernement estime que la protection collective nécessite d'imposer des contraintes, par ailleurs proportionnées. Chacune des positions est défendable – il convient, là encore, de préserver les équilibres établis.
Je ne suis pas ici pour défendre le projet de loi ni pour m'y opposer, et je dois reconnaître avec humilité que la tâche du Gouvernement et des parlementaires n'est pas facile. Je forme le vœu que les auditions et les débats parlementaires permettent de s'appuyer sur des expertises et de faire évoluer le texte, dans l'intérêt de la nation. Toutefois, la loyauté exige que je me fasse le relais des inquiétudes des associations musulmanes, notamment sur le volet associatif. Elles se concentrent sur quelques points.
Les structures associatives, aux moyens réduits, peinent à mobiliser des bénévoles pour assumer leurs missions. Certaines des contraintes prévues par le projet de loi pourraient aggraver cette précarité et faire fuir les personnes les plus intègres, laissant le champ libre aux aventuriers.
Le renforcement des contraintes imposées aux associations cultuelles ou à objet cultuel pourrait être interprété comme l'expression d'une suspicion généralisée. Or ces associations ne sont pas le support habituel des activités de ceux qui veulent déstabiliser la République.
L'immense majorité des associations gestionnaires de mosquées sont placées sous le régime de la loi de 1901 – elles mènent des activités cultuelles, culturelles et sociales. Elles seront désormais considérées comme des associations à objet cultuel et soumises aux mêmes contraintes que les associations relevant de la loi de 1905, sans bénéficier des mêmes avantages. Comme je l'ai dit, cela entraînera des frais de fonctionnement supplémentaires, comme la certification des comptes, une charge financière lourde pour les petites associations.
L'objectif est sans doute d'amener les gestionnaires de mosquées à adopter le statut de 1905 et à créer d'autres supports associatifs pour les autres activités. J'y suis favorable à titre personnel, je l'ai écrit dans mon programme pour l'élection à la présidence du CFCM : cela permettra d'inscrire le culte musulman dans le paysage cultuel français, de gagner en rigueur de gestion pour obtenir la confiance des fidèles et des donateurs et d'avoir droit à certains avantages dont bénéficient les associations cultuelles. Mais l'évolution souhaitée doit être progressive et les délais inscrits dans le projet de loi ne sont pas suffisants. Compte tenu de l'importance de la tâche, il faut en outre un accompagnement par les services de l'État et des collectivités locales.
La perspective de la multiplication des contrôles administratifs des associations à objet cultuel inquiète les associations musulmanes. L'exposé des motifs annonce clairement que le projet de loi cible essentiellement les associations d'inspiration islamiste – permettez-moi de penser que ce n'est pas parmi les associations catholiques, protestantes ou juives que l'on ira les chercher ! Cette crainte est justifiée, et j'ai bien peur que des fonctionnaires zélés ne se mettent à pratiquer à l'encontre des personnes morales des délits de faciès, comme il en existe déjà à l'encontre des personnes physiques. Il faut mettre en place un mécanisme pour que ces pratiques ne s'installent pas.
Les représentants du culte musulman et d'autres cultes jugent insuffisante la réponse apportée à l'article 28, qui prévoit d'autoriser les associations cultuelles à posséder et à administrer les immeubles acquis à titre gratuit – une disposition qui existe déjà pour les associations d'intérêt général, ce qui ne constitue pas une incitation à adopter ce régime. Les générations anciennes de musulmans ont souvent des revenus modestes et n'ont pu constituer un patrimoine immobilier à léguer. Nous demandons la suppression de la condition que les immeubles aient été acquis à titre gratuit, afin que les fidèles puissent doter, grâce à une souscription collective, leurs lieux de culte de biens immobiliers. La rente permettrait d'assumer le fonctionnement des mosquées et de s'émanciper vis-à-vis des financements étrangers.
D'autres demandes des associations, portant sur les baux emphytéotiques administratifs (BEA), la réforme de la caisse d'assurance vieillesse, invalidité et maladie des cultes (CAVIMAC) ou encore la gestion des lieux de sépulture, ne figurent malheureusement pas dans le projet.
Une mesure, que nous avons défendue avec d'autres cultes, vise à aligner le taux de défiscalisation des dons sur celui des dons aux associations d'aide aux personnes en difficulté, en le faisant passer de 66 % à 75 %. Cette mesure, pour le moment absente du projet de loi, aurait un impact positif pour le financement du culte musulman à moyen et à long terme du fait de l'émergence d'une classe moyenne musulmane plus importante.
Engager la procédure accélérée ne permettra pas aux débats parlementaires d'améliorer et de consolider le projet de loi. Dans ces conditions, il serait utile que le texte soit soumis à un contrôle de constitutionnalité a priori. À défaut, la loi pourrait l'être au cours de son application, à la demande des justiciables. Or le rejet pour des raisons d'inconstitutionnalité d'une loi destinée à lutter contre ceux qui sapent les fondements de la République affaiblirait notre État de droit et renforcerait les ennemis de la République.
Vous avez souhaité organiser une large consultation au sujet de ce projet de loi. Vous y associez les cultes, car au-delà de l'impact que ce texte aurait sur leur exercice, le combat contre l'extrémisme est le leur – c'est aussi le nôtre.
Dans le cadre de ce dialogue et de cette concertation, permettez-moi d'exposer brièvement ce que le culte musulman met en place pour contribuer à la lutte contre l'extrémisme se réclamant de l'islam. Le CFCM entend mobiliser davantage les imams et les aumôniers de France pour investir les réseaux sociaux et être à l'écoute des attentes des jeunes – la radicalisation s'opère essentiellement dans l'espace numérique, pas dans les lieux de culte.
Cette mobilisation nécessite de réorganiser les instances musulmanes et de les doter de moyens pour agir efficacement. La création de conseils régionaux et départementaux du culte musulman permettra de renforcer la proximité et la mobilisation des acteurs de terrain. L'instauration du Conseil national des imams (CNI) et de ses déclinaisons locales permettra d'écarter de l'imamat ceux qui nuisent à cette noble mission et mettent en péril la cohésion nationale. Cette réorganisation permettra aussi de renforcer la formation des imams et des aumôniers et d'harmoniser les pratiques cultuelles en œuvrant en faveur d'une compréhension saine de l'islam, authentique dans sa démarche, contextuelle dans son application et respectueuse de la diversité des opinions. Elle préservera enfin la religion musulmane des dérives et des instrumentalisations politiques et la prémunira contre toute ingérence étrangère.
Les ennemis de la République, nous les vaincrons ensemble, en unissant nos forces, en restant fidèles aux valeurs universelles et au pacte républicain. Dans ce combat, nous pouvons compter sur nos militaires, nos policiers, nos gendarmes, tous ceux qui engagent leur vie pour préserver la nôtre. Nous pouvons compter sur le Parlement pour adopter, dans un esprit de concorde nationale, les mesures nécessaires pour mettre hors d'état de nuire les terroristes. Nous pouvons compter sur le sursaut des familles et du personnel de l'Éducation nationale pour qu'elles s'investissent davantage dans leur mission d'éducation et de transmission des valeurs, à même de préserver nos enfants de la propagande et des prêcheurs de haine. Nous pouvons compter sur nos institutions religieuses pour permettre à chacun de concilier son cheminement spirituel et son engagement citoyen dans la paix et la sérénité, loin de tout extrémisme. Nous pouvons compter sur nos rabbins, nos prêtres, nos pasteurs, nos imams et les guides des autres confessions de France pour s'engager, avec les fidèles, dans le dialogue plus que jamais nécessaire à la cohésion nationale. Nos fois respectives et la fraternité républicaine nous y invitent. Le principe de laïcité, garant du respect de la diversité de nos convictions, nous le rappelle à chaque instant. Nous pouvons compter sur nos femmes et nos hommes politiques pour engager les Français dans un récit national inclusif, en plaçant l'intérêt général devant tout autre. Nous pouvons compter sur nos intellectuels et nos artistes pour faire de la France un grand pays, fier de son histoire, de sa culture, de son rayonnement et de son idéal universel. Nous pouvons compter sur nos médias pour exprimer le meilleur de notre pays et le faire prospérer. Nous pouvons compter sur nos institutions et nos associations, engagées dans la lutte contre toutes les formes de discrimination, afin de renforcer l'unité nationale et d'éviter la division.
Ce combat contre le terrorisme, l'obscurantisme et la haine, nous devons le mener jusqu'au bout. Nous le gagnerons. Notre force immunitaire, c'est notre volonté farouche d'être ensemble ; cette volonté nous donne la confiance dans notre destin collectif et les moyens de résister aux assauts des extrémistes.