Intervention de Hakim El Karoui

Réunion du mercredi 13 janvier 2021 à 17h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Hakim El Karoui :

Merci de me donner l'occasion d'échanger avec vous.

Je vais commencer par un bref propos introductif, comme vous m'y invitez, pour évoquer la situation et ce que la loi peut améliorer, mais aussi ce qu'il reste à faire du côté de l'État et du côté des musulmans et de ce qu'il reste à faire ensemble, notamment entre l'État et les musulmans. En effet, si l'État essaie d'agir, il me semble que les musulmans ne font pas grand-chose, pour diverses raisons. L'idée même d'un travail commun est assez éloignée des esprits. Pourtant, c'est la clé du succès.

En préambule, voici quelques chiffres sur la situation de l'islam en France, et de la France avec l'islam. En l'occurrence, de nombreuses choses fausses sont dites sur l'islam en France. Lorsqu'on interroge les Français sur le nombre de musulmans en France, ils se trompent. Ils estiment en effet qu'il y a entre 25 et 30 % de musulmans en France, soit entre vingt et vingt‑cinq millions de musulmans. Or ils sont plutôt au nombre de six millions en France, chiffre sur lequel les experts convergent. Cependant, ils se répartissent selon une structure par âge très spécifique. Il n'y a quasiment pas de retraités, puisque les musulmans représentent 1 % des retraités français. En revanche, les jeunes musulmans sont nombreux. La structure de la pyramide des âges des musulmans est totalement différente de la structure de la pyramide nationale. La plupart des musulmans arrivés en France au cours des années 1950 et 1960 sont repartis. L'immigration a commencé au cours des années 1950 et se poursuit depuis, avec des soubresauts. Cependant, les personnes de plus de 60 ans sont reparties.

Par ailleurs, la seconde caractéristique de la population musulmane est sa grande jeunesse. Si les musulmans représentent 8 % de la population totale, les jeunes musulmans représentent 12 à 13 % des moins de 25 ans et 14 à 15 % des moins de 18 ans. Cette population, très jeune, est de surcroît très concentrée géographiquement. Les musulmans ont contribué à la reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale et se trouvent historiquement dans le Nord, où ils sont arrivés dans les années 1930, dans le Bassin parisien, en Île-de-France, dans la grande région lyonnaise, autour de l'arc méditerranéen, et dans quelques grandes villes, Strasbourg, Bordeaux et Toulouse. 90 % de la population musulmane de France se trouve dans ces régions, soit 20 % du territoire. Sa concentration est donc très forte. Dans certaines communes, la population musulmane est majoritaire, notamment chez les jeunes.

Ce constat est fondamental, car le modèle français d'intégration est fondé sur le groupe majoritaire attirant le groupe minoritaire vers lui, en lui demandant de se conformer à ses us et coutumes, tout en tenant une promesse d'universalisme, qui est d'ailleurs souvent tenue. Nous le constatons par le nombre de mariages mixtes, qui est une spécificité française. La proportion des mariages mixtes est en effet élevée. L'intégration, voire l'assimilation, se fait par le mariage. Dans certains cas, cette assimilation est bloquée, parce que le groupe majoritaire se retourne, ce constat étant lié à ce phénomène de concentration. De mon point de vue, la problématique est plus liée à la concentration qu'au nombre.

En matière de sociologie, le discours actuel sur l'échec du modèle français d'intégration me semble convenu. Je pense qu'il ne faut pas parler d'échec, mais de résultats très contrastés. Un tiers de la population musulmane dispose d'un diplôme compris entre bac + 2 et bac + 5. Deux tiers des musulmans sont insérés dans le monde professionnel. Il existe une corrélation très forte entre ce constat et la typologie que l'on peut établir des musulmans. La moitié des musulmans de France sont, en quelque sorte, des catholiques comme les autres. Ils sont croyants, plus pratiquants que les catholiques et plus conservateurs que l'ensemble des Français, comme les catholiques pratiquants. Néanmoins, leur système de valeurs met la religion à la bonne place dans le système républicain. Pour eux, la religion est une affaire privée, qui peut avoir des incidences sur la vie sociale et sur la vie publique, mais il n'y a aucune question relative à la hiérarchie des normes. Ils n'ont pas une vision autoritaire de la religion vis-à-vis de la société ou des autres musulmans.

Le deuxième groupe représente 25 % des musulmans et est essentiellement constitué d'étrangers. Ce sont des gens venant en France avec leurs valeurs, leurs us et coutumes, souhaitant les conserver, mais non les imposer.

Enfin, le troisième groupe, évalué dans mon enquête à 28 % des musulmans, est essentiellement constitué de jeunes, soit 40 à 45 % des jeunes, ce qui traduit une situation fortement préoccupante de mon point de vue. Pour ce groupe, la religion, au-delà de sa dimension spirituelle, s'inscrit dans un projet identitaire, idéologique, voire, pour certains, politique. Le bon mot me semble être identitaire. Or l'identité est première par rapport à la société. Ce sont ces musulmans qui estiment que les valeurs de la religion sont supérieures à celles de la République et qui veulent imposer aux autres musulmans, premières cibles des islamistes, leur vision du monde et de l'islam. Ils vont essayer de faire en sorte que la société compose avec eux, et non eux qui composent avec la société. Face à ce constat, nous avons une vieille organisation, fondée sur l'islam consulaire, soit huit fédérations au Conseil français du culte musulman (CFCM), dont cinq financées par des pays étrangers et trois liées à des mouvements que l'on pourrait qualifier d'islamistes, les Frères musulmans, le Millî Görüş turc et Foi et pratique, complètement dépassés. En effet, les jeunes tentés par l'islamisme sont des jeunes Français. Ce n'est plus une idéologie importée. Ce n'est pas une idéologie financée par les pays étrangers. Le phénomène s'est endogénéisé ; c'est donc un phénomène français. Nous sommes maintenant confrontés à un islamisme français.

Quelles sont les améliorations apportées par le projet de loi ? Quatre chapitres me semblent intéressants. À l'évidence, le projet de loi améliore l'entrave, c'est-à-dire ce qui arrive en bout de la chaîne idéologique : l'extension de la neutralité religieuse au délégataire de service public, le contrôle de l'instruction à domicile, même si, pour des raisons de liberté, on ne va pas pouvoir rendre obligatoire l'instruction à l'école à 3 ans, et le travail autour des associations – agrément, contrôle du financement, amélioration de la capacité de dissolution, exigences de transparence. Ces mesures sont opportunes, mais ne sont pas suffisantes, parce que nous sommes au bout de la chaîne. Le projet de loi améliore également la sécurité, avec le renforcement de la protection des agents publics et la volonté de combattre la haine en ligne. Ce débat commence et est loin d'être clos.

Il me semble que l'on insiste peu sur un troisième volet, qui est pourtant important à mes yeux : l'égalité pour tous. Ce sont les dispositions visant à améliorer le droit à l'héritage, qui était encore assez flou. Dans certains pays du sud de la Méditerranée, notamment les pays musulmans, y compris la Tunisie, le droit à l'héritage n'est pas égal entre les hommes et les femmes. Je me réjouis de constater que les ambiguïtés existant encore disparaissent. Il faut aussi souligner la lutte contre les comportements discriminants. Ainsi, la polygamie était encore tolérée d'une manière ou d'une autre. Elle va être bannie. Je pense aussi aux certificats de virginité, de même que les mariages forcés. Ils n'ont rien à voir avec l'islam, mais beaucoup avec certaines cultures. C'est notamment le cas pour les mariages forcés en Turquie. L'excision est ainsi fréquente dans certains pays subsahariens ou en Égypte. Ces comportements sont encore plus bannis.

Le dernier volet, pour moi le plus important et le plus intéressant, porte sur la professionnalisation du culte musulman. Les autres cultes sont en effet déjà professionnalisés. Ils ont d'ailleurs manifesté un certain mécontentement, car ils craignent que leur organisation se trouve complexifiée par ce projet de loi. Si leur organisation fonctionne bien, ce n'est pas le cas de celle des musulmans. Je pense notamment au financement, qui n'est pas clair. En l'occurrence, ce n'est pas une problématique de financement étranger. Ce dernier représente désormais 10, 15, voire 20 % de l'ensemble du financement du culte musulman. Le financement vient désormais essentiellement des fidèles. L'islam prévoit une obligation caritative. Les fidèles, qui sont croyants et très pratiquants, puisque deux tiers des musulmans sont pratiquants, donnent de l'argent, mais ne savent pas où il va. En effet, la collecte est gérée par des associations loi 1901. Cette collecte n'est pas faite de manière transparente, ni même déclarée de manière transparente. Cette question du financement est essentielle. Il est donc tout à fait opportun de mieux contrôler les associations. Je pense aussi aux associations loi 1901 à objet mixte, aux associations de type 1907 et aux associations relevant de la loi de 1905.

Cependant, les responsables du culte soulignent ce paradoxe : si l'on veut encourager les mosquées à être gérées selon la loi de 1905, il en résulte un renforcement du contrôle des associations relevant de la loi de 1905. L'attrait majeur de la loi de 1905, par rapport à la loi de 1901, reposait sur la défiscalisation, qui n'est pas utilisée, parce que les responsables des associations considèrent que la démarche est trop compliquée ou vivent assez bien le fait de ne pas avoir à déclarer tous les fonds. Je pense surtout qu'il faut appliquer la loi actuelle, ce qui devrait encourager les services fiscaux à étudier plus en détail comment sont financées les associations 1901 ou les entreprises autour de la chaîne du halal, qui est tout sauf transparente, ou comment sont déclarés les fonds des agences de voyages organisant le pèlerinage. Il n'est pas nécessaire de changer la loi, mais uniquement de l'appliquer. Cette volonté suppose que les services de l'État soient plus nombreux ou soient plus orientés. C'est un combat pour l'islam et pour les musulmans de France qui ont droit de voir leurs fonds gérés de manière correcte et transparente comme les autres Français. Il est utile de créer de nouveaux dispositifs législatifs, mais il faut aussi les dispositifs actuels.

Enfin, je pense que, dans ce qu'il reste à faire, l'immense majorité des actions à mener ne sont pas d'ordre législatif. J'ai précédemment évoqué l'immigration. Selon l'Institut national de la statistique et des études économiques le pourcentage d'immigrés est passé de 7,5 à 9,2 % en France en 1982 et 2015, mais il est passé de 15 à 30 % en Seine-Saint-Denis, de 13 à 21 % dans le Val-de-Marne et de 20 à 22 % à Paris. La nouvelle immigration s'est concentrée en Île‑de‑France depuis trente ans. L'immigration elle-même a assez peu augmenté, mais tous les immigrés sont en Île-de-France. Considérant le modèle français d'intégration, lorsqu'on concentre l'ensemble de l'immigration au même endroit, on casse ce processus d'intégration. L'État, c'est-à-dire les maires, les préfets, les bailleurs sociaux, doit gérer cet aspect. Finalement, la géographie de l'immigration dépend de la géographie du logement social.

Concernant le manque de financement de la politique de la ville, j'ai récemment rédigé un autre rapport avec l'Institut Montaigne, intitulé Les quartiers pauvres ont un avenir. Nous avons analysé l'argent public dépensé dans les quartiers de la politique de la ville ainsi que la circulation des flux liés à la protection sociale. Il existe un vieux mythe selon lequel les immigrés viennent en France pour bénéficier des allocations familiales et des allocations chômage. Nous avons montré que la Seine-Saint-Denis, huitième département contributeur au financement de la protection sociale, apparaît comme le dernier receveur. La protection sociale représente 31 % du produit intérieur brut, dont les deux tiers vont au financement des retraites et de la santé des retraités, soit 500 milliards d'euros. Le reste – assurance chômage, revenu de solidarité active, politique du logement – représente une petite partie de ce financement.

Ces territoires accueillent de nombreux jeunes, et peu de personnes âgées. Le dynamisme économique que l'on méconnaît est réel dans ces quartiers tirés par la dynamique des grandes métropoles. Je crois qu'il faut aider ces dernières. On ne perçoit pas combien les immigrés contribuent au financement de la protection sociale, parce qu'ils sont jeunes et parce qu'ils travaillent. Pourtant, on finance peu la politique de la ville, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, et même la politique d'éducation prioritaire. La jeunesse du corps des fonctionnaires conduit à faire le constat d'une dépense négative de l'État lorsqu'il affirme qu'il dépense plus dans ces quartiers.

Enfin, il est essentiel lutter contre les discriminations. La France républicaine repose sur trois promesses : la liberté, l'égalité et la fraternité. L'égalité n'est pas assurée. On ne sait pas comment faire. Il existe des lois, mais elles ne sont pas appliquées. Selon une enquête de l'Institut national d'études démographiques, 40 % des jeunes Français d'origine immigrée souffrent d'un déni de francité. On leur dit qu'ils ne sont pas des Français comme les autres. Il ne faut pas s'étonner qu'une partie non négligeable d'entre eux se tournent vers un autre projet idéologique, l'islamisme. Je pourrais également parler de la destruction de l'appareil industriel, parce qu'on parle beaucoup des enfants d'ouvriers.

Je souhaite que nous revenions dans la discussion sur le rôle du financement, qui me semble essentiel. C'est par la construction d'un système financier que nous allons institutionnaliser le culte musulman. Il faut en outre favoriser l'émergence d'un islam français, reposant sur une théologie et un travail historique et critique, comme d'autres religions l'ont fait, sur un système de formation, reposant sur la bonne théologie, et non sur une théologie importée, et sur un système de salariat pour les imams. Il ne sert à rien de financer la formation d'imams s'ils n'ont pas de travail, ce qui est aujourd'hui le cas. Par ailleurs, il faut assurer une présence sur les réseaux sociaux. Enfin, la société civile musulmane et l'État doivent travailler ensemble. Aujourd'hui, l'État fait très peu en matière de prévention et d'engagement, parce qu'il manque d'interlocuteurs et de partenaires du côté des musulmans.

Il faut laisser les musulmans éclairés qui veulent agir, arrêter de les insulter et de les caricaturer, dans un sens comme dans l'autre. Il existe des gens qui ne veulent pas de l'islam en France. Dès qu'on dit qu'on est musulman, on est qualifié d'islamiste. Il y a en outre des islamistes qui ne veulent pas d'islam éclairé en France : dès que les musulmans éclairés s'expriment, ils rétorquent que ce ne sont pas des musulmans. Il convient d'aimer le débat sur cette question, accepter la complexité et chérir la modération. Merci pour votre écoute.

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