Intervention de Hakim El Karoui

Réunion du mercredi 13 janvier 2021 à 17h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Hakim El Karoui :

Pour vous répondre sur la question de l'islamisme, je publie bientôt une enquête sur le parcours de mille quatre cents djihadistes, sept cents Européens et sept cents Français, afin de comprendre d'où ils viennent et comment ils se sont engagés, mais aussi leur rapport à la religion. Cette étude s'appelle Les Militants du djihad, portrait d'une génération. En effet, il faut lire ce phénomène comme un phénomène générationnel. Quand on parle d'institutionnalisation du culte, de financement du culte, des imams, du conseil des imams, du CFCM, on ne parle en rien aux jeunes Français de confession musulmane. Ils ne se sentent concernés en rien par ces sujets. La radicalisation ne se fait nullement à la mosquée. Cette dernière est éventuellement le lieu d'accueil de la radicalisation. Les mosquées sont extrêmement surveillées, même si les mosquées liées à la Turquie le sont moins, puisque très peu de fonctionnaires du ministère de l'intérieur parlent le turc. L'enseignement du turc et de l'arabe doit ainsi être renforcé.

Il faut comprendre que nous avons un problème de génération. Il s'agit de la deuxième ou troisième génération issue de l'immigration. L'intégration est en majorité un succès en France. L'intégration des musulmans en France se passe bien en majorité. Cependant, pour une minorité d'entre eux, dont une forte minorité des jeunes, elle ne se passe pas bien du tout. L'institutionnalisation doit être réalisée, mais elle concerne les musulmans de plus de 40 ans ou de 50 ans. Elle est nécessaire, mais elle ne résoudra pas le problème de la radicalisation.

Que faut-il faire pour résoudre ce problème ? Il convient de comprendre ce qu'il se passe. L'islamisme n'est pas une religion, mais une idéologie, qui repose sur une représentation du monde, sur un projet global et sur une relation avec le pouvoir politique, mais c'est aussi une relation avec la religion, fondée sur une lecture ultraconservatrice de cette dernière. Cette idéologie vient donner du sens à des jeunes, dans un moment très spécifique de leur parcours d'intégration ou du parcours d'intégration de leur famille. Lorsque leurs parents sont arrivés, ils étaient des étrangers. Ils ont essayé de travailler, puis de rester. La plupart d'entre eux sont restés, mais pas les plus âgés, qui sont retournés dans leur pays d'origine. Les pensions versées le sont à des immigrés qui sont venus reconstruire la France, qui ont cotisé et qui ont eu droit à la retraite. Ils passent leur retraite dans leur pays d'origine, au Maghreb, en Afrique subsaharienne ou au Portugal. Leurs enfants et leurs petits-enfants ont soulevé une question, puisqu'ils sont Français et nés en France et que leur vie se déroule en France. Cette question ne se pose pas : 94 % des djihadistes partis de France en Syrie sont Français. 90 % d'entre eux sont nés en France. La radicalisation et le djihadisme ne sont donc pas un problème importé, mais un problème français.

Pourquoi la société civile musulmane doit-elle jouer un rôle majeur ? Cette radicalisation repose sur un projet qui donne du sens, l'islam vu par les islamistes. C'est un projet global et totalitaire, quand on parle de Daesh, qui donne du sens à la vie, et qui est lié à ce moment compliqué de l'acculturation. Le jeune considère que ses parents ont passé du temps en France et ont peu à peu quitté leur culture d'origine avec laquelle ils ont néanmoins encore un lien, mais que lui-même n'appartient plus à la culture originelle de ses parents. Lorsqu'il se rend dans son pays d'origine, il est sûr d'être Français. Il n'est plus de ce pays d'origine. Pour les habitants de ces pays d'origine, ces jeunes ne sont plus Marocains, Algériens, Tunisiens ou Sénégalais. Pourtant, une bonne partie de la population française leur affirme qu'ils ne sont pas Français. C'est le fameux déni de francité. Ces jeunes examinent leurs conditions de vie et considèrent donc qu'il y a deux catégories de Français, « nous et les autres ». Ce « nous » est essentiel, puisqu'il clive la représentation du monde, construire dans le séparatisme. Ce dernier commence dans cette idée du « eux » et du « nous. » Si « nous » suivons un projet différent, le projet islamiste, « eux » deviennent dangereux. Ils ne nous respectent pas, ont des mœurs et des coutumes qui ne sont pas les nôtres. Leur société est corrompue et corruptrice. Très vite, ils estiment qu'ils vont devoir lutter contre cette société.

Qui l'affirme ? Ce ne sont pas les imams dans les mosquées ou les fédérations du CFCM, ni même les fédérations proches de l'islamisme, mais de jeunes Français. Je pense que vous ne verrez pas la personnalité actuellement la plus importante au sein de l'islam de France. Il s'agit de l'ancien imam de Brest, Rachid Eljay, qui a 1,8 million de followers sur Facebook. Combien d'entre vous, mesdames et messieurs les députés, peuvent se vanter d'un si grand nombre de followers ? Combien de responsables maniant des idées possèdent-ils 1,8 million de followers ? Rachid Eljay a désormais donné à son discours une dimension centriste. Son discours s'est banalisé, avec son succès. Il a quitté le salafisme. Il est maintenant compliqué de considérer que son discours est islamiste. Peu importe : cela signifie qu'il parle à 80 % des jeunes musulmans en France. En fait, Rachid Eljay propose du développement personnel. Il explique comment être un bon musulman, comment être un bon père de famille, comment être un bon employé, comment ne pas avoir peur en tant que musulman. Il islamise totalement la modernité. Il analyse les questions de la modernité à l'aune musulmane islamique. D'une certaine manière, il n'y a plus de contradiction entre ce qu'il dit et les lois de la République, mais il propose un projet alternatif. Il demeure une zone grise. Son parcours est néanmoins intéressant.

Il existe aujourd'hui une demande d'islam, liée à ce besoin identitaire, mais elle est servie quasi‑exclusivement par un discours islamiste, lequel n'émane pas des mosquées. Ces dernières sont conservatrices, puisqu'elles importent l'islam conservateur du Maroc, d'Algérie, de Turquie ou des jeunes imams français, qui n'ont pas entrepris le travail historique et critique nécessaire. Les jeunes Français apprennent l'islam sur les réseaux sociaux. Ils commencent avec la famille, puis ils se rendent sur les réseaux sociaux, se mettant en rupture avec leur famille. Lorsqu'ils veulent affirmer leur identité islamique, ils estiment que leurs parents ne suivent pas le bon islam et ne sont pas assez musulmans, parce qu'ils ne font pas de leur identité musulmane l'ensemble de leur identité.

Il faut donc être absolument présent partout sur les réseaux sociaux, sur Facebook, sur YouTube, sur Twitter, en mobilisant des outils, un profilage et un discours différents à chaque fois. Surtout, ce n'est pas l'État qui doit s'exprimer. Il s'agit de ne pas s'inscrire dans une approche concordataire et de ne pas faire parler l'État au nom de la religion, de l'islam. Il faut donner les moyens à des Français de confession musulmane de s'exprimer. Pour cela, il faut de l'argent.

Est-ce de l'argent public ? Ce n'est pas possible de l'envisager lorsque le sujet est religieux. Comment faire ? Il faut alors chercher l'argent où il se trouve, en sollicitant les Français de confession musulmane. Il convient de le gérer de manière ouverte et transparente. Telle est l'idée centrale de l'Association musulmane pour l'islam de France, que j'ai créée il y a un an et demi. Quel est son objectif ? Rendre des services à la communauté musulmane lorsqu'elle est en situation de transaction économique, par exemple lorsqu'elle achète un billet pour le pèlerinage ou des produits halal. Il s'agit de réguler le marché, mais aussi d'améliorer la qualité du service rendu par les agences de voyages, dans le cadre du pèlerinage et les relations avec l'Arabie saoudite, qui ne considère pas les agences de voyages françaises de façon très sérieuse. Il convient de s'appuyer sur un régulateur, qui n'est pas financé par l'État. Il prélève une redevance pour le service rendu, mais au lieu de la conserver pour lui, il la rend à la collectivité musulmane.

Prenons l'exemple du halal. En 1993, la mosquée de Paris a obtenu la capacité de distribuer des cartes de certificateur, sur le modèle de ce qui a été rendu possible pour le Consistoire central des communautés juives. L'objectif était que le produit du service rendu pour la viande halal aille au financement du culte, à l'image de ce qui se fait pour le Consistoire central et le Beth Din de Paris. Le problème est que cet argent a été privatisé. La mosquée d'Évry et la mosquée de Lyon ont également demandé leur carte. Je leur ai demandé de publier leurs comptes, mais personne ne l'a fait. Où était cet argent ? Pourquoi le fruit de cette libéralité publique, c'est-à-dire la possibilité donnée par l'État de déroger à la loi commune sur l'abattage animal pour respecter une prescription, est-il privatisé ? La seconde question a été posée à l'État : pourquoi l'État tolère-t-il cette situation ? En quoi est-il compliqué d'agir ? À titre d'exemple, le Consistoire central s'appuie sur un organisme, qui a un monopole de fait, et non un monopole de droit. Pourquoi les trois mosquées ne créeraient-elles pas une association de financement sur la base du produit de cette taxe halal, qui existe déjà de facto ? Il convient de mettre en place un régulateur transparent, qui va publier ses comptes et utiliser l'argent au service de la communauté.

L'objectif est de financer la recherche théologique. On ne peut rien si on ne la change pas et si on importe une théologie conservatrice, traditionaliste et littéraliste qui envahit le monde arabe et musulman. Ce travail théologique est essentiel. C'est la mère de toutes les batailles. Il faut aussi former les imams, sur le fond et sur la forme. Les imams doivent investir les réseaux sociaux. Ils ne doivent pas se contenter d'intervenir dans les mosquées. Il est également essentiel de payer ces imams. Les musulmans, grâce à leur financement, doivent financer un travail théologique de fond. Aujourd'hui, les imams ne reçoivent pas de salaire, ne cotisent pas et sont payés des sommes dérisoires. Certains se tuent à la tâche. Il convient donc de mettre en place un modèle économique de l'imamat. Avant de vouloir instituer un Conseil des imams, il faut réfléchir au financement des imams et à ce qu'on va leur apprendre, donc à ce travail théologique. La clé reste donc le financement.

Les querelles dont nous sommes témoins entre différents représentants des fédérations musulmanes cesseront le jour où une caisse commune sera instituée. En effet, le principe de la caisse commune impose la nécessité de se mettre d'accord pour utiliser l'argent. Si chacun vient avec son argent, lequel peut provenir de pays étrangers ou d'acteurs locaux, la constitution d'une caisse commune obligera les acteurs se mettront à travailler ensemble. Je regrette que le Gouvernement ait consenti autant d'efforts pour constituer un Conseil d'imams, et pas plus pour finir de convaincre le CFCM d'intégrer l'Association musulmane pour l'islam de France. Le CFCM s'y est finalement engagé dans une tribune dans Le Monde, publiée au mois de mars. Nous y sommes presque, puisque le CFCM est venu à la table des discussions et des négociations. Le financement est un sujet clé, qui va permettre d'institutionnaliser peu à peu le culte. Nous sommes loin de la loi. Nous sommes davantage dans le soft power de l'État, qui a un rôle d'encouragement, particulièrement l'exécutif.

Dans le projet de loi, j'observe des mesures intéressantes, mais l'essentiel du sujet n'est pas dans le contrôle des financements. Il en découle la question de la transparence des financements, à laquelle les fidèles ont droit. Elle peut être assurée par la loi, mais doit surtout l'être par des organisations musulmanes.

Pour répondre à Alexis Corbière sur la politique de la ville, je pense que les manques sont considérables en la matière. Je vous invite à lire mon rapport, Les quartiers pauvres ont un avenir. Il a été élaboré dans le cadre d'un think tank techno‑libéral, qui s'intéresse beaucoup aux musulmans et aux quartiers pauvres. Il travaille sur le sujet et a publié un rapport sur les discriminations à raison de la religion. Ce rapport note que l'on dépense peu d'argent dans le cadre de la politique de la ville. De plus, les habitants des quartiers pauvres financent beaucoup la protection sociale du reste des Français. Nous pourrions y consacrer plus d'argent, et nous avons intérêt à le faire. Si nous ne le faisons pas, nous avons des problèmes. Les problèmes commencent par la concentration de l'immigration, et non par son volume, car ce phénomène casse la dynamique de l'intégration. Il faut réfléchir et faire un état des lieux de l'action de l'État dans ces quartiers.

Nous constatons d'ailleurs que, dans ces quartiers, la situation est meilleure que ce que l'on croit, parce que les quartiers pauvres situés à proximité d'une métropole bénéficient d'une dynamique économique extraordinaire. La Seine-Saint-Denis représente 23 % des créations d'emploi en France depuis dix ans et est le quatrième ou cinquième département contributeur à la TVA. On parle pourtant du département le plus pauvre de France, mitoyen de la commune la plus riche de France. Les interactions sont cependant très fortes. L'État réfléchit trop en stock, et pas assez en flux. Il se focalise trop sur le logement et les infrastructures, mais n'investit pas assez sur les habitants, sur l'éducation, sur la santé et sur la sécurité. Il suffit de constater la répartition des forces de police et de gendarmerie par rapport à la pauvreté et par rapport au volume de crimes et délits. C'est dans les quartiers pauvres qu'on trouve le moins de policiers et de gendarmes, mais aussi le moins d'enseignants. Pourtant, dans une classe accueillant 90 % d'immigrés ou de fils d'immigrés, on sait qu'il faudra gérer des problèmes spécifiques.

Nous ne savons pas bien comment procéder. Ce n'est pas qu'une question de moyens, c'est aussi une question de technologie. Comment assurer l'ordre républicain ? Comment faire pour mieux enseigner la langue française, les principes des valeurs de la République ? Je pense que nous devons nous interroger à cette aune.

Quant aux lieux de culte, la situation s'est améliorée, mais il y a plutôt 2 500 lieux de culte musulmans. Cela reste encore en partie des caves et des garages. Je compte 1 000 vraies mosquées, construites pour être des mosquées. S'y ajoutent 1 500 lieux servant de lieux de prière. La dynamique identitaire existe. Nous pouvons comparer les salafistes aux évangéliques. Il s'agit du même public, des mêmes quartiers, avec une grande différence relative au rapport à la violence. Les évangéliques sont essentiellement des Antillais, des Africains subsahariens et des Français de longue extraction. La dynamique est cependant identique. La matière religieuse travaille dans les quartiers populaires, avec une décorrélation totale avec les autres cultes institutionnels, comme les protestants, luthériens et calvinistes, qui rencontrent les mêmes difficultés.

S'agissant de la transparence, je ne souscris pas à vos propos. La transparence est très faible chez les musulmans, mais elle est bien meilleure chez les autres. Le denier du culte est publié et représente 700 millions d'euros. Il existe un système de collecte des dons, y compris en cash.

Sur les réseaux sociaux, l'école joue effectivement un rôle majeur dans la lutte contre les fake news, contre le complotisme et pour améliorer la capacité d'accès à l'esprit critique. Toutefois, dans la dynamique identitaire, certains acteurs souhaitent le complotisme, parce qu'ils ont une lecture complotiste du monde. Le complotisme est un grand récit, comme l'islamisme. L'islamisme est un récit où les musulmans considèrent être les victimes. De même, le complotisme est un récit où les complotistes estiment être victimes. Il faut déconstruire ce récit, mais aussi proposer un autre discours, d'où la nécessité d'un discours musulman religieux et non religieux pour donner accès à cette culture aux jeunes. 95 % des réseaux sociaux consacrés à l'islam proposent des contenus liés aux Frères musulmans ou aux salafistes. L'État pourrait intervenir sur la partie culturelle et historique. Le temps politique passé, comme cette commission spéciale en témoigne, et l'engagement de tous les partis sont majeurs, de même que le débat médiatique consacré à ce sujet.

L'État doit donc engager des moyens. La Fondation pour l'islam de France est une fondation reconnue d'utilité publique. Elle a reçu une dotation initiale de l'État et un concours de trois entreprises publiques. Elle a reçu 7 ou 8 millions d'euros, mais elle n'a désormais plus d'argent. Le Président de la République a promis que 10 millions d'euros seraient octroyés à la Fondation pour l'islam de France et pour la relance de l'islamologie. Il n'a pas dit sur combien d'années et n'a pas précisé la répartition de ces fonds entre la Fondation et l'islamologie. On ne peut pas avoir dépensé 9 milliards d'euros dans la lutte contre le terrorisme, selon la Cour des comptes, dans le cadre d'opérations extérieures, du recrutement de 2 000 agents à la direction générale de la sécurité intérieure et de l'organisation de concours supplémentaires au ministère de la justice, et ne consacrer que 1 million d'euros par an à la Fondation pour l'islam de France. Le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation ne bénéficie que de 10 ou peut-être 15 millions d'euros consacrés à la lutte contre la radicalisation.

Les moyens publics mobilisés par l'État à la déradicalisation sont donc infimes. J'essaie de contribuer au contre-discours, mais ce financement ne peut pas passer par des moyens privés, parce que les grandes fortunes et les grandes entreprises estiment que ce n'est pas leur rôle. Il faut être présent sur les réseaux sociaux, mais cela suppose d'aider les bonnes volontés. Il convient de faire attention aux prêcheurs de haine, des deux côtés, qui s'efforcent de délégitimer quelqu'un dès qu'il affirme être musulman. Je ne donnerai pas de noms, mais j'ai en tête un certain nombre de personnes produisant un discours dangereux. Le risque est celui de la polarisation, que l'on constate sur les réseaux sociaux, mais aussi dans le débat public. S'il n'y a pas de place pour la modération, qu'il faut chérir, pour un discours musulman éclairé, parce qu'on a le droit d'être musulman en France, il ne faut pas s'étonner que les jeunes souhaitant aller vers l'islam se radicalisent. De même, les musulmans doivent accepter la critique.

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