Intervention de Lucile Rolland

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 9h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Lucile Rolland :

Le Service central du renseignement territorial (SCRT) appartient à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP), au sein de la Direction générale de la Police nationale, mais il travaille aussi au bénéfice de la Direction générale de la Gendarmerie nationale.

C'est un service mixte qui regroupe policiers et gendarmes. Il a donc une compétence sur la totalité du territoire – qu'il s'agisse d'une zone de sécurité de police ou de gendarmerie – à l'exception du ressort de la préfecture de Police – c'est-à-dire de Paris et des trois départements de la petite couronne, sur lesquels je ne pourrai pas m'exprimer.

Le service a été créé récemment, en 2014, suite à la fusion de l'ancienne Direction de la surveillance du territoire (DST) et de l'ancienne Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) – ou, du moins, d'une partie de celle-ci – en 2008. La sous-direction de l'information générale a existé entre temps. Le SCRT a été créé en 2014, lorsque la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) devenait la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

La mission attribuée au SCRT visait à recueillir, rechercher, centraliser, analyser et synthétiser toutes les informations dans les domaines institutionnels, sociaux, sociétaux et économiques ainsi que les phénomènes pouvant affecter l'ordre public. Sa mission principale est donc le renseignement d'ordre public, afin de savoir si tel ou tel phénomène provoquera des troubles à l'ordre public. Notre travail concerne aussi le repli communautaire ou identitaire, puisqu'il peut poser des problèmes d'ordre public. C'était auparavant la mission de la DCRG.

Historiquement, cela s'inscrit dans le phénomène des banlieues des années 1990 et des « zones de non-droit ». À partir des années 1980, des communautés – immigrées pour la plupart et installées dans les banlieues, aux confins des villes – pouvaient s'estimer délaissées par les services publics et considéraient ne pas avoir les mêmes droits que les autres citoyens. Ce mouvement provenait plutôt de la jeunesse des banlieues, qui a commencé à développer des sous-cultures urbaines. C'est à la fois normal et louable, mais cela s'est mué – pour certains – en une contestation systématique de l'autorité légitime – et notamment de celle des forces de l'ordre. Les revendications ont d'abord porté sur des considérations faisant état d'un délaissement par les services publics, voire d'un racisme systémique. Dans le même temps, certaines de ces cités ont développé une économie souterraine parallèle, qui permettait une certaine vie en autarcie en leur sein. Ceux qui bénéficiaient de cette économie parallèle – notamment ceux qui l'avaient organisée – avaient les moyens d'interdire à la police l'accès aux cités, dans le but de protéger le business.

Dans le même temps, s'est développé un phénomène dénommé « l'islam des caves ». En l'absence de lieux de prière officiels ou créés en nombre suffisant pour que tous les croyants puissent prier, des revendications parallèles ont porté sur l'obtention de lieux de culte et de prière décents. Il y avait à la fois « l'islam des caves » et des prières de rue, qui portaient atteinte à l'ordre public – ou en tout cas à la paix publique. De plus, dans les années 1980-1990, beaucoup de prêcheurs itinérants en provenance du Moyen-Orient et du Maghreb importaient un islam proche de l'idéologie wahhabite. Celui-ci, engagé dans le rigorisme et le traditionalisme, répandait l'idéologie selon laquelle la loi de Dieu est supérieure à celle des hommes.

Quelques émeutes et troubles ont eu lieu dans les quartiers au début des années 2000, pour et par des raisons et causes diverses, généralement lorsqu'une intervention policière tournait mal – mais cela pouvait aussi être un challenge entre différentes cités, dans le but de savoir laquelle brulerait le plus de voitures. Les renseignements généraux (RG) constataient des tentatives de récupération de ces émeutes et troubles à l'ordre public par « les barbus » – tels qu'ils étaient dénommés à l'époque –, c'est-à-dire par des religieux souhaitant récupérer cette vindicte populaire. Cela ne fonctionnait pas puisque les deux buts poursuivis ne convergeaient pas. D'un côté, la jeunesse recherchait un certain affrontement avec les forces de l'ordre et voulait protéger le business des cités de banlieue. De l'autre côté, des islamistes – donc des musulmans assez radicaux – cherchaient à expliquer à cette jeunesse qu'il ne fallait plus boire, fumer et sortir, pour se consacrer uniquement à Dieu. Il n'y avait pas de convergence des luttes.

Ensuite, un discours sur la victimisation et l'islamophobie a émergé à partir de la loi du 15 mars 2004 sur le port ostensible des signes religieux. Il portait des revendications extrêmement fortes, telles que celle d'avoir le droit de porter le voile intégral. Il était alors appelé « tchador » en raison de l'actualité afghane – et ne l'a plus été après, car la façon de le porter n'était pas exactement la même.

À l'époque, la DCRG – puisque c'était avant la création du SCRT – cherchait à caractériser ce repli communautaire – certaines cités se refermaient sur elles-mêmes – et essayait d'en identifier les meneurs, tout en surveillant la potentielle instrumentalisation de la jeunesse des quartiers. Le SCRT a été créé en 2014. Depuis les attentats de 2015, il participe à la prévention de la lutte contre le terrorisme et de la radicalisation. Auparavant, en 2014, il travaillait également sur les pratiques religieuses – pas uniquement musulmanes – s'opposant à la paix publique. Le SCRT intervient donc aussi sur les dérives sectaires.

Le constat est le suivant : l'immense majorité des lieux de culte musulman ne pose aucun problème. Cependant, une petite minorité propage un discours fondamentaliste – comme il en existe dans les deux autres religions du Livre. Une fraction encore plus faible répond à un discours pouvant être qualifié de séparatiste. Il peut être qualifié ainsi, car il fait prévaloir la loi de Dieu sur la loi des hommes, et particulièrement sur celles de la République. Ainsi, il enjoint à ses fidèles de ne pas voter, puisque c'est une inanité – seul Dieu ayant le droit de désigner les dirigeants d'un pays –, et il estime qu'il est aberrant d'être dans un pays où des femmes et des homosexuels peuvent être élus. Il peut également rechercher la mise en place d'un califat mondial, c'est-à-dire d'une théocratie complète, de façon affichée, affirmée et assumée.

Ce discours, qu'il soit fondamentaliste ou séparatiste, peut également être diffusé par toutes les structures qui dépendent des salles de prières ou qui y sont adossées – sachant qu'elles ne sont pas forcément gérées par les mêmes associations. Ce sont des structures culturelles ou éducatives, car dans l'islam comme dans les deux autres religions du Livre, des cours de religion sont dispensés aux enfants. Dans certains lieux – qui prêchent le séparatisme ou une vision extrêmement fondamentaliste et rigoriste –, les enfants n'apprennent l'arabe qu'à travers le Coran au sein d'écoles coraniques. Il leur est enseigné que le monde ne s'est pas créé de la façon dont le croient les scientifiques et qu'il y a une différence entre les musulmans et les tenants des autres religions, qui sont des mécréants – au même titre que les athées.

À cet égard, il ne faut pas confondre les écoles coraniques et les écoles confessionnelles. Une école confessionnelle – qu'elle soit musulmane, chrétienne ou juive – est créée dans un véritable but éducatif. Elle ne dispense pas de cours le soir, le samedi ou le dimanche. Il y a environ une soixantaine d'écoles confessionnelles musulmanes en France, dont la moitié a une vision fondamentaliste de l'islam. C'est un phénomène assez récent, puisque la première a été ouverte en 2001. Une demi-douzaine est sous contrat avec l'Éducation nationale. De plus, toutes font l'objet d'un contrôle de la part de l'Éducation nationale vis-à-vis des programmes enseignés. En outre, elles sont toutes soumises à un contrôle administratif classique au titre des établissements recevant du public – donc à des obligations en matière d'hygiène, de sécurité, etc. Comme pour toutes les structures recevant du public, les manquements peuvent conduire à des fermetures.

Un autre phénomène de communautarisme et de repli identitaire s'observe dans certains quartiers, où il devient difficile pour un commerce qui n'est pas hallal de s'installer – ou d'obtenir des clients s'il s'y installe. Il y a une sorte de pression commerciale – capitaliste même – dans ces quartiers. Vous n'y trouverez aucun commerce qui ne soit pas hallal. Cela peut être considéré soit comme un repli identitaire soit comme un communautarisme, puisqu'il n'y a pas de diversité au sein de la population.

Pour notre part, nous ne considérons pas que ce repli ou ces atteintes aux principes fondamentaux de la République sont le seul fait de la religion musulmane – ni même de quelque religion que ce soit. Nous constatons – et la DRCG avant nous – toutes les atteintes qui peuvent être portées aux principes fondamentaux de la République par le biais de contestations de nature politique ou sociétale. Depuis quelques années, une contestation monte envers tout ce qui représente l'État et le pouvoir, voire contre « le système ». Dans la majorité des cas, ces modes de contestation – les traditionnelles manifestations de voie publique à l'initiative de syndicats ou de grandes associations – ne posent pas de difficultés. Cependant, ces manifestations ont été supplantées depuis quelque temps par d'autres, plus violentes, spontanées et rapides en termes de mobilisation. Elles ne sont pas déclarées et ne respectent pas les principes de la réglementation des manifestations de voie publique. De plus, elles peuvent basculer dans la violence dès que l'opportunité s'en manifeste et dégénérer assez rapidement, entraînant l'intervention des forces de l'ordre, ce qui légitime le recours à la violence de la part des manifestants. Pour les personnes à l'origine de ces discours, le simple fait que les forces de l'ordre s'opposent une manifestation et essayent de la disperser en faisant un usage légitime de la force – comme le permet la loi – prouve que l'État n'est que répressif et s'oppose à toute contestation. Le recours à la violence devient donc légitime, tandis que les moyens de réponse de l'État deviennent illégitimes.

Cela se retrouve des deux côtés « ultra » de l'échiquier politique. L'ultra-droite considère que l'État est illégitime, car il ne protège pas assez la « nation blanche » et laisse se développer une immigration très forte. L'islam, en devenant de plus en plus visible, alimente cette rhétorique – ce qui « justifie » les discours racistes qui sont tenus par les tenants de l'ultra-droite. L'ultra-gauche cherche quant à elle à déstabiliser le système – cette recherche étant intrinsèque à sa pensée –, d'où un discours justifiant la violence, qui serait le seul moyen d'abattre le système, d'où une dialectique insurrectionnelle. S'y ajoutent d'autres séparatismes, plus géographiques et ancrés territorialement. Ces régionalismes peuvent dériver vers l'indépendantisme et, partant, vers le séparatisme irrédentiste.

Il faut noter le rôle particulièrement important d'internet, qu'il s'agisse de séparatisme religieux ou d'essence politique – ou de tout autre. Internet est un lieu d'échanges d'idées, mais est aussi un piège par le biais des réseaux sociaux. En effet, leurs algorithmes sont configurés de telle façon qu'à compter du moment où vous vous intéressez à un sujet, tous les éléments en lien avec celui-ci vous seront proposés ensuite. Lors de la période des attentats de 2015-2016, un journaliste l'a d'ailleurs expérimenté en commençant à liker des billets sur le djihad sur des réseaux sociaux. Au bout de quinze jours, seuls des articles similaires lui étaient proposés et il n'avait plus accès à d'autres informations s'il ne les cherchait pas volontairement. Dès lors que vous commencez à tutoyer des idées extrémistes, les algorithmes vous proposeront systématiquement ce genre de discours. Ce propos est également valable pour le complotisme. Par conséquent, vous serez piégé et aurez du mal à en sortir afin d'avoir le recul intellectuel nécessaire pour penser différemment. Internet permet également la constitution de groupes, notamment de groupes privés ou utilisant des systèmes de chiffrement – sans que cela démontre forcément une volonté de se cacher, mais parce qu'ils sont gratuits. Ils permettent d'échanger sans beaucoup de risques, y compris sur des sujets illégaux. Internet met aussi chacun au même niveau. La parole d'un quidam vaut celle d'un expert, donc celle d'un expert ne vaut plus rien. Surtout, c'est un formidable facteur et outil de mobilisation. Outil de mobilisation, d'une part, car il permet de rameuter très rapidement des personnes intéressées par un sujet. Facteur de mobilisation, d'autre part, car il permet d'amplifier tous les sujets qui ont retenu l'intérêt d'une personne à un moment donné.

Quels sont nos cadres d'intervention et nos moyens de luttes ? Quels sont nos outils d'entrave vis-à-vis d'associations ou de lieux répandant un discours antirépublicain ? Par définition, le SCRT étant un service de renseignement, il recourt essentiellement aux outils administratifs plutôt qu'aux outils judiciaires. Ce type d'utilisation existait déjà avant que le SCRT existe. Celui-ci a proposé – et les autorités l'ont suivi – la dissolution de huit associations islamistes. Sept ont été dissoutes en grande partie sur la base de contenus mis en ligne sur internet. De la même façon, le SCRT a proposé – et les autorités l'ont également suivi – la dissolution d'associations d'ultra-droite qui tenaient des discours attentatoires et illégaux. Il s'agissait essentiellement de provocation à la haine – quel qu'en soit le motif – et d'apologie du terrorisme. Un autre moyen d'entrave administrative réside dans le gel des avoirs, tant pour les associations que pour les individus, y compris au niveau européen. Pour les individus, cela concerne cependant plus le contexte terroriste que la lutte contre le séparatisme ou le communautarisme.

Le SCRT a également proposé la fermeture d'un certain nombre de lieux de culte et de lieux de réunion attachés aux associations d'ultra droite. La fermeture des lieux de culte se fonde sur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite « loi SILT ») et l'article L.227-1 du code de la sécurité intérieure, dont les motifs sont assez restrictifs. Elle ne peut concerner que les lieux de culte  et non les lieux de réunion , aux seules fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme  ce qui réduit le champ d'application  et à la condition que les discours tenus provoquent à la violence, à la haine, à la discrimination ou à la commission d'actes de terrorisme ou qu'ils en fassent l'apologie. Ce système organise une conjonction de conditions restrictives pour aboutir à la fermeture des lieux de culte. Un autre outil d'entrave administrative mobilisable est l'expulsion d'un étranger portant un trouble grave à l'ordre public. Le SCRT l'a mobilisé, tout comme les Renseignements généraux auparavant.

Nous rencontrons des limites dans l'utilisation de ces outils, qui sont issues de la loi. Ainsi, un lieu de culte ne peut pas être fermé au motif qu'un prêcheur tiendrait des propos tels que « les Juifs sont des singes ou des porcs » et « les homosexuels méritent la lapidation ». Un imam peut parfaitement à la fois condamner le terrorisme et tenir ce genre de propos. Dans la mesure où les conditions requises par l'article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure ne sont pas remplies, il n'est pas possible de proposer une fermeture sur ce seul motif. De plus, seul un lieu de culte peut être fermé sur le fondement de cet article. Il est donc impossible de fermer une salle de réunion attenante à un lieu de culte dans laquelle se tiendraient les mêmes discours. De la même façon, la dissolution d'associations ou de groupements de fait n'est possible qu'à la condition qu'il y ait une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ou au terrorisme. Cependant, ce n'est valable que pour les associations et les groupements de faits, et non pour les autres personnes morales. Il y a donc des limites.

Les faits aussi sont limitants. Nous n'avons pas affaire à des personnes incultes, mais à des gens apprenant très vite à s'adapter aux mesures. Depuis longtemps, nous n'entendons plus lors des prêches des discours faisant ouvertement l'apologie du terrorisme – un certain nombre d'imams ayant « payé » pour cela, les autres l'ont très vite compris. Il en est de même pour les discours contestataires, anti-système ou anti-État, qui peuvent être extrêmement violents, avec des propos tels qu'« un flic, une balle ». Ce sont des discours de propagande qui peuvent être rencontrés au sein de l'ultra-droite comme de l'ultra-gauche, mais qui ne seront pas tenus officiellement par les médias habituels de ces groupements. Chacun fait très attention à son expression, de façon à ne pas prêter le flanc aux outils d'entrave que nous mettons en œuvre.

Comme je l'ai signalé, il y avait de nombreux prêcheurs itinérants dans les années 1990. Ils pouvaient être bloqués à la frontière par le biais d'interdictions administratives du territoire – bien que celles-ci n'existaient pas encore à l'époque et que l'on recourait donc aux « fiches TE » – pour contrer leurs discours particulièrement nocifs. Nous pouvions aussi, en cas d'urgence absolue, proposer l'expulsion préfectorale ou ministérielle d'un imam étranger prêchant la haine. Actuellement, les imams sont français ou binationaux, dans leur quasi-totalité. Cette procédure supposerait donc des déchéances de nationalité pour les binationaux, puisqu'il est interdit de créer des apatrides. Or les conditions de déchéance de nationalité sont particulièrement restrictives et nécessitent une condamnation extrêmement lourde. Il ne nous est donc pas possible d'agir sur ce volet.

La difficulté de notre travail est de pouvoir constater les propos. Ils doivent être tenus de façon publique et assumée. Ils doivent aussi être récurrents, car la défense pourrait plaider l'erreur. De plus, il faut réussir à les matérialiser en protégeant nos sources. C'est un principe absolu dans les services de renseignement. Autrement, nous n'aurions plus de sources et nous ne pourrions plus travailler. Pour toutes ces raisons et en l'état actuel du droit, il nous est compliqué de proposer plus d'outils d'entrave administrative pour protéger les principes fondamentaux de la République et, surtout, l'application de la loi.

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