Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 9h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI CONFORTANT LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

Vendredi 15 janvier 2021

La séance est ouverte à neuf heures cinq

La commission spéciale procède à l'audition de Mme Lucile Rolland, cheffe du Service central du renseignement territorial de la direction générale de la police nationale, et de M. Julien Le Guen, adjoint.

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Nous accueillons madame Rolland, directrice centrale du service du renseignement territorial ainsi que son adjoint, monsieur Le Guen.

La rédaction et le dépôt du projet de loi confortant les principes de la République ont été motivés par la lutte contre la montée des communautarismes et des tentatives ou des tentations séparatistes, ainsi que par la contestation d'un certain nombre de nos principes et de nos règles communes, par des Français ou des étrangers résidant sur le territoire national. Le fait de se regrouper et de s'associer, sur la base d'affinités, est souvent la première raison du communautarisme. Cependant, il vise parfois à contester de façon organisée nos législations et nos règles communes, voire à commettre des actions violentes.

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Lucile Rolland

Le Service central du renseignement territorial (SCRT) appartient à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP), au sein de la Direction générale de la Police nationale, mais il travaille aussi au bénéfice de la Direction générale de la Gendarmerie nationale.

C'est un service mixte qui regroupe policiers et gendarmes. Il a donc une compétence sur la totalité du territoire – qu'il s'agisse d'une zone de sécurité de police ou de gendarmerie – à l'exception du ressort de la préfecture de Police – c'est-à-dire de Paris et des trois départements de la petite couronne, sur lesquels je ne pourrai pas m'exprimer.

Le service a été créé récemment, en 2014, suite à la fusion de l'ancienne Direction de la surveillance du territoire (DST) et de l'ancienne Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) – ou, du moins, d'une partie de celle-ci – en 2008. La sous-direction de l'information générale a existé entre temps. Le SCRT a été créé en 2014, lorsque la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) devenait la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

La mission attribuée au SCRT visait à recueillir, rechercher, centraliser, analyser et synthétiser toutes les informations dans les domaines institutionnels, sociaux, sociétaux et économiques ainsi que les phénomènes pouvant affecter l'ordre public. Sa mission principale est donc le renseignement d'ordre public, afin de savoir si tel ou tel phénomène provoquera des troubles à l'ordre public. Notre travail concerne aussi le repli communautaire ou identitaire, puisqu'il peut poser des problèmes d'ordre public. C'était auparavant la mission de la DCRG.

Historiquement, cela s'inscrit dans le phénomène des banlieues des années 1990 et des « zones de non-droit ». À partir des années 1980, des communautés – immigrées pour la plupart et installées dans les banlieues, aux confins des villes – pouvaient s'estimer délaissées par les services publics et considéraient ne pas avoir les mêmes droits que les autres citoyens. Ce mouvement provenait plutôt de la jeunesse des banlieues, qui a commencé à développer des sous-cultures urbaines. C'est à la fois normal et louable, mais cela s'est mué – pour certains – en une contestation systématique de l'autorité légitime – et notamment de celle des forces de l'ordre. Les revendications ont d'abord porté sur des considérations faisant état d'un délaissement par les services publics, voire d'un racisme systémique. Dans le même temps, certaines de ces cités ont développé une économie souterraine parallèle, qui permettait une certaine vie en autarcie en leur sein. Ceux qui bénéficiaient de cette économie parallèle – notamment ceux qui l'avaient organisée – avaient les moyens d'interdire à la police l'accès aux cités, dans le but de protéger le business.

Dans le même temps, s'est développé un phénomène dénommé « l'islam des caves ». En l'absence de lieux de prière officiels ou créés en nombre suffisant pour que tous les croyants puissent prier, des revendications parallèles ont porté sur l'obtention de lieux de culte et de prière décents. Il y avait à la fois « l'islam des caves » et des prières de rue, qui portaient atteinte à l'ordre public – ou en tout cas à la paix publique. De plus, dans les années 1980-1990, beaucoup de prêcheurs itinérants en provenance du Moyen-Orient et du Maghreb importaient un islam proche de l'idéologie wahhabite. Celui-ci, engagé dans le rigorisme et le traditionalisme, répandait l'idéologie selon laquelle la loi de Dieu est supérieure à celle des hommes.

Quelques émeutes et troubles ont eu lieu dans les quartiers au début des années 2000, pour et par des raisons et causes diverses, généralement lorsqu'une intervention policière tournait mal – mais cela pouvait aussi être un challenge entre différentes cités, dans le but de savoir laquelle brulerait le plus de voitures. Les renseignements généraux (RG) constataient des tentatives de récupération de ces émeutes et troubles à l'ordre public par « les barbus » – tels qu'ils étaient dénommés à l'époque –, c'est-à-dire par des religieux souhaitant récupérer cette vindicte populaire. Cela ne fonctionnait pas puisque les deux buts poursuivis ne convergeaient pas. D'un côté, la jeunesse recherchait un certain affrontement avec les forces de l'ordre et voulait protéger le business des cités de banlieue. De l'autre côté, des islamistes – donc des musulmans assez radicaux – cherchaient à expliquer à cette jeunesse qu'il ne fallait plus boire, fumer et sortir, pour se consacrer uniquement à Dieu. Il n'y avait pas de convergence des luttes.

Ensuite, un discours sur la victimisation et l'islamophobie a émergé à partir de la loi du 15 mars 2004 sur le port ostensible des signes religieux. Il portait des revendications extrêmement fortes, telles que celle d'avoir le droit de porter le voile intégral. Il était alors appelé « tchador » en raison de l'actualité afghane – et ne l'a plus été après, car la façon de le porter n'était pas exactement la même.

À l'époque, la DCRG – puisque c'était avant la création du SCRT – cherchait à caractériser ce repli communautaire – certaines cités se refermaient sur elles-mêmes – et essayait d'en identifier les meneurs, tout en surveillant la potentielle instrumentalisation de la jeunesse des quartiers. Le SCRT a été créé en 2014. Depuis les attentats de 2015, il participe à la prévention de la lutte contre le terrorisme et de la radicalisation. Auparavant, en 2014, il travaillait également sur les pratiques religieuses – pas uniquement musulmanes – s'opposant à la paix publique. Le SCRT intervient donc aussi sur les dérives sectaires.

Le constat est le suivant : l'immense majorité des lieux de culte musulman ne pose aucun problème. Cependant, une petite minorité propage un discours fondamentaliste – comme il en existe dans les deux autres religions du Livre. Une fraction encore plus faible répond à un discours pouvant être qualifié de séparatiste. Il peut être qualifié ainsi, car il fait prévaloir la loi de Dieu sur la loi des hommes, et particulièrement sur celles de la République. Ainsi, il enjoint à ses fidèles de ne pas voter, puisque c'est une inanité – seul Dieu ayant le droit de désigner les dirigeants d'un pays –, et il estime qu'il est aberrant d'être dans un pays où des femmes et des homosexuels peuvent être élus. Il peut également rechercher la mise en place d'un califat mondial, c'est-à-dire d'une théocratie complète, de façon affichée, affirmée et assumée.

Ce discours, qu'il soit fondamentaliste ou séparatiste, peut également être diffusé par toutes les structures qui dépendent des salles de prières ou qui y sont adossées – sachant qu'elles ne sont pas forcément gérées par les mêmes associations. Ce sont des structures culturelles ou éducatives, car dans l'islam comme dans les deux autres religions du Livre, des cours de religion sont dispensés aux enfants. Dans certains lieux – qui prêchent le séparatisme ou une vision extrêmement fondamentaliste et rigoriste –, les enfants n'apprennent l'arabe qu'à travers le Coran au sein d'écoles coraniques. Il leur est enseigné que le monde ne s'est pas créé de la façon dont le croient les scientifiques et qu'il y a une différence entre les musulmans et les tenants des autres religions, qui sont des mécréants – au même titre que les athées.

À cet égard, il ne faut pas confondre les écoles coraniques et les écoles confessionnelles. Une école confessionnelle – qu'elle soit musulmane, chrétienne ou juive – est créée dans un véritable but éducatif. Elle ne dispense pas de cours le soir, le samedi ou le dimanche. Il y a environ une soixantaine d'écoles confessionnelles musulmanes en France, dont la moitié a une vision fondamentaliste de l'islam. C'est un phénomène assez récent, puisque la première a été ouverte en 2001. Une demi-douzaine est sous contrat avec l'Éducation nationale. De plus, toutes font l'objet d'un contrôle de la part de l'Éducation nationale vis-à-vis des programmes enseignés. En outre, elles sont toutes soumises à un contrôle administratif classique au titre des établissements recevant du public – donc à des obligations en matière d'hygiène, de sécurité, etc. Comme pour toutes les structures recevant du public, les manquements peuvent conduire à des fermetures.

Un autre phénomène de communautarisme et de repli identitaire s'observe dans certains quartiers, où il devient difficile pour un commerce qui n'est pas hallal de s'installer – ou d'obtenir des clients s'il s'y installe. Il y a une sorte de pression commerciale – capitaliste même – dans ces quartiers. Vous n'y trouverez aucun commerce qui ne soit pas hallal. Cela peut être considéré soit comme un repli identitaire soit comme un communautarisme, puisqu'il n'y a pas de diversité au sein de la population.

Pour notre part, nous ne considérons pas que ce repli ou ces atteintes aux principes fondamentaux de la République sont le seul fait de la religion musulmane – ni même de quelque religion que ce soit. Nous constatons – et la DRCG avant nous – toutes les atteintes qui peuvent être portées aux principes fondamentaux de la République par le biais de contestations de nature politique ou sociétale. Depuis quelques années, une contestation monte envers tout ce qui représente l'État et le pouvoir, voire contre « le système ». Dans la majorité des cas, ces modes de contestation – les traditionnelles manifestations de voie publique à l'initiative de syndicats ou de grandes associations – ne posent pas de difficultés. Cependant, ces manifestations ont été supplantées depuis quelque temps par d'autres, plus violentes, spontanées et rapides en termes de mobilisation. Elles ne sont pas déclarées et ne respectent pas les principes de la réglementation des manifestations de voie publique. De plus, elles peuvent basculer dans la violence dès que l'opportunité s'en manifeste et dégénérer assez rapidement, entraînant l'intervention des forces de l'ordre, ce qui légitime le recours à la violence de la part des manifestants. Pour les personnes à l'origine de ces discours, le simple fait que les forces de l'ordre s'opposent une manifestation et essayent de la disperser en faisant un usage légitime de la force – comme le permet la loi – prouve que l'État n'est que répressif et s'oppose à toute contestation. Le recours à la violence devient donc légitime, tandis que les moyens de réponse de l'État deviennent illégitimes.

Cela se retrouve des deux côtés « ultra » de l'échiquier politique. L'ultra-droite considère que l'État est illégitime, car il ne protège pas assez la « nation blanche » et laisse se développer une immigration très forte. L'islam, en devenant de plus en plus visible, alimente cette rhétorique – ce qui « justifie » les discours racistes qui sont tenus par les tenants de l'ultra-droite. L'ultra-gauche cherche quant à elle à déstabiliser le système – cette recherche étant intrinsèque à sa pensée –, d'où un discours justifiant la violence, qui serait le seul moyen d'abattre le système, d'où une dialectique insurrectionnelle. S'y ajoutent d'autres séparatismes, plus géographiques et ancrés territorialement. Ces régionalismes peuvent dériver vers l'indépendantisme et, partant, vers le séparatisme irrédentiste.

Il faut noter le rôle particulièrement important d'internet, qu'il s'agisse de séparatisme religieux ou d'essence politique – ou de tout autre. Internet est un lieu d'échanges d'idées, mais est aussi un piège par le biais des réseaux sociaux. En effet, leurs algorithmes sont configurés de telle façon qu'à compter du moment où vous vous intéressez à un sujet, tous les éléments en lien avec celui-ci vous seront proposés ensuite. Lors de la période des attentats de 2015-2016, un journaliste l'a d'ailleurs expérimenté en commençant à liker des billets sur le djihad sur des réseaux sociaux. Au bout de quinze jours, seuls des articles similaires lui étaient proposés et il n'avait plus accès à d'autres informations s'il ne les cherchait pas volontairement. Dès lors que vous commencez à tutoyer des idées extrémistes, les algorithmes vous proposeront systématiquement ce genre de discours. Ce propos est également valable pour le complotisme. Par conséquent, vous serez piégé et aurez du mal à en sortir afin d'avoir le recul intellectuel nécessaire pour penser différemment. Internet permet également la constitution de groupes, notamment de groupes privés ou utilisant des systèmes de chiffrement – sans que cela démontre forcément une volonté de se cacher, mais parce qu'ils sont gratuits. Ils permettent d'échanger sans beaucoup de risques, y compris sur des sujets illégaux. Internet met aussi chacun au même niveau. La parole d'un quidam vaut celle d'un expert, donc celle d'un expert ne vaut plus rien. Surtout, c'est un formidable facteur et outil de mobilisation. Outil de mobilisation, d'une part, car il permet de rameuter très rapidement des personnes intéressées par un sujet. Facteur de mobilisation, d'autre part, car il permet d'amplifier tous les sujets qui ont retenu l'intérêt d'une personne à un moment donné.

Quels sont nos cadres d'intervention et nos moyens de luttes ? Quels sont nos outils d'entrave vis-à-vis d'associations ou de lieux répandant un discours antirépublicain ? Par définition, le SCRT étant un service de renseignement, il recourt essentiellement aux outils administratifs plutôt qu'aux outils judiciaires. Ce type d'utilisation existait déjà avant que le SCRT existe. Celui-ci a proposé – et les autorités l'ont suivi – la dissolution de huit associations islamistes. Sept ont été dissoutes en grande partie sur la base de contenus mis en ligne sur internet. De la même façon, le SCRT a proposé – et les autorités l'ont également suivi – la dissolution d'associations d'ultra-droite qui tenaient des discours attentatoires et illégaux. Il s'agissait essentiellement de provocation à la haine – quel qu'en soit le motif – et d'apologie du terrorisme. Un autre moyen d'entrave administrative réside dans le gel des avoirs, tant pour les associations que pour les individus, y compris au niveau européen. Pour les individus, cela concerne cependant plus le contexte terroriste que la lutte contre le séparatisme ou le communautarisme.

Le SCRT a également proposé la fermeture d'un certain nombre de lieux de culte et de lieux de réunion attachés aux associations d'ultra droite. La fermeture des lieux de culte se fonde sur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (dite « loi SILT ») et l'article L.227-1 du code de la sécurité intérieure, dont les motifs sont assez restrictifs. Elle ne peut concerner que les lieux de culte  et non les lieux de réunion , aux seules fins de prévenir la commission d'actes de terrorisme  ce qui réduit le champ d'application  et à la condition que les discours tenus provoquent à la violence, à la haine, à la discrimination ou à la commission d'actes de terrorisme ou qu'ils en fassent l'apologie. Ce système organise une conjonction de conditions restrictives pour aboutir à la fermeture des lieux de culte. Un autre outil d'entrave administrative mobilisable est l'expulsion d'un étranger portant un trouble grave à l'ordre public. Le SCRT l'a mobilisé, tout comme les Renseignements généraux auparavant.

Nous rencontrons des limites dans l'utilisation de ces outils, qui sont issues de la loi. Ainsi, un lieu de culte ne peut pas être fermé au motif qu'un prêcheur tiendrait des propos tels que « les Juifs sont des singes ou des porcs » et « les homosexuels méritent la lapidation ». Un imam peut parfaitement à la fois condamner le terrorisme et tenir ce genre de propos. Dans la mesure où les conditions requises par l'article L. 227-1 du code de la sécurité intérieure ne sont pas remplies, il n'est pas possible de proposer une fermeture sur ce seul motif. De plus, seul un lieu de culte peut être fermé sur le fondement de cet article. Il est donc impossible de fermer une salle de réunion attenante à un lieu de culte dans laquelle se tiendraient les mêmes discours. De la même façon, la dissolution d'associations ou de groupements de fait n'est possible qu'à la condition qu'il y ait une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ou au terrorisme. Cependant, ce n'est valable que pour les associations et les groupements de faits, et non pour les autres personnes morales. Il y a donc des limites.

Les faits aussi sont limitants. Nous n'avons pas affaire à des personnes incultes, mais à des gens apprenant très vite à s'adapter aux mesures. Depuis longtemps, nous n'entendons plus lors des prêches des discours faisant ouvertement l'apologie du terrorisme – un certain nombre d'imams ayant « payé » pour cela, les autres l'ont très vite compris. Il en est de même pour les discours contestataires, anti-système ou anti-État, qui peuvent être extrêmement violents, avec des propos tels qu'« un flic, une balle ». Ce sont des discours de propagande qui peuvent être rencontrés au sein de l'ultra-droite comme de l'ultra-gauche, mais qui ne seront pas tenus officiellement par les médias habituels de ces groupements. Chacun fait très attention à son expression, de façon à ne pas prêter le flanc aux outils d'entrave que nous mettons en œuvre.

Comme je l'ai signalé, il y avait de nombreux prêcheurs itinérants dans les années 1990. Ils pouvaient être bloqués à la frontière par le biais d'interdictions administratives du territoire – bien que celles-ci n'existaient pas encore à l'époque et que l'on recourait donc aux « fiches TE » – pour contrer leurs discours particulièrement nocifs. Nous pouvions aussi, en cas d'urgence absolue, proposer l'expulsion préfectorale ou ministérielle d'un imam étranger prêchant la haine. Actuellement, les imams sont français ou binationaux, dans leur quasi-totalité. Cette procédure supposerait donc des déchéances de nationalité pour les binationaux, puisqu'il est interdit de créer des apatrides. Or les conditions de déchéance de nationalité sont particulièrement restrictives et nécessitent une condamnation extrêmement lourde. Il ne nous est donc pas possible d'agir sur ce volet.

La difficulté de notre travail est de pouvoir constater les propos. Ils doivent être tenus de façon publique et assumée. Ils doivent aussi être récurrents, car la défense pourrait plaider l'erreur. De plus, il faut réussir à les matérialiser en protégeant nos sources. C'est un principe absolu dans les services de renseignement. Autrement, nous n'aurions plus de sources et nous ne pourrions plus travailler. Pour toutes ces raisons et en l'état actuel du droit, il nous est compliqué de proposer plus d'outils d'entrave administrative pour protéger les principes fondamentaux de la République et, surtout, l'application de la loi.

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Vos propos sont extrêmement équilibrés et permettent de mesurer l'état du droit existant, ainsi que les outils dont vous pourriez avoir besoin pour remplir vos missions.

Vous avez retracé à juste titre les mécanismes d'« autarcisation » – pardon pour ce néologisme – d'un certain nombre de fonctionnements, de populations ou de quartiers. Comment distinguez-vous ce qui relève du repli communautaire et du séparatisme – ce terme étant désormais dans le débat public et politique – de la radicalisation ? Quelles sont les passerelles et, surtout, les distinctions entre eux ? Ce projet de loi vise les mécanismes de repli et non pas, à proprement parler, la radicalisation et la lutte antiterroriste.

Vous avez indiqué la façon dont, petit à petit, des mécanismes de cohésion se sont imbriqués entre économie souterraine et repli communautaire. À votre connaissance, quelle est la part des financements étrangers dans cet écosystème ? Comme vous le savez, des mesures sont proposées dans ce texte sur ce volet, dont monsieur Houlié est rapporteur.

Par ailleurs, combien de lieux de culte – pour lesquels vous ne disposeriez pas des outils juridiques nécessaires pour agir en vue de leur fermeture ou de la dissolution des associations les gérant – sont-ils la cible de phénomènes de repli communautaire ? À combien les estimez-vous ? Peut-être s'agit-il d'une donnée confidentielle. Vous pourriez toutefois nous livrer une estimation.

Enfin, j'aurais une question sur un volet que j'aurai à rapporter : la disposition dite « anti-putsch », qui consiste à imposer aux associations cultuelles la création d'organes délibérants. D'autres associations – en particulier celles d'utilité publique – sont, elles aussi, contraintes par la loi de disposer d'organes délibérants. Par conséquent, ce n'est pas un précédent. Cette disposition est-elle de nature à contrecarrer des phénomènes de prise de pouvoir par des minorités au sein des associations gestionnaires de lieux de culte ?

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Serait-il intéressant d'étendre le droit d'opposition prévu par l'article 35, consécutif à la déclaration des fonds provenant de l'étranger par les associations cultuelles, aux associations de type « loi de 1901 » ? Cela pourrait-il se traduire opérationnellement pour la Police nationale ?

Par ailleurs, l'article 39 pénalise les propos incitant ou provoquant la haine, qui sont tenus dans les prêches. Dans quelle mesure sont-ils tenus par d'autres personnes que les ministres du culte ? Ceux-ci ont la quasi-exclusivité de la parole dans les lieux de culte, dont ils sont les leaders. Avez-vous des informations ou des exemples à propos des personnes pouvant intervenir dans ce type de salles ?

Enfin, concernant l'article 43 du texte portant sur l'interdiction de paraître, avez-vous des cas, des chiffres ou des exemples concernant les personnes condamnées pour des faits de provocation à la haine ou des infractions à caractère terroriste qui fréquenteraient aujourd'hui des lieux de culte ? Cela nous permettrait de documenter les dispositions que nous nous apprêtons à adopter ou à amender.

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Comme vous l'avez expliqué, les discours fondamentalistes et séparatistes mènent, progressivement, au repli identitaire. Ce phénomène peut aller de pair avec le développement d'activités de soutien scolaire ou d'activités culturelles, qui sont utilisées pour diffuser des discours insidieux et portant une réelle volonté de séparation avec la société française laïque. Ces dynamiques de repli identitaire entraînent-elles progressivement la déscolarisation des enfants ? Dans l'affirmative, sous quelles formes ? L'instruction en famille et les écoles hors contrats se développent-elles dans ces poches de la société utilisées par les fondamentalistes religieux ?

Les agents de votre service travaillent sur le terrain pour prévenir la radicalisation et la lutte contre le terrorisme. De quels types d'acteurs reçoivent-ils des signalements de dérives séparatistes ? Peuvent-ils venir de chefs d'établissements scolaires ou de responsables associatifs ? Comment mieux repérer les personnes radicalisées, mais isolées et qui ne font pas partie de réseaux structurés, avant qu'elles ne passent à l'acte ?

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J'exprime tout d'abord une divergence de point de vue avec monsieur le rapporteur général. Si le texte ne traite pas de terrorisme, il n'est toutefois pas possible d'exclure la radicalisation. Il existe des atteintes à la laïcité, le communautarisme et le séparatisme ainsi que la radicalisation. Ces différents phénomènes sont parfois cloisonnés. Cependant, ils font parfois partie d'un cheminement – sans qu'il y ait de processus type. Il y a une véritable zone grise entre le séparatisme et la radicalisation, qui ne peut donc pas être exclue du texte.

Curieuse coïncidence, madame Rolland, mon collègue Éric Pouillat et moi-même vous interrogions il y a exactement deux ans, jour pour jour, le mardi 15 janvier 2019, dans le cadre de la mission d'information relative à la radicalisation dans les services publics. Je profite donc de ce projet de loi pour actualiser les questions posées alors. Nous vous avions demandé quels étaient les services publics les plus exposés au repli, au prosélytisme et au communautarisme. Je souhaite en avoir une vision actualisée. Quid du développement de ce séparatisme dans les hôpitaux ? Quid du développement de la Roqya, cette médecine confessionnelle alternative ? Quelle est la situation dans le domaine associatif sportif – qui est étudié dans ce texte – et dans les universités – qui apparaissaient, à l'époque, comme un problème de plus en plus prégnant ?

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Vous démontrez l'ancrage spatial urbain de certains phénomènes – qui avait attiré l'attention des services de renseignements –, qui sont nés dans des quartiers de cités – je dresse un tableau à grands traits, car nous sommes entre nous. Or le texte qui nous intéresse n'aborde absolument pas cette concentration de population en difficulté, précarisée, etc. C'était pourtant une dimension du discours du Président de la République, qui n'est pas abordée ici. Or c'est un problème de fond pour œuvrer à l'acceptation de la vie commune. Je rappelle à ce propos qu'en 2013, la commission Stasi notait que « le communautarisme est parfois plus subi que voulu ». Nous en sommes là. La faiblesse du texte sur ces phénomènes vous pose-t-elle problème ?

En outre, combien de personnes sont-elles concernées, selon vous, par le phénomène de séparatisme en France ? Je conteste intellectuellement le terme de séparatisme, que j'emploie uniquement pour des raisons de commodité de langage. Combien de ces personnes pourraient-elles basculer et commettre des attentats ? Y a-t-il vraiment une passerelle entre les deux ? Est-ce acceptable de considérer que c'est ici que s'ancrent ceux qui ont frappé la France ?

Enfin, il y a manifestement encore aujourd'hui un réseau de trafic d'armes porté par des personnes plutôt liées à l'ultra-droite, qui a été démasquée. La Poudrière est un ouvrage publié récemment par des journalistes sur les réseaux d'ultra-droite armés et prêts à passer à l'acte. Certains ont été démantelés grâce aux services de renseignement. Pouvez-vous quantifier ce phénomène ? Par ailleurs, selon vous – excusez-moi cette question extrêmement triviale –, quelle est la gravité de la menace ? La menace de l'ultra-droite est-elle comparable à celle de l'islamisme radical ? Est-elle plus importante, dans la mesure où il semble que certaines personnes avec une réelle connaissance du maniement des armes s'organisent d'ores et déjà de manière paramilitaire et ont organisé des attentats – qui ont été déjoués – contre des personnalités, le chef de l'État, etc. ?

En outre, j'ai noté dans vos propos qu'il n'y a quasiment pas de porosité entre les lieux de prière et les lieux de radicalisation. C'est assez intéressant pour nombre de points du texte que nous examinons.

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Notre loi, d'intérêt général, se fonde sur la progression des propos et des attitudes séparatistes issues d'un islam radical. Toutefois, elle porte aussi sur les autres phénomènes. Vous avez parlé assez longuement des séparatismes d'essence politique. Je rejoins donc les questions de monsieur Corbière sur leur importance et sur les dangers qu'ils présentent pour notre République.

Je souhaite également vous entendre sur d'autres facteurs religieux, liés aux sectes et aux pratiques religieuses nées de mouvements d'origine américaine et financés par les fonds de grandes Églises américaines. Ces fondamentalismes issus d'autres religions prennent-ils de l'importance dans les quartiers dont vous avez parlé ? Quelle est leur progression ? Dans mon département, et d'après les éléments dont je dispose, j'ai le sentiment que d'autres phénomènes religieux fondamentalistes progressent de façon assez importante.

Enfin, ce projet de loi traitant beaucoup du phénomène associatif, quelle est votre opinion sur le rôle de ces phénomènes séparatistes au sein des clubs et mouvements sportifs ? Est-ce une réalité ou ne sont-ce que de très rares cas ?

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À la lumière de l'historique des services de renseignement sur près de quarante ans – bien qu'ils aient changé de nom et d'organisation –, considérez-vous que ces phénomènes de radicalisation ou de contestation s'accroissent ? C'est le cœur de notre sujet. Reconnaît-on la loi des hommes, débattue et votée par des assemblées, ou place-t-on la loi de Dieu au-dessus ? C'est parfois une revendication. Cela dépend-il des sujets ?

Concernant l'islam, la modification de l'organisation du culte musulman – mais nous pourrions aussi parler d'autres religions, qui sont émergentes – a-t-elle tendance à installer les fidèles dans le cadre général ? En France, de plus en plus de lieux de culte sont construits pour cela et sont installés dans le paysage de notre pays. Les autres phénomènes de contestation, dont les fondements ne sont pas religieux, mais plutôt politiques ou sectaires – et qui sont d'autres formes de séparatisme et d'autres façons d'exprimer le souhait de vivre selon d'autres règles que la règle commune –, sont-ils stables, en augmentation ou en décroissance ?

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Lucile Rolland

J'apporterai tout d'abord une précision sémantique sur les différents termes de repli communautaire, séparatisme et radicalisation. La radicalisation est traitée au niveau individuel. Ainsi, un individu est radicalisé ou ne l'est pas. Ce sont ses convictions et son comportement – la manière dont il les fait vivre et les actions portées par ces convictions. Pour un individu radicalisé, la violence est un moyen comme un autre de faire triompher ses idées, quelles qu'elles soient. De plus, il n'y a pas forcément d'identité entre repli communautaire et séparatisme. Le repli communautaire peut être subi : lorsque nous vivons dans un quartier, nous n'avons pas forcément le choix des commerces que l'on peut fréquenter, d'autant plus si tous ses habitants ont à peu près la même origine. Alors que le repli communautaire peut donc être subi et n'est pas forcément volontaire, en revanche, le séparatisme s'inscrit plutôt dans une démarche volontariste, avec une mise en marge vis-à-vis de la société telle qu'elle est communément acceptée par le peuple et l'idée selon laquelle sa propre façon de voir est supérieure aux autres. Par conséquent, elle est aussi légitime qu'une autre, si ce n'est plus.

Je suis gênée pour vous répondre sur l'économie souterraine et les financements étrangers, car notre service n'a pas les moyens de les caractériser. Cependant, nous discutons et échangeons beaucoup, évidemment, avec les autres services de la communauté du renseignement. Actuellement, l'économie souterraine dans les quartiers défavorisés ne bénéficie pas de financements étrangers – sauf à considérer que les stupéfiants n'étant pas créés en France, il s'agit en conséquence d'un financement étranger. Ce ne sont pas des financements étrangers étatiques volontaires visant à provoquer des troubles dans une volonté d'ingérence. Je ne peux vous répondre davantage, car mon service n'est pas spécialisé dans cette recherche.

Vous posiez la question du nombre de lieux de culte séparatistes et pour lesquels nous n'avons pas d'outils pour agir. Il y a environ 2 400 lieux de culte musulman en France, sachant que moins d'une centaine tient un discours séparatiste, qui ne respecte pas les principes fondamentaux que sont la liberté, l'égalité, la fraternité et la laïcité. Nous n'avons pas d'outils pour l'instant, puisque c'est celui que vous avez entre les mains qui permettra de lutter contre cela. En revanche, ces lieux reçoivent du public et sont donc soumis à la réglementation afférente. Nous ne détournons pas la loi et ne profitons pas de la réglementation sur les établissements recevant du public (ERP) pour nous y attaquer, mais nous ne nous interdisons pas non plus d'y recourir, comme pour tout autre lieu.

Fin 2019, le précédent ministre de l'Intérieur avait demandé aux préfets de départements de créer des cellules de lutte contre l'islamisme radical (CLIR). Les préfectures réunissent en leur sein toutes les administrations permettant de trouver des solutions sur le plan collectif et non pas individuel – ce qui est le but des groupes d'évaluation départementaux (GED). Les GED examinent les individus radicalisés et déterminent quels sont les outils pour réduire leur radicalisation, tels que des outils éducatifs et une aide pour trouver un emploi, afin qu'ils soient plus épanouis et, partant, moins radicalisés. Les CLIR travaillent quant à elles sur les structures tenant des discours séparatistes. Par exemple, des clubs de sport, avec des propos tels que : « ici, nous n'acceptons pas les femmes », « ici, il n'y a pas de mixité » ou « ici, nous faisons la prière avant chaque match ou rencontre ». Toutes les administrations essayent de trouver, autour du préfet, comment revenir à la normalité lorsque de telles structures sont identifiées.

Comme je l'ai indiqué dans ma présentation liminaire, les outils liés à la radicalisation – qu'il s'agisse de celle d'individus ou de méthodes pour imposer un point de vue dans divers lieux – existent, mais ils ne sont pas dirigés contre le séparatisme. Ils ne peuvent donc pas prendre en compte la totale réalité du phénomène. Ces limites nous empêchent d'agir de façon optimale.

Par ailleurs, les dispositifs anti-putsch sont intéressants. Ainsi, nous avons parfois été appelés à l'aide, lorsque des lieux de culte ont été dépossédés du prêche et de l'imamat par des individus particulièrement radicalisés qui exerçaient une forte pression sur les bureaux des associations les gérant. Le putsch est assez insidieux, car il n'a pas lieu par la récupération du bureau ou du conseil d'administration de l'association. C'est plus brutal, avec une opposition frontale et cela ne respecte pas le fonctionnement normal d'une association bien administrée. De telles dispositions pourraient éviter qu'un président d'association ou le bureau du conseil d'administration se laissent faire, car ils se sentiraient fragilisés. La présence d'un organe délibératif peut aider à juguler ce type de phénomènes.

Cela rejoint la question visant à savoir si les propos incitant à la haine sont uniquement tenus par des imams ou s'ils le sont également par d'autres personnes. Dans certaines salles, des imams – autoproclamés, puisqu'il n'y a pas encore d'équivalent au séminaire – retiennent quelques jeunes autour d'eux pour leur expliquer la vraie foi lorsque la prière classique est achevée, car ils savent parfaitement que les propos tenus en public et de façon récurrente les exposent à la répression. Les discours tenus à ce moment-là, en petit comité, devant quatre ou cinq jeunes – ce que nous savons grâce aux méthodes de recherche du renseignement –, sont des discours de haine contre les autres religions et les mécréants en général. Le problème tient au fait que les administrateurs de l'association ne sont pas conviés à cette post-séance.

Concernant ensuite la déclaration des fonds reçus de l'étranger : si j'ai bien compris, le projet de loi vise à inciter les associations cultuelles à basculer sous le régime de la loi de 1905 plutôt qu'à rester sous l'empire de la loi de 1901. Il n'y aura pas besoin d'étendre cette obligation si elles le font. Les associations de la loi de 1901 sont très diverses et il serait donc compliqué de calculer ce qu'apporterait cette extension. De plus, si ce dispositif était étendu à la totalité de la loi de 1901, nous devrions alors nous intéresser à toutes ces associations. Or je ne suis pas certaine que nous puissions le vérifier et cela serait compliqué.

Les conséquences du repli identitaire sur l'instruction à domicile sont un sujet qui catalyse des contestations tous azimuts. Nous le constatons actuellement par le biais d'un certain nombre de manifestations de voie publique : des manifestations contre la proposition de loi pour la sécurité globale deviennent désormais des manifestations contre les lois liberticides. Pourquoi ? Parce qu'elles regroupent à la fois des personnes opposées à la proposition de loi pour la sécurité globale, au port du masque obligatoire partout, au port du masque par les enfants, à l'obligation ou à l'incitation au vaccin, ainsi qu'à la restriction de l'instruction à domicile. Toutes se retrouvent ensemble, alors que leurs idéologies ne sont pas les mêmes. La difficulté de l'instruction à domicile – surtout pour l'Éducation nationale – est de s'assurer que les enfants recevront un programme d'éducation leur permettant d'avoir un esprit ouvert et la culture nécessaire pour comprendre la marche du monde et les phénomènes se déroulant autour d'eux. L'augmentation de l'instruction à domicile n'est pas que le fait des tenants d'un islam rigoriste fondamentaliste. Certains parents estiment qu'un enfant est mieux instruit par ses propres parents et qu'ils peuvent ainsi lui transmettre leurs propres valeurs. Ils considèrent soit que celles portées par l'Éducation nationale ne sont pas conformes aux leurs, soit qu'ils sont mieux placés que la plupart des enseignants pour les instruire dans le cadre d'un tête-à-tête – puisqu'un professeur doit gérer trente élèves. Il m'est donc compliqué d'établir un lien direct entre l'augmentation du repli communautaire et celle de l'instruction à domicile. La première n'est pas le seul moteur pour lequel la seconde est revendiquée par un certain nombre de personnes.

Je ne pourrais pas être précise sur les signalements des dérives séparatistes pour des raisons – que vous comprenez – de protection de nos sources. Toutefois, notre travail de renseignement territorial est réalisé en proximité. Nous appartenons à la DCSP et sommes un service mixte entre police et gendarmerie, car nous considérons que nos collègues policiers et gendarmes – qui s'occupent de la sécurité au quotidien – sont des capteurs de renseignements ou d'informations. Schématiquement, l'information est remontée tandis que le renseignement est recherché. L'information est brute ; le renseignement est travaillé. Il est important de conserver ces capteurs, qui peuvent mettre en évidence des phénomènes grâce aux patrouilles ou aux dépôts de plainte ou de main courante. C'est une formidable armée de capteurs – bien que cela puisse être compliqué à gérer, puisque les informations sont nombreuses et doivent pouvoir être triées. Le SCRT déploie également une politique de renseignement par le biais de la fréquentation de tous les acteurs locaux. Nous agissons à visage découvert – sauf lorsqu'il s'agit de surveillances et de filatures, puisqu'elles ne sont pas menées en voiture sérigraphiée et en uniforme. Ainsi, nous nous présentons à un chef d'entreprise, à un syndicaliste, à un petit commerçant ou à un responsable associatif, en lui disant : « Bonjour, je suis Lucile Rolland. Je suis policière et j'appartiens au service central du renseignement territorial. » Cette volonté de relations ouvertes avec les acteurs nous permet aussi d'être alertés par ceux-ci.

Beaucoup d'entreprises ont des difficultés avec la radicalisation. Elles souhaitent par exemple savoir si leurs employés peuvent leur demander une salle de prière – quelle que soit la religion considérée – et s'absenter du service. Leurs heures de prière peuvent-elles être décomptées ? Peuvent-ils être licenciés de ce simple fait ? Elles ont de nombreuses questions et nous pouvons les sensibiliser pour leur expliquer ce qu'ils ont le droit – ou non – de faire. Elles peuvent nous alerter en nous indiquant, par exemple : qu'un agent refuse de serrer la main des femmes – hors contexte sanitaire, car cela sera désormais compliqué à déterminer –, qu'il refuse de participer aux moments de convivialité à cause de la présence d'alcool ou d'une nourriture qu'il estime contraire à ses croyances ou qu'il tient des propos proches de l'apologie et qu'il estime que les dessinateurs de Charlie Hebdo ont eu ce qu'ils méritaient, car ils insultaient le Prophète. Nous recevons ce type de signalements de toutes les couches de la société, puisque notre travail est d'être en contact avec tout le monde.

Comment repérer les personnes radicalisées isolées et, surtout, les empêcher de passer à l'acte ? C'est le sujet d'inquiétude de tous les services de renseignement. Nous n'avons pas de moyens pour repérer les individus isolés de toute vie sociale, car par définition, nos capteurs s'inscrivent dans une vie sociale. Le SCRT s'occupe des personnes figurant dans le bas du spectre du fichier de signalement des personnes radicalisées et terroristes (FSPRT), c'est-à-dire des individus qui ne sont pas encore en train de fomenter des attentats et proches du passage à l'acte. Or une proportion non négligeable de ces derniers – entre 23 et 25 % – a avant tout des problèmes d'ordre psychologiques graves, voire psychiatriques et diagnostiqués comme tels. Il nous est quasiment impossible de détecter à quel moment une personne souffrant d'un problème psychologique grave ou psychiatrique diagnostiqué passera à l'acte. Nous essayons d'avoir un dialogue avec les autorités médicales (notamment psychiatriques), mais celui-ci est empêché par le respect du secret médical – c'est un constat et non pas une appréciation. Cette personne est-elle entourée par sa famille et ses amis ? Dans la négative, c'est un facteur aggravant, qui doit nous alerter. Cette personne est-elle toujours sous traitement ? L'interruption du traitement peut nous alerter sur le fait qu'elle risque de passer à l'acte.

Néanmoins, personne ne connaissait l'auteur de l'attentat de la cathédrale de Nice. Il venait d'arriver sur le territoire national et j'ignore comment nous aurions pu, concrètement, empêcher son acte. De même, comment imaginer que l'individu qui s'est rendu devant les anciens locaux de Charlie Hebdo passe à l'acte de cette façon – parce qu'il vient d'un pays où l'islam est quasiment une religion d'État et où des manifestations de rue ont eu lieu contre la republication des caricatures du Prophète –, alors qu'il n'avait pas attiré l'attention sur lui jusqu'alors ? C'est le défi auquel nous sommes confrontés, mais nous n'avons aucune solution miracle et je ne peux pas vous dire que nous pourrons empêcher ces passages à l'acte.

Quels sont les services publics les plus exposés ou les plus concernés par une augmentation du radicalisme ou du séparatisme ? Comme vous le savez, monsieur le député – puisque nous en avons discuté il y a deux ans –, il devient compliqué pour un médecin masculin de soigner une patiente dans certains hôpitaux, car son mari s'y opposera et demandera qu'elle soit examinée par une femme, ou vice-versa. De plus, il nous a été rapporté que, dans certaines associations sportives, il est impossible d'intégrer l'équipe sans partager la même religion que ses membres. En outre, des discours s'opposant à ceux tenus par l'Éducation nationale ou l'enseignement supérieur peuvent être tenus dans les universités comme dans les autres écoles. Je ne suis toutefois pas certaine que ce soit dans les universités que se trouve le plus grand nombre d'individus susceptibles de passer à l'acte terroriste. Des discussions et des contestations s'y tiennent, mais n'est-ce pas justement le rôle des universités de les favoriser ? Les universités ont pour but le développement de l'esprit critique et non pas seulement la délivrance d'un enseignement minimal.

Nous avons porté beaucoup d'attention à la radicalisation au sein même de l'institution de police et de gendarmerie et en particulier au sein des services de renseignement, car cela nous a touchés au premier plan. Un système de signalement des cas de radicalisation, déjà instauré, a été renforcé. Son traitement est suffisamment construit pour permettre, d'une part, de caractériser la radicalisation des individus et, d'autre part, de les neutraliser administrativement – en allant jusqu'à les évincer de l'institution s'il est avéré qu'ils sont très radicalisés.

Par ailleurs, il n'y a pas forcément de lien de cause à effet entre séparatisme et attentat. Certains attentats ont été commis par des individus qui n'avaient pas prêché un séparatisme et qui ne considéraient pas qu'il fallait créer une sorte de sous-République islamiste sunnite au sein de la République française. Toute la propagande d'Al Qaeda et de l'État islamique en Irak et au levant – Daesh – repose sur l'instauration d'un califat mondial et d'une conversion de tous les mécréants. Parmi eux se trouvent les musulmans chiites, de même que les sunnites n'ayant pas la même acception de la religion qu'Al Qaeda et Daesh. Ceux-ci veulent « porter le feu chez les mécréants » pour qu'ils soient saisis de terreur et se convertissent ou qu'ils démettent les gouvernements et les autorités qu'ils ont portés au pouvoir, afin qu'ils ne les empêchent plus de devenir de vrais croyants.

Je ne peux pas – et je ne veux pas – dire que tous les tenants du séparatisme islamiste en France sont des suppôts du terrorisme. Ce serait, d'une part, totalement caricatural et, d'autre part, presque entièrement faux. Par exemple, les Frères musulmans ont un discours séparatiste, mais s'inscrivent dans la société – contrairement aux salafistes – et utilisent ses ressorts pour faire progresser leur propre vision du monde. En cela, ils sont moins brutaux. Ils ne recourent pas à la force et à la violence, mais à la dialectique, afin de s'insérer au sein des institutions, pour pouvoir les modifier de l'intérieur. Ainsi, elles ne répondront plus aux principes de la République démocratique telle que nous la connaissons, mais à ceux d'une théocratie conforme à leur propre vision.

Les terroristes islamistes qui ont agi – parce qu'ils étaient scandalisés et horrifiés par la republication et l'utilisation des caricatures du Prophète, car ils considèrent que le blasphème est un acte méritant la mort – peuvent être qualifiés de séparatistes. En effet, ils refusent la version républicaine et démocratique de notre pays, qui ne recourt pas à la peine de mort et pour lequel le blasphème n'est pas une infraction. Tous les séparatistes ne sont pas des terroristes en puissance. Il n'y a ni blanc ni noir, mais de nombreuses nuances de gris.

Je ne pourrais pas vous répondre quant à l'ultra-droite et à ses réseaux armés. Nous travaillons certes sur l'ultra-droite, mais cela relève du champ de compétence de la DGSI lorsqu'elle s'organise en milice armée susceptible de passer à l'acte. Nos deux services dialoguent toutefois en permanence sur ce sujet. La menace vient-elle plus de l'islam sunnite séparatiste terroriste ou de l'ultra-droite ? Ce sont des menaces de natures différentes, mais des menaces dans l'un et l'autre cas. Nous sommes des services chargés de préserver la sécurité et l'intégrité de nos citoyens : il n'y a donc pas de gradation dans la gravité. Il est aussi grave que des individus veuillent s'attaquer à l'intégrité physique de nos concitoyens et de nos résidents qu'aux institutions républicaines.

Vous mentionniez les sectes et pratiques religieuses venant d'Églises américaines. Je suppose que vous faites référence aux évangélistes. Elles sont effectivement en hausse, car beaucoup de ces Églises sont implantées en France – et pour certaines, depuis des années. Néanmoins, je suis incapable de répondre à votre question sur leur progression et leur nombre, car nous ne nous intéressons à un sujet qu'à partir de l'instant où il devient dangereux ou qu'il s'oppose frontalement aux principes de la République. Les dérives sectaires sont des sujets que nous regardons de près. Cependant, une dérive sectaire suppose – dans notre acception, fondée sur les infractions judiciaires –, une emprise psychologique sur l'individu qui l'empêche de penser par lui-même. Elle se double très souvent d'une volonté de récupération de son avoir financier. Or ces phénomènes ne se retrouvent ni chez les Églises évangélistes ni dans l'islam sunnite radical fondamentaliste – voire séparatiste. Ce sont véritablement deux systèmes différents.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous distinguez les écoles confessionnelles et les écoles coraniques. Les premières sont concernées par le texte, tandis que les secondes ne le sont apparemment pas. Dans quelle catégorie classez-vous les écoles clandestines ? Cette notion fait-elle référence aux écoles confessionnelles non déclarées ou aux écoles coraniques – qui n'ont pas à être déclarées, mais auraient une activité complètement clandestine ?

De plus, d'autres secteurs que les cultes sont-ils des foyers de radicalisation, tels que le sport et la culture ?

Enfin, vous avez évoqué les idéologies politiques des ultra-droites et des ultra-gauches. Actuellement, l'idéologie animaliste croît, elle aussi. Les courants animalistes et antispécistes constituent-ils une menace ?

Permalien
Lucile Rolland

J'aurais tendance à penser qu'une école clandestine est plus une école confessionnelle qu'une école coranique. L'on parle d'école pour cette dernière, car le Coran y est enseigné, mais il s'agit plutôt de l'équivalent du catéchisme pour les catholiques ou de l'étude du Talmud pour les juifs. Pour ma part, une école clandestine serait confessionnelle, puisque plusieurs élèves y seraient pris en charge toute la journée et chaque jour de la semaine par des enseignants – ou plus exactement par des individus prétendant leur apprendre une certaine vision du monde qui, a priori, n'est pas vraiment conforme à la nôtre.

Effectivement, il y a des foyers de radicalisation dans le sport et la culture. Comme je l'ai mentionné au début de mon intervention, certains lieux de culte sont adossés à des associations culturelles. Celles-ci expliquent aux femmes qu'elles doivent rester au domicile et faire la cuisine et le tricot, mais ne surtout pas être dans la rue et exprimer quelque idée que ce soit. De tels foyers – portant une idéologie qui n'est pas conforme aux principes de la République – existent. De même, j'ai mentionné à deux reprises qu'il existe aussi des lieux où il est impossible d'entrer dans une équipe ou de faire partie d'un club de sport si vous êtes une femme ou que vous ne participez pas à la prière avec les autres, et où est préférable de porter la barbe que d'être imberbe. Je suis caricaturale, car je dois conclure rapidement.

Enfin, l'antispécisme est une radicalisation de l'animalisme. Pour un antispéciste, il n'y a pas de différence entre l'espèce humaine et les autres. Ainsi, une femme appartenant à cette mouvance s'est fait marquer au fer rouge pour subir la même souffrance que les vaches et les ovins. Est-ce une menace ? Pour l'instant, en France, nous ne connaissons pas de phénomène de soldats écologistes (Eco-Warriors) comme dans les pays anglo-saxons ou germaniques. Dans certains de ces pays, les directeurs de laboratoires et d'abattoirs, ainsi que les éleveurs, sont désignés à la vindicte publique. Leur identité, leur domicile, l'école dans laquelle leurs enfants sont scolarisés, le lieu où travaille leur conjoint sont mis à la disposition du public, de façon à ce que chacun puisse leur faire du mal, afin qu'ils payent pour ce qu'ils font subir aux animaux. Cette dérive est une radicalisation. Néanmoins, je ne suis pas certaine que cela puisse être qualifié de séparatisme. Ces personnes ne veulent pas se séparer de la République, mais faire pénétrer leurs idées dans la population, pour aboutir à un mouvement de fond. Ainsi, les animaux ne seraient plus utilisés dans l'alimentation, les vêtements et le mobilier. Autrement dit, l'on arrêterait de voler le miel aux abeilles et d'obliger les vaches à produire du lait à longueur de journée. Ce mouvement est radical et, en tant que tel, est surveillé. Nous recherchons des renseignements et les analysons pour éclairer nos autorités. Peut-être est-ce le séparatisme de demain. Cependant, nous voyons à court et moyen terme, mais très peu à long terme, car nous ne sommes pas devins et ne prétendons surtout pas connaître l'avenir.

La séance est levée à dix heures quarante.

Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 9 heures

Présents. – Mme Stéphanie Atger, M. Belkhir Belhaddad, Mme Anne-Laure Blin, M. Florent Boudié, M. Xavier Breton, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Anne Brugnera, Mme Marie-George Buffet, Mme Fabienne Colboc, M. Alexis Corbière, M. Éric Diard, Mme Coralie Dubost, M. Sacha Houlié, Mme Anne-Christine Lang, M. Ludovic Mendes, Mme Valérie Oppelt, M. Patrice Perrot, M. Bruno Questel, M. François de Rugy, M. Guillaume Vuilletet

Assistait également à la réunion. - Mme Sylvie Charrière