J'apporterai tout d'abord une précision sémantique sur les différents termes de repli communautaire, séparatisme et radicalisation. La radicalisation est traitée au niveau individuel. Ainsi, un individu est radicalisé ou ne l'est pas. Ce sont ses convictions et son comportement – la manière dont il les fait vivre et les actions portées par ces convictions. Pour un individu radicalisé, la violence est un moyen comme un autre de faire triompher ses idées, quelles qu'elles soient. De plus, il n'y a pas forcément d'identité entre repli communautaire et séparatisme. Le repli communautaire peut être subi : lorsque nous vivons dans un quartier, nous n'avons pas forcément le choix des commerces que l'on peut fréquenter, d'autant plus si tous ses habitants ont à peu près la même origine. Alors que le repli communautaire peut donc être subi et n'est pas forcément volontaire, en revanche, le séparatisme s'inscrit plutôt dans une démarche volontariste, avec une mise en marge vis-à-vis de la société telle qu'elle est communément acceptée par le peuple et l'idée selon laquelle sa propre façon de voir est supérieure aux autres. Par conséquent, elle est aussi légitime qu'une autre, si ce n'est plus.
Je suis gênée pour vous répondre sur l'économie souterraine et les financements étrangers, car notre service n'a pas les moyens de les caractériser. Cependant, nous discutons et échangeons beaucoup, évidemment, avec les autres services de la communauté du renseignement. Actuellement, l'économie souterraine dans les quartiers défavorisés ne bénéficie pas de financements étrangers – sauf à considérer que les stupéfiants n'étant pas créés en France, il s'agit en conséquence d'un financement étranger. Ce ne sont pas des financements étrangers étatiques volontaires visant à provoquer des troubles dans une volonté d'ingérence. Je ne peux vous répondre davantage, car mon service n'est pas spécialisé dans cette recherche.
Vous posiez la question du nombre de lieux de culte séparatistes et pour lesquels nous n'avons pas d'outils pour agir. Il y a environ 2 400 lieux de culte musulman en France, sachant que moins d'une centaine tient un discours séparatiste, qui ne respecte pas les principes fondamentaux que sont la liberté, l'égalité, la fraternité et la laïcité. Nous n'avons pas d'outils pour l'instant, puisque c'est celui que vous avez entre les mains qui permettra de lutter contre cela. En revanche, ces lieux reçoivent du public et sont donc soumis à la réglementation afférente. Nous ne détournons pas la loi et ne profitons pas de la réglementation sur les établissements recevant du public (ERP) pour nous y attaquer, mais nous ne nous interdisons pas non plus d'y recourir, comme pour tout autre lieu.
Fin 2019, le précédent ministre de l'Intérieur avait demandé aux préfets de départements de créer des cellules de lutte contre l'islamisme radical (CLIR). Les préfectures réunissent en leur sein toutes les administrations permettant de trouver des solutions sur le plan collectif et non pas individuel – ce qui est le but des groupes d'évaluation départementaux (GED). Les GED examinent les individus radicalisés et déterminent quels sont les outils pour réduire leur radicalisation, tels que des outils éducatifs et une aide pour trouver un emploi, afin qu'ils soient plus épanouis et, partant, moins radicalisés. Les CLIR travaillent quant à elles sur les structures tenant des discours séparatistes. Par exemple, des clubs de sport, avec des propos tels que : « ici, nous n'acceptons pas les femmes », « ici, il n'y a pas de mixité » ou « ici, nous faisons la prière avant chaque match ou rencontre ». Toutes les administrations essayent de trouver, autour du préfet, comment revenir à la normalité lorsque de telles structures sont identifiées.
Comme je l'ai indiqué dans ma présentation liminaire, les outils liés à la radicalisation – qu'il s'agisse de celle d'individus ou de méthodes pour imposer un point de vue dans divers lieux – existent, mais ils ne sont pas dirigés contre le séparatisme. Ils ne peuvent donc pas prendre en compte la totale réalité du phénomène. Ces limites nous empêchent d'agir de façon optimale.
Par ailleurs, les dispositifs anti-putsch sont intéressants. Ainsi, nous avons parfois été appelés à l'aide, lorsque des lieux de culte ont été dépossédés du prêche et de l'imamat par des individus particulièrement radicalisés qui exerçaient une forte pression sur les bureaux des associations les gérant. Le putsch est assez insidieux, car il n'a pas lieu par la récupération du bureau ou du conseil d'administration de l'association. C'est plus brutal, avec une opposition frontale et cela ne respecte pas le fonctionnement normal d'une association bien administrée. De telles dispositions pourraient éviter qu'un président d'association ou le bureau du conseil d'administration se laissent faire, car ils se sentiraient fragilisés. La présence d'un organe délibératif peut aider à juguler ce type de phénomènes.
Cela rejoint la question visant à savoir si les propos incitant à la haine sont uniquement tenus par des imams ou s'ils le sont également par d'autres personnes. Dans certaines salles, des imams – autoproclamés, puisqu'il n'y a pas encore d'équivalent au séminaire – retiennent quelques jeunes autour d'eux pour leur expliquer la vraie foi lorsque la prière classique est achevée, car ils savent parfaitement que les propos tenus en public et de façon récurrente les exposent à la répression. Les discours tenus à ce moment-là, en petit comité, devant quatre ou cinq jeunes – ce que nous savons grâce aux méthodes de recherche du renseignement –, sont des discours de haine contre les autres religions et les mécréants en général. Le problème tient au fait que les administrateurs de l'association ne sont pas conviés à cette post-séance.
Concernant ensuite la déclaration des fonds reçus de l'étranger : si j'ai bien compris, le projet de loi vise à inciter les associations cultuelles à basculer sous le régime de la loi de 1905 plutôt qu'à rester sous l'empire de la loi de 1901. Il n'y aura pas besoin d'étendre cette obligation si elles le font. Les associations de la loi de 1901 sont très diverses et il serait donc compliqué de calculer ce qu'apporterait cette extension. De plus, si ce dispositif était étendu à la totalité de la loi de 1901, nous devrions alors nous intéresser à toutes ces associations. Or je ne suis pas certaine que nous puissions le vérifier et cela serait compliqué.
Les conséquences du repli identitaire sur l'instruction à domicile sont un sujet qui catalyse des contestations tous azimuts. Nous le constatons actuellement par le biais d'un certain nombre de manifestations de voie publique : des manifestations contre la proposition de loi pour la sécurité globale deviennent désormais des manifestations contre les lois liberticides. Pourquoi ? Parce qu'elles regroupent à la fois des personnes opposées à la proposition de loi pour la sécurité globale, au port du masque obligatoire partout, au port du masque par les enfants, à l'obligation ou à l'incitation au vaccin, ainsi qu'à la restriction de l'instruction à domicile. Toutes se retrouvent ensemble, alors que leurs idéologies ne sont pas les mêmes. La difficulté de l'instruction à domicile – surtout pour l'Éducation nationale – est de s'assurer que les enfants recevront un programme d'éducation leur permettant d'avoir un esprit ouvert et la culture nécessaire pour comprendre la marche du monde et les phénomènes se déroulant autour d'eux. L'augmentation de l'instruction à domicile n'est pas que le fait des tenants d'un islam rigoriste fondamentaliste. Certains parents estiment qu'un enfant est mieux instruit par ses propres parents et qu'ils peuvent ainsi lui transmettre leurs propres valeurs. Ils considèrent soit que celles portées par l'Éducation nationale ne sont pas conformes aux leurs, soit qu'ils sont mieux placés que la plupart des enseignants pour les instruire dans le cadre d'un tête-à-tête – puisqu'un professeur doit gérer trente élèves. Il m'est donc compliqué d'établir un lien direct entre l'augmentation du repli communautaire et celle de l'instruction à domicile. La première n'est pas le seul moteur pour lequel la seconde est revendiquée par un certain nombre de personnes.
Je ne pourrais pas être précise sur les signalements des dérives séparatistes pour des raisons – que vous comprenez – de protection de nos sources. Toutefois, notre travail de renseignement territorial est réalisé en proximité. Nous appartenons à la DCSP et sommes un service mixte entre police et gendarmerie, car nous considérons que nos collègues policiers et gendarmes – qui s'occupent de la sécurité au quotidien – sont des capteurs de renseignements ou d'informations. Schématiquement, l'information est remontée tandis que le renseignement est recherché. L'information est brute ; le renseignement est travaillé. Il est important de conserver ces capteurs, qui peuvent mettre en évidence des phénomènes grâce aux patrouilles ou aux dépôts de plainte ou de main courante. C'est une formidable armée de capteurs – bien que cela puisse être compliqué à gérer, puisque les informations sont nombreuses et doivent pouvoir être triées. Le SCRT déploie également une politique de renseignement par le biais de la fréquentation de tous les acteurs locaux. Nous agissons à visage découvert – sauf lorsqu'il s'agit de surveillances et de filatures, puisqu'elles ne sont pas menées en voiture sérigraphiée et en uniforme. Ainsi, nous nous présentons à un chef d'entreprise, à un syndicaliste, à un petit commerçant ou à un responsable associatif, en lui disant : « Bonjour, je suis Lucile Rolland. Je suis policière et j'appartiens au service central du renseignement territorial. » Cette volonté de relations ouvertes avec les acteurs nous permet aussi d'être alertés par ceux-ci.
Beaucoup d'entreprises ont des difficultés avec la radicalisation. Elles souhaitent par exemple savoir si leurs employés peuvent leur demander une salle de prière – quelle que soit la religion considérée – et s'absenter du service. Leurs heures de prière peuvent-elles être décomptées ? Peuvent-ils être licenciés de ce simple fait ? Elles ont de nombreuses questions et nous pouvons les sensibiliser pour leur expliquer ce qu'ils ont le droit – ou non – de faire. Elles peuvent nous alerter en nous indiquant, par exemple : qu'un agent refuse de serrer la main des femmes – hors contexte sanitaire, car cela sera désormais compliqué à déterminer –, qu'il refuse de participer aux moments de convivialité à cause de la présence d'alcool ou d'une nourriture qu'il estime contraire à ses croyances ou qu'il tient des propos proches de l'apologie et qu'il estime que les dessinateurs de Charlie Hebdo ont eu ce qu'ils méritaient, car ils insultaient le Prophète. Nous recevons ce type de signalements de toutes les couches de la société, puisque notre travail est d'être en contact avec tout le monde.
Comment repérer les personnes radicalisées isolées et, surtout, les empêcher de passer à l'acte ? C'est le sujet d'inquiétude de tous les services de renseignement. Nous n'avons pas de moyens pour repérer les individus isolés de toute vie sociale, car par définition, nos capteurs s'inscrivent dans une vie sociale. Le SCRT s'occupe des personnes figurant dans le bas du spectre du fichier de signalement des personnes radicalisées et terroristes (FSPRT), c'est-à-dire des individus qui ne sont pas encore en train de fomenter des attentats et proches du passage à l'acte. Or une proportion non négligeable de ces derniers – entre 23 et 25 % – a avant tout des problèmes d'ordre psychologiques graves, voire psychiatriques et diagnostiqués comme tels. Il nous est quasiment impossible de détecter à quel moment une personne souffrant d'un problème psychologique grave ou psychiatrique diagnostiqué passera à l'acte. Nous essayons d'avoir un dialogue avec les autorités médicales (notamment psychiatriques), mais celui-ci est empêché par le respect du secret médical – c'est un constat et non pas une appréciation. Cette personne est-elle entourée par sa famille et ses amis ? Dans la négative, c'est un facteur aggravant, qui doit nous alerter. Cette personne est-elle toujours sous traitement ? L'interruption du traitement peut nous alerter sur le fait qu'elle risque de passer à l'acte.
Néanmoins, personne ne connaissait l'auteur de l'attentat de la cathédrale de Nice. Il venait d'arriver sur le territoire national et j'ignore comment nous aurions pu, concrètement, empêcher son acte. De même, comment imaginer que l'individu qui s'est rendu devant les anciens locaux de Charlie Hebdo passe à l'acte de cette façon – parce qu'il vient d'un pays où l'islam est quasiment une religion d'État et où des manifestations de rue ont eu lieu contre la republication des caricatures du Prophète –, alors qu'il n'avait pas attiré l'attention sur lui jusqu'alors ? C'est le défi auquel nous sommes confrontés, mais nous n'avons aucune solution miracle et je ne peux pas vous dire que nous pourrons empêcher ces passages à l'acte.
Quels sont les services publics les plus exposés ou les plus concernés par une augmentation du radicalisme ou du séparatisme ? Comme vous le savez, monsieur le député – puisque nous en avons discuté il y a deux ans –, il devient compliqué pour un médecin masculin de soigner une patiente dans certains hôpitaux, car son mari s'y opposera et demandera qu'elle soit examinée par une femme, ou vice-versa. De plus, il nous a été rapporté que, dans certaines associations sportives, il est impossible d'intégrer l'équipe sans partager la même religion que ses membres. En outre, des discours s'opposant à ceux tenus par l'Éducation nationale ou l'enseignement supérieur peuvent être tenus dans les universités comme dans les autres écoles. Je ne suis toutefois pas certaine que ce soit dans les universités que se trouve le plus grand nombre d'individus susceptibles de passer à l'acte terroriste. Des discussions et des contestations s'y tiennent, mais n'est-ce pas justement le rôle des universités de les favoriser ? Les universités ont pour but le développement de l'esprit critique et non pas seulement la délivrance d'un enseignement minimal.
Nous avons porté beaucoup d'attention à la radicalisation au sein même de l'institution de police et de gendarmerie et en particulier au sein des services de renseignement, car cela nous a touchés au premier plan. Un système de signalement des cas de radicalisation, déjà instauré, a été renforcé. Son traitement est suffisamment construit pour permettre, d'une part, de caractériser la radicalisation des individus et, d'autre part, de les neutraliser administrativement – en allant jusqu'à les évincer de l'institution s'il est avéré qu'ils sont très radicalisés.
Par ailleurs, il n'y a pas forcément de lien de cause à effet entre séparatisme et attentat. Certains attentats ont été commis par des individus qui n'avaient pas prêché un séparatisme et qui ne considéraient pas qu'il fallait créer une sorte de sous-République islamiste sunnite au sein de la République française. Toute la propagande d'Al Qaeda et de l'État islamique en Irak et au levant – Daesh – repose sur l'instauration d'un califat mondial et d'une conversion de tous les mécréants. Parmi eux se trouvent les musulmans chiites, de même que les sunnites n'ayant pas la même acception de la religion qu'Al Qaeda et Daesh. Ceux-ci veulent « porter le feu chez les mécréants » pour qu'ils soient saisis de terreur et se convertissent ou qu'ils démettent les gouvernements et les autorités qu'ils ont portés au pouvoir, afin qu'ils ne les empêchent plus de devenir de vrais croyants.
Je ne peux pas – et je ne veux pas – dire que tous les tenants du séparatisme islamiste en France sont des suppôts du terrorisme. Ce serait, d'une part, totalement caricatural et, d'autre part, presque entièrement faux. Par exemple, les Frères musulmans ont un discours séparatiste, mais s'inscrivent dans la société – contrairement aux salafistes – et utilisent ses ressorts pour faire progresser leur propre vision du monde. En cela, ils sont moins brutaux. Ils ne recourent pas à la force et à la violence, mais à la dialectique, afin de s'insérer au sein des institutions, pour pouvoir les modifier de l'intérieur. Ainsi, elles ne répondront plus aux principes de la République démocratique telle que nous la connaissons, mais à ceux d'une théocratie conforme à leur propre vision.
Les terroristes islamistes qui ont agi – parce qu'ils étaient scandalisés et horrifiés par la republication et l'utilisation des caricatures du Prophète, car ils considèrent que le blasphème est un acte méritant la mort – peuvent être qualifiés de séparatistes. En effet, ils refusent la version républicaine et démocratique de notre pays, qui ne recourt pas à la peine de mort et pour lequel le blasphème n'est pas une infraction. Tous les séparatistes ne sont pas des terroristes en puissance. Il n'y a ni blanc ni noir, mais de nombreuses nuances de gris.
Je ne pourrais pas vous répondre quant à l'ultra-droite et à ses réseaux armés. Nous travaillons certes sur l'ultra-droite, mais cela relève du champ de compétence de la DGSI lorsqu'elle s'organise en milice armée susceptible de passer à l'acte. Nos deux services dialoguent toutefois en permanence sur ce sujet. La menace vient-elle plus de l'islam sunnite séparatiste terroriste ou de l'ultra-droite ? Ce sont des menaces de natures différentes, mais des menaces dans l'un et l'autre cas. Nous sommes des services chargés de préserver la sécurité et l'intégrité de nos citoyens : il n'y a donc pas de gradation dans la gravité. Il est aussi grave que des individus veuillent s'attaquer à l'intégrité physique de nos concitoyens et de nos résidents qu'aux institutions républicaines.
Vous mentionniez les sectes et pratiques religieuses venant d'Églises américaines. Je suppose que vous faites référence aux évangélistes. Elles sont effectivement en hausse, car beaucoup de ces Églises sont implantées en France – et pour certaines, depuis des années. Néanmoins, je suis incapable de répondre à votre question sur leur progression et leur nombre, car nous ne nous intéressons à un sujet qu'à partir de l'instant où il devient dangereux ou qu'il s'oppose frontalement aux principes de la République. Les dérives sectaires sont des sujets que nous regardons de près. Cependant, une dérive sectaire suppose – dans notre acception, fondée sur les infractions judiciaires –, une emprise psychologique sur l'individu qui l'empêche de penser par lui-même. Elle se double très souvent d'une volonté de récupération de son avoir financier. Or ces phénomènes ne se retrouvent ni chez les Églises évangélistes ni dans l'islam sunnite radical fondamentaliste – voire séparatiste. Ce sont véritablement deux systèmes différents.