Il m'est demandé ce que je pense globalement du projet de loi. Certaines choses me conviennent et d'autres pas. J'ai un avis mitigé, sélectif. Je trouve très bien qu'il y ait une prise de conscience alors que pendant très longtemps, on n'a pas voulu dire les choses. Il est très bien de dire qu'il y a un terrorisme islamiste qui n'a rien à voir avec les musulmans et de refuser immédiatement l'amalgame. Je comprends mon ami Alexis Corbière qui est soucieux de cela. Et je comprends aussi que Marie-George Buffet, que je considère comme une amie, pour qui j'ai beaucoup d'admiration et d'estime, soit horripilée et révoltée par cette sémantique qui parle tout le temps des musulmans. Des Arabes sont victimes de racisme alors qu'ils sont athées. Il faudrait créer une autre catégorie : l'arabophobie. Il faut arrêter de clouer les gens à leur religion. C'est pourquoi j'utilise toujours l'expression qui alourdit mon discours « citoyen et citoyenne de confession musulmane », parce que je considère qu'il est indigne de réduire une personne à son appartenance religieuse. En termes de laïcité, la religion est une affaire privée soit d'essence individuelle, soit d'essence collective. Une messe catholique est une affaire privée collective. De la même façon, une tenue maçonnique est une affaire privée collective. Je ne comprends pas la nécessité de déballer le privé dans le public.
Je suis entièrement d'accord avec ce que vous dites. J'ai toujours refusé ce vocabulaire. J'ai toujours été exaspéré par ce qui cloue une population diverse, hétérogène en son sein, à une appartenance religieuse supposée. D'ailleurs Fadela Amara a répondu à Tariq Ramadan qu'un Arabe n'était pas tenu d'être musulman. Il ne faut pas confondre les catégories. Le choix des mots est très important, car c'est dans les mots que réside la mystification. Quand le MEDEF parle de « charges » là où nous parlons de « cotisations », nous refusons la notion péjorative de « charges ». Bien sûr que les cotisations pèsent sur le salaire du travailleur comme pour les revenus de l'employeur. Mais pourquoi parler de « charges » ?
Une petite remarque à Alexis Corbière : la judéophobie est un délit. C'est l'autre nom de l'antisémitisme. En revanche, la judaïsmophobie n'en est pas un. Il convient d'être précis. La musulmanophobie est un délit parce que l'on s'en prend à la personne du musulman. Stéphane Charbonnier dans la Lettre ouverte aux escrocs de l'islamophobie qui font le jeu des racistes le dit impeccablement. On peut être athéophobe, islamophobe, cathophobe, mais qu'on ne peut pas rejeter des personnes parce qu'elles sont musulmanes. C'est clair bon sang ! La musulmanophobie est un délit parce qu'elle s'en prend à la personne. L'islamophobie n'en est pas un parce qu'elle s'en prend à la religion. C'est sur ce point très douloureux que j'ai été désavoué il y a deux ans. Mais je ne souhaite pas évoquer ces circonstances. J'ai demandé à l'époque un droit de réponse qui ne me fut pas accordé. Mais laissons cela, ne soyons pas dans le ressentiment.
Je n'ai jamais dit qu'il n'y avait pas de haine anti-musulmans, mais qu'il est scandaleux de dire que la haine des musulmans se déguise en laïcité. On ne s'y prendrait pas autrement pour rendre la laïcité odieuse aux citoyens de confession musulmane. C'est une généralisation scandaleuse. La détestation de l'islamisme est une chose très différente de la haine des musulmans. Nous n'avons pas le droit de transformer la détestation de l'islamisme, que je partage, en haine des musulmans. Il convient d'être très précis dans la communication. Je fais un appel aux politiques, aux responsables, à tenir un discours universaliste. Kant en faisait un principe moral : quand tu t'apprêtes à dire quelque chose, demande-toi si cela peut s'universaliser. Si cela ne peut pas s'universaliser, retiens-toi. Lorsque l'on se situe du point de vue universel, que l'on parle de signes religieux et non pas de voile, que l'on parle de telle ou telle attitude et non pas d'une catégorie de citoyens, on évite à coup sûr la stigmatisation.
La judaïsmophobie est le rejet de la religion de certains juifs. Ce n'est pas un délit. Je l'ai soutenu devant un auditoire regroupant de nombreuses personnes de confession juive. Je n'ai pas reçu d'opposition. La judéophobie, étymologiquement, est le rejet du juif comme tel. C'est donc exactement l'antisémitisme. Alors que la judaïsmophobie est le rejet de la religion juive. L'islamophobie est le rejet de la religion de l'islam. La musulmanophobie, comme disait Stéphane Charbonnier ou l'arabophobie, voilà des termes qui désignent des racistes. Si nous continuons à mêler les choses, nous allons tout brouiller. Je ne me suis jamais défini comme islamophobe, j'ai simplement dit « le fait de rejeter l'islam n'est pas un délit. En revanche, le fait de rejeter une personne parce qu'elle est musulmane est un délit. » C'était clair, univoque, je ne jouais pas sur les termes. J'ai été invité à faire une conférence sur la laïcité. Évidemment, mes formulations étaient tirées au cordeau. Eh bien non, je ne sais qui a dit que j'étais raciste. J'ai même été menacé de mort par un dénommé Taha Bouhafs qui a dit que la canicule aurait bientôt raison de moi. Il faut raison garder et essayer quand même de préciser les choses. Sinon, nous n'y arriverons pas.
Les luttes traditionnelles du mouvement laïque ont toujours été les miennes : le rejet de la « loi Debré » qui détourne l'argent public vers des écoles privées religieuses, le rejet du concordat qui est doublement scandaleux puisque l'on paie des évêques au niveau d'un préfet, ce qui représente des fortunes, payées par tous les contribuables de France, et pas seulement ceux des trois départements d'Alsace-Moselle. De plus, c'est une erreur de dire qu'ils sont attachés au concordat. Les Alsaciens-Mosellans sont attachés à leurs droits sociaux hérités de la période bismarckienne. J'ai fait une conférence à Strasbourg devant 1 200 étudiants. Je leur ai dit : « Je propose deux choses : étendre la loi de 1905 à l'Alsace-Moselle et étendre les droits sociaux de l'Alsace-Moselle à toute la France. » J'ai rencontré un franc succès. L'attachement des Alsaciens-Mosellans à leur droit local est un attachement aux droits sociaux, ce n'est pas forcément un attachement au concordat, qui est un privilège des religions. Je ne suis pas partisan d'étendre le privilège à une autre religion, car on stigmatiserait les athées ou les agnostiques. Il faut supprimer ce privilège et rapatrier l'argent public pour les services publics.
J'aborde aussi la question de la compassion. J'ai souvent de la compassion quand je vois par exemple en Seine-Saint-Denis des personnes qui ne peuvent même pas se soigner les dents. Leur sourire est marqué par ça. Je ne suis pas sûr que la suppression du reste à charge promise par le Président de la République soit encore effective. Il est hallucinant qu'un être humain ne puisse pas avoir accès aux soins. Il peut exister une compassion, mais celle-ci ne doit pas se convertir en politique. C'est très important. La culture de l'excuse, qui consiste à dire que « Charlie avait bien mérité »… Je ne peux pas me reconnaître dans le texte d'Emmanuel Todd à l'époque « Qui est Charlie ? » Non, Charlie n'a pas mérité d'être assassiné à la Kalashnikov en quelques heures. Les clients de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes n'ont pas mérité d'être assassinés. Les jeunes gens qui prenaient un pot sur les terrasses ou qui assistaient au concert de rock au Bataclan ne l'ont pas mérité. Il y a des choses qui sont incommensurables. Un dessin, une décapitation. Il est hallucinant de prétendre que la violence symbolique d'un dessin, qui effectivement peut choquer, pourrait être comparable à la violence irréversible d'un couteau qui décapite un homme. Comment peut-on mettre sur le même plan des choses absolument incommensurables ?
La question pour les piscines a été très controversée lorsque Martine Aubry a appliqué des horaires particuliers pour les femmes. Est-il normal de consacrer l'usage de la piscine à une partie de la population ? On se heurte à d'intenses problèmes psychologiques. Je pense que la mixtisation est toujours un progrès. Quand on décida en suivant Condorcet que les jeunes filles et les jeunes garçons pouvaient avoir les mêmes programmes scolaires et se côtoyer dans les mêmes écoles, ce fut un magnifique progrès. C'était une incitation au progrès dans l'égalité des sexes. Le sujet du sport est le même : faut-il faire des concessions vestimentaires pour permettre à des femmes de faire du sport, car sinon, elles n'en feraient pas ? Marie-George, moralement, je n'ose pas trancher cette question. Je la trouve très difficile. Mais je suis obligé de remarquer que si nous faisons trop de concessions, nous consacrons l'aliénation. Or il ne faut pas la consacrer. Il faut en prendre le contrepied. Quand je dis « il faut », j'ai conscience que je n'ai pas de leçon à donner. Cependant, c'est un vœu, un idéal régulateur comme dirait Emmanuel Kant.
Il faut qu'un jour les femmes puissent accéder à la plénitude de l'égalité des sexes. Nous avons eu une affaire du voile en France. Lisez Molière : « Couvrez ce sein que je ne saurai voir, Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées ». Et Dorine lui répond : « Je vous trouve bien prompt à vous échauffer Monsieur, Je ne suis pas si prompte à désirer, Et je vous verrais nu du haut jusques en bas, Que toute votre peau ne me tenterait pas. » Magnifique Molière dans Tartuffe ! Le voilement des femmes a existé aussi dans l'occident chrétien. Entre l'islamisme littéral et le catholicisme intégriste d'une certaine époque, il n'y a pas de différence ontologique, il n'y a qu'une différence d'histoire, de niveau d'émancipation.
Je chéris particulièrement le mot liberté et le mot émancipation. La sortie du mancipium, qui était à Rome le domaine que le père de famille tenait sous sa main (manus capere), était l' exmancipatio, le processus de sortie de la dépendance. Le mot émancipation a été appliqué à Spartacus, à Toussaint Louverture, à Nelson Mandela, à Martin Luther-King et aux prolétaires, lorsque Karl Marx dit dans les statuts de la première AIT (Association Internationale des Travailleurs) en 1864 : « L'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Nous devons travailler sur les différents registres d'émancipation.
Une question concernait le communautarisme anglo-saxon. Beaucoup de personnes ne comprennent pas la position de la France. Le rejet ou le brouillage de la notion de laïcité sont produits par deux types d'hostilité. Premièrement, les religieux qui jadis avaient des privilèges temporels n'ont jamais accepté de les perdre. La preuve est que l'Église catholique française qui se dit être convertie à la laïcité grimpe aux rideaux dès que l'abrogation du concordat d'Alsace-Moselle est évoquée. Pourquoi ? Si l'Église est favorable à l'égalité, elle ne peut pas admettre la perpétuation des privilèges concordataires. Napoléon disait, comme il le raconte dans le Mémorial de Sainte-Hélène : « Je les paie donc je les contrôle ». Maintenant, il n'y a plus de contrôle. Pour la nomination des évêques, le Président de la République reçoit une liste préparée par le Vatican et il valide. Il ne se demande pas si tel ou tel choix est conforme à la République. Il n'y a plus de contrôle. Le concordat napoléonien était un donnant-donnant. Ce n'est plus le cas. Il n'y a plus qu'un privilège unilatéral. Deuxièmement, les tenants des traditions rétrogrades, par exemple du patriarcat, de la domination de l'homme sur la femme, n'acceptent pas que la laïcité opère un découplage entre la loi civile et la loi religieuse.
Ces deux hostilités, la nostalgie des privilèges perdus et l'attachement à des traditions rétrogrades, suffisent à expliquer que la laïcité sente encore le soufre dans le monde. Même quand il y a des mouvements de laïcisation, il peut y avoir des régressions. Voyez Erdogan, qui essaie de défaire l'œuvre émancipatrice de Mustafa Kemal, dit affectueusement Atatürk, « le Turc bien-aimé ». Mustafa Kemal a donné le droit de vote aux femmes turques en 1934, dix ans avant la France.
De par le monde il existe une certaine incompréhension à l'égard de la laïcité. Quand le Portugal a aboli la peine de mort, Victor Hugo qui était abolitionniste a dit : « Vive le Portugal, qui est à l'avant-garde de l'Europe. » Mais les autres pays ne comprenaient pas que l'on puisse abolir la peine de mort. Ils disaient : celui qui a tué, il faut le tuer. La justice n'est pas la vengeance, les philosophes nous le disent. On le voit avec Athéna qui gracie Oreste dans Eschyle. Quand un pays est en avance sur un principe d'émancipation, les autres pays ne comprennent pas. Dans le multiculturalisme anglo-saxon, comment s'arrange-t-on pour faire vivre ensemble les personnes de la communauté A qui ont une loi A et les personnes de la communauté B qui ont une loi B ? Quel est le tertium, le troisième terme, qui sera leur langage commun ? Alors que dans une République, il n'est pas question d'écraser les particularismes, il est simplement question de les faire vivre dans une modalité compatible avec la loi commune, qui est fondée sur les droits humains.
Je m'arrête parce que j'ai trop parlé. Je vous prie de m'excuser.