Mesdames et messieurs les députés, je suis ravie d'intervenir et je parlerai bien entendu de la laïcité.
J'ai élaboré un modèle théorique s'efforçant de rendre compte du concept de laïcité comme principe d'organisation politique et d'en articuler les propriétés. Jusqu'à présent, ce modèle s'est révélé assez souple, puisqu'il m'a permis d'éclairer la plupart des questions qui sont apparues depuis l'affaire de Creil en 1989. À l'époque, j'étais co-auteure et signataire du manifeste « Profs, ne capitulons pas ! ». Je me contenterai, dans les dix minutes que vous m'avez attribuées, d'en énumérer quelques thèses, de vous les asséner, en quelque sorte.
Dans sa Lettre sur la tolérance de 1689, le théoricien John Locke, qui sépare clairement le pouvoir civil et le pouvoir religieux, récuse la participation des athées et des incroyants à l'association politique. Le motif est qu'« ils ne peuvent pas former de lien », dit‑il, « ils ne sont pas fiables ». C'est dans ces propos que j'ai trouvé mon noyau conceptuel.
Une question fondamentale peut être formulée. Le lien politique a-t-il besoin du modèle de la croyance ? Le lien politique modélise-t-il sur la croyance dans sa forme ? Le propos ne concerne pas son contenu, bien sûr, puisqu'il s'agit d'une théorie de la tolérance. Locke répond : oui, ce lien a besoin du modèle religieux et il convient d'exclure les athées, parce qu'ils ne sont pas fiables, parce qu'ils sont trop dispersés.
Ce grand esprit a perçu le cœur de la question. Il a paradoxalement tracé le champ conceptuel sur lequel va s'installer la laïcité. Il faut retourner la réponse de Locke pour obtenir la laïcité du point de vue philosophique : non, le lien politique n'est pas d'ordre fiduciaire, il n'est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour former association politique. Ce retournement se révèle très riche. Il est comme un bout de ficelle que vous tirez. J'ai vu s'organiser la cartographie conceptuelle de la laïcité – je romance un peu mon exposé, car cela m'a quand même pris un peu plus de temps que cela.
Locke a tracé un champ conceptuel décisif. Nous pouvons tirer une grande partie des propriétés du concept de laïcité à partir de ce noyau. Je vais en énumérer les principales.
D'abord les propriétés relatives à la conception de l'association politique.
Premièrement, la séparation de l'Église et de l'État est nécessaire pour penser laïcité, mais elle n'est pas suffisante. Un régime laïc pose, en outre, que l'association politique, pour exister, pour être pensée, n'a besoin d'aucune référence à un lien qui lui serait préalable, que ce lien soit religieux, ethnique, coutumier, etc. La laïcité commence par installer ce que j'appellerai un espace zéro. Le lien politique est distinct de tout autre lien et va rendre possible la coexistence des libertés. J'ai un collègue qui, après avoir entendu l'une de mes conférences, m'a suggéré cette image du zéro. Il m'a dit : « Au fond, nous les Anglo-Saxons » – c'était aux États-Unis – « nous commençons à compter par un. Avec la tolérance, nous organisons les libertés réelles. Quant à vous, les Français, vous commencez à compter par zéro. » J'ai trouvé cette image éclairante. La laïcité, de ce fait, est un minimalisme politique, puisqu'elle va économiser un modèle. L'association politique laïque est autoconstituante. Pour apprécier le caractère laïc d'une association politique, le critère de la liberté de culte est insuffisant. Le critère décisif est la condition politique, morale, juridique des non-croyants. Non qu'ils soient plus importants que les autres, mais ils permettent de faire pierre de touche. La loi et la foi sont disjointes, dans leur conception et pas seulement dans leurs objets et dans leurs effets.
Deuxièmement, l'association politique laïque ne supposant aucun lien préalable dont elle s'inspirerait – ce qui ne signifie pas qu'elle abolit les liens existants, bien sûr, mais qu'elle ne leur accorde pas d'efficience politique –, associe d'abord des personnes singulières, qui assurent leur indépendance par la loi. Dans une telle association, il n'y a donc pas d'obligation, ni même de supposition d'appartenance. Le droit de non-appartenance ne se juxtapose pas au droit d'appartenir à tel ou tel groupe. Il en est la condition. La non-appartenance est logiquement et politiquement première. C'est donc un atomisme, un minimalisme, un immanentisme, qui fonde la primauté de la loi civile sur toute autre norme.
Troisièmement, dans cette association, le modèle contractuel ordinaire, qui suppose que des parties prenantes constituées préalablement contractent, n'est pas adéquat. Il n'existe pas de contrat entre la République laïque et les citoyens. Ce sont les citoyens qui, par l'intermédiaire de leurs représentants élus, font les lois. Ils se constituent comme citoyens par l'acte même d'association politique. En pratique, cela signifie que la République n'est pas un deal avec tel ou tel groupe. Elle ne se traite pas avec des lobbies. Il ne s'agit pas d'un modèle d'échange marchand. Ce n'est pas en vertu d'un traitement particulier que l'on obtient ses droits, sa liberté et sa sécurité. Ces derniers sont traduits en termes universels pour être possibles, tous en même temps, et juridiquement énonçables et applicables à tous en même temps. C'est dans cet esprit que l'on s'efforce de faire les lois. Certes, nous ne réussissons pas toujours, mais du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des Églises et de l'État à l'émancipation juridique et politique des femmes, en passant par la protection de la recherche, du savoir, etc. les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.
Ensuite les propriétés relatives au fonctionnement de l'association politique.
Quatrièmement, nous en venons à la dualité. Le régime de laïcité est souvent confondu avec le principe de laïcité. Or je ne pense pas qu'il faille les confondre. Le principe de laïcité fait partie du régime de laïcité.
Il convient de distinguer deux principes.
D'une part, il y a le principe de laïcité proprement dit. La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances et elle s'en protège. Elle s'abstient aussi bien dans la loi que dans les discours qui sont tenus en son nom, dans l'attitude de ses magistrats. Cela s'applique à ce qui participe de l'autorité publique – discours officiels, magistrats, fonctionnaires, textes législatifs, école publique, etc. – et à une mission de service public – j'ai trouvé cela dans le projet de loi, effectivement.
D'autre part, ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile et partout ailleurs – dans la rue, dans les lieux publics, dans les transports, dans les commerces, etc. –, l'application de ce qui ne devrait même pas être énoncé, mais qu'il faut tout de même dire, c'est-à-dire le principe de libre expression et de libre affichage dans le respect du droit commun. Par exemple, nous avons le droit d'organiser une procession religieuse et nous avons le droit de critiquer toute croyance ou toute incroyance sans nous attirer les foudres d'une législation sur le blasphème.
Cette dualité fonde ce que j'appelle la respiration laïque.
Cinquièmement, on peut déduire de cette dualité deux dérives, deux façons de déformer la laïcité. Ces deux dérives s'obtiennent par le même fonctionnement : l'un des principes recouvre l'autre.
La première dérive – on l'a appelée laïcité plurielle, raisonnable, apaisée et je crois qu'on l'appelle à présent laïcité inclusive – consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique ou à l'une de ses portions, le principe qui régit la société civile. On récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique. On fait de l'opinion religieuse une norme. On autorise les propos religieux au sein de la puissance publique. À terme, cela légitime la communautarisation religieuse du corps politique. Cette dérive a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004. Elle regagne régulièrement en vigueur, avec les toilettages de la loi de 1905. Je considère que le projet de loi sur lequel vous travaillez constitue vraiment une avancée dans le travail de désaveu de cette dérive. Je le salue avec un certain enthousiasme, je dois dire.
La seconde dérive repose sur l'autre principe. L'extrémisme laïc consiste, symétriquement et inversement, à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu'il se soumette à l'abstention qui doit régner dans le domaine de l'autorité publique, ce qui consisterait à réclamer l'abolition de la liberté d'expression, c'est-à-dire au nettoyage de tout signe religieux et de toute expression religieuse dans le domaine de la société civile. Cette seconde dérive refait régulièrement surface en réaction à la première dérive. Ainsi, nous avons vu se former des groupes favorables à l'effacement, dans l'espace civil, de tout signe religieux. Ces groupes ont diffusé des thèmes non pas antireligieux en général, comme il serait cohérent de le faire compte tenu de leur position, mais plus particulièrement anti-musulmans
Ces deux courants se font face. Ils se relaient. Ils ont offert la laïcité à l'extrême droite. Ils sont structurés de la même manière et tendent tous deux à une uniformisation de la vie, l'un par reconnaissance d'assignation – celle-ci constitue une forme d'uniformisation moléculaire ; un patchwork n'est pas uniformisé, mais si vous regardez chacune de ses parcelles, il est uniformisé –, l'autre par une uniformisation d'État très facile à percevoir.
Le personnel politique se montre très vigilant, à juste titre, sur cette seconde dérive, mais il est souvent resté aveugle à la première, laquelle est portée par une pensée diffuse, qui fait du religieux une norme sociale. Je dois dire que je salue une fois encore cette loi, qui est une loi de lucidité sur cette question.
Je terminerai en énumérant quelques notions que je peux construire ou rendre intelligibles à partir de là, mais que je ne traiterai pas.
La notion de « respiration laïque » est la distinction de différents espaces, le résultat de la dualité des principes abordés précédemment. Prenons l'exemple de l'élève qui ôte son affichage religieux à l'entrée de l'école et le remet à la sortie. Il vit deux univers différents, ce qui lui permet d'échapper à l'assignation qui pourrait être exigée par son milieu, mais aussi à une assignation uniformisante d'État, si nous étions tombés dans la seconde dérive. La question des accompagnateurs scolaires peut être abordée sous cet angle, mais je n'aborderai pas ce point à présent.
Qu'est-ce que le communautarisme ? Nous avons des communautés d'association, des outils juridiques qui permettent aux communautés constituées dans un cadre légal de s'organiser, ce qui ne pose aucun problème. Le communautarisme social recourt à des pressions sur des prétendus membres d'une communauté. Il est donc nécessaire de protéger les individus. Il me semble que vous y avez pensé dans cette loi. Le communautarisme politique, enfin, réclame des droits et des devoirs spécifiques – c'est seulement là que nous pouvons parler de séparatisme.
S'agissant de la liberté de conscience et de la liberté des cultes, il convient de distinguer les droits-libertés et les droits-créances. La liberté des cultes, dans cette perspective, est hiérarchisée. Elle est un cas particulier de la liberté de conscience, ce qui est le résultat de l'espace zéro. La rédaction de l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 le dit bien. Les deux phrases sont séparées par une ponctuation entre liberté de conscience et liberté des cultes. Lorsque la liberté de conscience est assurée, la liberté des cultes est garantie. Un point a été placé entre les deux, parce que la liberté des cultes est conditionnée par la liberté de conscience. La liberté des cultes est un droit-liberté et non un droit-créance. L'État ne l'assure pas, au sens où il n'est pas tenu de donner à chacun les moyens financiers et matériels d'exercer cette liberté.
Il n'existe pas de contradiction entre les religions et la laïcité. La laïcité s'oppose aux religions lorsqu'elles veulent faire la loi et se substituer à la loi civile, parce qu'elles ont des visées politiques. Un individu peut donc être à la fois laïc et catholique, laïc et musulman, laïc et athée. Il n'y a pas non plus de confusion entre laïcité et athéisme.
En revanche, il existe une forme de religion à laquelle la laïcité est entièrement contraire. Il s'agit de la religion civile. La foi n'a pas à faire la loi, mais la loi n'a pas à se transformer en article de foi. Je tire cela de la lecture de Condorcet : « On ne va pas transformer les écoles en temple national », dit-il. Cette question est toujours à l'ordre du jour.
Enfin, pourquoi les élèves sont-ils concernés par la laïcité scolaire ? Tel était le grand débat entre 1989 et 2004. La réponse se trouve dans la nature même de l'activité de l'école : l'école n'est pas un service. Il s'agit d'un service au sens juridique, bien sûr, mais au sens du fonctionnement et au sens philosophique, il ne s'agit pas d'un service. L'école n'est pas une consommation. Les élèves ne sont pas de simples usagers. C'est un lieu de production, par chacun, de sa propre autonomie. Ce point demanderait un développement à part entière.