COMMISSION SPÉCIALE CHARGÉE D'EXAMINER LE PROJET DE LOI CONFORTANT LE RESPECT DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE
Vendredi 15 janvier 2021
La séance est ouverte à dix-sept heures vingt.
La commission spéciale procède à l'audition de Mme Catherine Kintzler, philosophe.
Bienvenue à l'Assemblée nationale et bienvenue devant notre commission, qui a été créée spécialement pour examiner le projet de loi visant à conforter le respect des principes de la République. Comme vous l'avez peut-être constaté, nous avons auditionné des personnalités diverses. Certaines représentent des organisations ou des secteurs de la société qui peuvent être directement concernés par l'application de cette loi, si elle était votée, telle qu'elle aujourd'hui proposée par le Gouvernement.
Par ailleurs, nous avons souhaité éclairer nos travaux avec des éléments de contexte. Il peut s'agir d'éléments de contexte philosophique ou d'éléments de renseignement sur l'état de la société. C'est à ce titre-là que nous vous auditionnons. Vous êtes bien sûr totalement libre de vos paroles. Après un propos introductif, les collègues députés pourront vous interpeller ou vous poser des questions. Je rappelle que vous avez également publié l'ouvrage Penser la laïcité, que vous pourrez montrer tout à l'heure à l'écran.
Mesdames et messieurs les députés, je suis ravie d'intervenir et je parlerai bien entendu de la laïcité.
J'ai élaboré un modèle théorique s'efforçant de rendre compte du concept de laïcité comme principe d'organisation politique et d'en articuler les propriétés. Jusqu'à présent, ce modèle s'est révélé assez souple, puisqu'il m'a permis d'éclairer la plupart des questions qui sont apparues depuis l'affaire de Creil en 1989. À l'époque, j'étais co-auteure et signataire du manifeste « Profs, ne capitulons pas ! ». Je me contenterai, dans les dix minutes que vous m'avez attribuées, d'en énumérer quelques thèses, de vous les asséner, en quelque sorte.
Dans sa Lettre sur la tolérance de 1689, le théoricien John Locke, qui sépare clairement le pouvoir civil et le pouvoir religieux, récuse la participation des athées et des incroyants à l'association politique. Le motif est qu'« ils ne peuvent pas former de lien », dit‑il, « ils ne sont pas fiables ». C'est dans ces propos que j'ai trouvé mon noyau conceptuel.
Une question fondamentale peut être formulée. Le lien politique a-t-il besoin du modèle de la croyance ? Le lien politique modélise-t-il sur la croyance dans sa forme ? Le propos ne concerne pas son contenu, bien sûr, puisqu'il s'agit d'une théorie de la tolérance. Locke répond : oui, ce lien a besoin du modèle religieux et il convient d'exclure les athées, parce qu'ils ne sont pas fiables, parce qu'ils sont trop dispersés.
Ce grand esprit a perçu le cœur de la question. Il a paradoxalement tracé le champ conceptuel sur lequel va s'installer la laïcité. Il faut retourner la réponse de Locke pour obtenir la laïcité du point de vue philosophique : non, le lien politique n'est pas d'ordre fiduciaire, il n'est pas nécessaire de croire à quoi que ce soit pour former association politique. Ce retournement se révèle très riche. Il est comme un bout de ficelle que vous tirez. J'ai vu s'organiser la cartographie conceptuelle de la laïcité – je romance un peu mon exposé, car cela m'a quand même pris un peu plus de temps que cela.
Locke a tracé un champ conceptuel décisif. Nous pouvons tirer une grande partie des propriétés du concept de laïcité à partir de ce noyau. Je vais en énumérer les principales.
D'abord les propriétés relatives à la conception de l'association politique.
Premièrement, la séparation de l'Église et de l'État est nécessaire pour penser laïcité, mais elle n'est pas suffisante. Un régime laïc pose, en outre, que l'association politique, pour exister, pour être pensée, n'a besoin d'aucune référence à un lien qui lui serait préalable, que ce lien soit religieux, ethnique, coutumier, etc. La laïcité commence par installer ce que j'appellerai un espace zéro. Le lien politique est distinct de tout autre lien et va rendre possible la coexistence des libertés. J'ai un collègue qui, après avoir entendu l'une de mes conférences, m'a suggéré cette image du zéro. Il m'a dit : « Au fond, nous les Anglo-Saxons » – c'était aux États-Unis – « nous commençons à compter par un. Avec la tolérance, nous organisons les libertés réelles. Quant à vous, les Français, vous commencez à compter par zéro. » J'ai trouvé cette image éclairante. La laïcité, de ce fait, est un minimalisme politique, puisqu'elle va économiser un modèle. L'association politique laïque est autoconstituante. Pour apprécier le caractère laïc d'une association politique, le critère de la liberté de culte est insuffisant. Le critère décisif est la condition politique, morale, juridique des non-croyants. Non qu'ils soient plus importants que les autres, mais ils permettent de faire pierre de touche. La loi et la foi sont disjointes, dans leur conception et pas seulement dans leurs objets et dans leurs effets.
Deuxièmement, l'association politique laïque ne supposant aucun lien préalable dont elle s'inspirerait – ce qui ne signifie pas qu'elle abolit les liens existants, bien sûr, mais qu'elle ne leur accorde pas d'efficience politique –, associe d'abord des personnes singulières, qui assurent leur indépendance par la loi. Dans une telle association, il n'y a donc pas d'obligation, ni même de supposition d'appartenance. Le droit de non-appartenance ne se juxtapose pas au droit d'appartenir à tel ou tel groupe. Il en est la condition. La non-appartenance est logiquement et politiquement première. C'est donc un atomisme, un minimalisme, un immanentisme, qui fonde la primauté de la loi civile sur toute autre norme.
Troisièmement, dans cette association, le modèle contractuel ordinaire, qui suppose que des parties prenantes constituées préalablement contractent, n'est pas adéquat. Il n'existe pas de contrat entre la République laïque et les citoyens. Ce sont les citoyens qui, par l'intermédiaire de leurs représentants élus, font les lois. Ils se constituent comme citoyens par l'acte même d'association politique. En pratique, cela signifie que la République n'est pas un deal avec tel ou tel groupe. Elle ne se traite pas avec des lobbies. Il ne s'agit pas d'un modèle d'échange marchand. Ce n'est pas en vertu d'un traitement particulier que l'on obtient ses droits, sa liberté et sa sécurité. Ces derniers sont traduits en termes universels pour être possibles, tous en même temps, et juridiquement énonçables et applicables à tous en même temps. C'est dans cet esprit que l'on s'efforce de faire les lois. Certes, nous ne réussissons pas toujours, mais du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des Églises et de l'État à l'émancipation juridique et politique des femmes, en passant par la protection de la recherche, du savoir, etc. les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.
Ensuite les propriétés relatives au fonctionnement de l'association politique.
Quatrièmement, nous en venons à la dualité. Le régime de laïcité est souvent confondu avec le principe de laïcité. Or je ne pense pas qu'il faille les confondre. Le principe de laïcité fait partie du régime de laïcité.
Il convient de distinguer deux principes.
D'une part, il y a le principe de laïcité proprement dit. La puissance publique est installée sur le moment zéro. Elle ne dit rien sur les croyances et les incroyances et elle s'en protège. Elle s'abstient aussi bien dans la loi que dans les discours qui sont tenus en son nom, dans l'attitude de ses magistrats. Cela s'applique à ce qui participe de l'autorité publique – discours officiels, magistrats, fonctionnaires, textes législatifs, école publique, etc. – et à une mission de service public – j'ai trouvé cela dans le projet de loi, effectivement.
D'autre part, ce principe de laïcité rend possible, dans la société civile et partout ailleurs – dans la rue, dans les lieux publics, dans les transports, dans les commerces, etc. –, l'application de ce qui ne devrait même pas être énoncé, mais qu'il faut tout de même dire, c'est-à-dire le principe de libre expression et de libre affichage dans le respect du droit commun. Par exemple, nous avons le droit d'organiser une procession religieuse et nous avons le droit de critiquer toute croyance ou toute incroyance sans nous attirer les foudres d'une législation sur le blasphème.
Cette dualité fonde ce que j'appelle la respiration laïque.
Cinquièmement, on peut déduire de cette dualité deux dérives, deux façons de déformer la laïcité. Ces deux dérives s'obtiennent par le même fonctionnement : l'un des principes recouvre l'autre.
La première dérive – on l'a appelée laïcité plurielle, raisonnable, apaisée et je crois qu'on l'appelle à présent laïcité inclusive – consiste à vouloir étendre au domaine de l'autorité publique ou à l'une de ses portions, le principe qui régit la société civile. On récuse le caractère neutre et minimaliste de la puissance publique. On fait de l'opinion religieuse une norme. On autorise les propos religieux au sein de la puissance publique. À terme, cela légitime la communautarisation religieuse du corps politique. Cette dérive a été notamment désavouée par le vote de la loi de mars 2004. Elle regagne régulièrement en vigueur, avec les toilettages de la loi de 1905. Je considère que le projet de loi sur lequel vous travaillez constitue vraiment une avancée dans le travail de désaveu de cette dérive. Je le salue avec un certain enthousiasme, je dois dire.
La seconde dérive repose sur l'autre principe. L'extrémisme laïc consiste, symétriquement et inversement, à vouloir durcir le domaine de la société civile en exigeant qu'il se soumette à l'abstention qui doit régner dans le domaine de l'autorité publique, ce qui consisterait à réclamer l'abolition de la liberté d'expression, c'est-à-dire au nettoyage de tout signe religieux et de toute expression religieuse dans le domaine de la société civile. Cette seconde dérive refait régulièrement surface en réaction à la première dérive. Ainsi, nous avons vu se former des groupes favorables à l'effacement, dans l'espace civil, de tout signe religieux. Ces groupes ont diffusé des thèmes non pas antireligieux en général, comme il serait cohérent de le faire compte tenu de leur position, mais plus particulièrement anti-musulmans
Ces deux courants se font face. Ils se relaient. Ils ont offert la laïcité à l'extrême droite. Ils sont structurés de la même manière et tendent tous deux à une uniformisation de la vie, l'un par reconnaissance d'assignation – celle-ci constitue une forme d'uniformisation moléculaire ; un patchwork n'est pas uniformisé, mais si vous regardez chacune de ses parcelles, il est uniformisé –, l'autre par une uniformisation d'État très facile à percevoir.
Le personnel politique se montre très vigilant, à juste titre, sur cette seconde dérive, mais il est souvent resté aveugle à la première, laquelle est portée par une pensée diffuse, qui fait du religieux une norme sociale. Je dois dire que je salue une fois encore cette loi, qui est une loi de lucidité sur cette question.
Je terminerai en énumérant quelques notions que je peux construire ou rendre intelligibles à partir de là, mais que je ne traiterai pas.
La notion de « respiration laïque » est la distinction de différents espaces, le résultat de la dualité des principes abordés précédemment. Prenons l'exemple de l'élève qui ôte son affichage religieux à l'entrée de l'école et le remet à la sortie. Il vit deux univers différents, ce qui lui permet d'échapper à l'assignation qui pourrait être exigée par son milieu, mais aussi à une assignation uniformisante d'État, si nous étions tombés dans la seconde dérive. La question des accompagnateurs scolaires peut être abordée sous cet angle, mais je n'aborderai pas ce point à présent.
Qu'est-ce que le communautarisme ? Nous avons des communautés d'association, des outils juridiques qui permettent aux communautés constituées dans un cadre légal de s'organiser, ce qui ne pose aucun problème. Le communautarisme social recourt à des pressions sur des prétendus membres d'une communauté. Il est donc nécessaire de protéger les individus. Il me semble que vous y avez pensé dans cette loi. Le communautarisme politique, enfin, réclame des droits et des devoirs spécifiques – c'est seulement là que nous pouvons parler de séparatisme.
S'agissant de la liberté de conscience et de la liberté des cultes, il convient de distinguer les droits-libertés et les droits-créances. La liberté des cultes, dans cette perspective, est hiérarchisée. Elle est un cas particulier de la liberté de conscience, ce qui est le résultat de l'espace zéro. La rédaction de l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 le dit bien. Les deux phrases sont séparées par une ponctuation entre liberté de conscience et liberté des cultes. Lorsque la liberté de conscience est assurée, la liberté des cultes est garantie. Un point a été placé entre les deux, parce que la liberté des cultes est conditionnée par la liberté de conscience. La liberté des cultes est un droit-liberté et non un droit-créance. L'État ne l'assure pas, au sens où il n'est pas tenu de donner à chacun les moyens financiers et matériels d'exercer cette liberté.
Il n'existe pas de contradiction entre les religions et la laïcité. La laïcité s'oppose aux religions lorsqu'elles veulent faire la loi et se substituer à la loi civile, parce qu'elles ont des visées politiques. Un individu peut donc être à la fois laïc et catholique, laïc et musulman, laïc et athée. Il n'y a pas non plus de confusion entre laïcité et athéisme.
En revanche, il existe une forme de religion à laquelle la laïcité est entièrement contraire. Il s'agit de la religion civile. La foi n'a pas à faire la loi, mais la loi n'a pas à se transformer en article de foi. Je tire cela de la lecture de Condorcet : « On ne va pas transformer les écoles en temple national », dit-il. Cette question est toujours à l'ordre du jour.
Enfin, pourquoi les élèves sont-ils concernés par la laïcité scolaire ? Tel était le grand débat entre 1989 et 2004. La réponse se trouve dans la nature même de l'activité de l'école : l'école n'est pas un service. Il s'agit d'un service au sens juridique, bien sûr, mais au sens du fonctionnement et au sens philosophique, il ne s'agit pas d'un service. L'école n'est pas une consommation. Les élèves ne sont pas de simples usagers. C'est un lieu de production, par chacun, de sa propre autonomie. Ce point demanderait un développement à part entière.
Je suis très honoré, chère madame Kintzler, de vous voir après vous avoir souvent lue.
Vous venez d'employer une expression que je ne connaissais pas, mais qui me semble illustrer magistralement l'enjeu intellectuel et culturel de ce projet de loi, qui demeure bien plus aride que vos propos et que nous sommes en train d'examiner. Je fais allusion à l'expression « respiration laïque ».
Je vais faire un raccourci pour rester dans le format de nos interventions. Vous avez, en mars 2018, publié aux côtés de cent intellectuels français un manifeste contre le séparatisme islamiste, qui est l'exact opposé de la respiration démocratique. Vous y dénonciez notamment, pour citer le texte de l'appel, « un nouveau totalitarisme qui avance, masqué, cherchant à passer pour une victime de l'intolérance, alors qu'il est en réalité l'arme de la conquête politique et culturelle d'un islam qui rejette les autres, y compris les musulmans ou les personnes se reconnaissant dans la confession musulmane et qui ne partageraient pas ses vues ».
Pensez-vous que ce projet de loi, sur lequel vous avez commencé à indiquer votre sentiment, permet de raffermir la République ? Comment, selon vous, faire de nouveau respirer par la laïcité ne serait-ce que partiellement ?
Je souhaite vous interroger sur deux points particuliers.
Le premier est d'ordre général. De partout émerge un discours culpabilisant, dans une dimension que vous avez vous-même qualifiée d'expiatoire, qui prône l'antiracisme, mais au nom d'un autre séparatisme que celui de l'islamisme politique. Face à cette tenaille identitaire, le contexte dans lequel s'inscrit cette loi est d'une grande complexité. Quel regard portez-vous sur ces deux blocs qui s'opposent, avec d'une part des républicains, qui se veulent émancipateurs et respirateurs à travers la laïcité, et d'autre part un émiettement de la société qui revendique à tout va ses particularismes au nom de la liberté d'expression ? Cette loi peut-elle, ne serait-ce que modestement, contribuer à faire en sorte que la respiration l'emporte sur l'étouffement et l'émiettement ?
Ma seconde question porte sur l'instruction en famille, notamment sur l'article 21 du présent projet de loi. Vous avez déclaré avoir toujours été défavorable à la scolarisation obligatoire, lui préférant l'obligation d'instruction régie par les programmes nationaux et par des diplômes nationaux. L'un de vos principaux arguments tient, de manière un peu paradoxale, au risque que la scolarisation obligatoire devienne un puissant outil entre les mains de l'Éducation nationale pour étendre l'emprise d'une idéologie officielle. Je devine la source de vos inquiétudes. Pour autant, nous sommes nombreux à croire que l'école républicaine doit être précisément le lieu d'émancipation, le creuset de la respiration, de la socialisation. Quel regard portez-vous sur l'article 21 qui, précisément, exprime deux choses : la prééminence de l'école et la nécessité de ne pas utiliser une liberté qui existe – celle de l'instruction en famille – pour des projets totalement séparatistes, portant d'ailleurs atteinte à la protection de l'enfance.
Madame, je suis très heureuse de vous auditionner aujourd'hui, d'autant que, comme l'a dit mon prédécesseur, nous vous lisons toujours avec beaucoup d'intérêt.
J'ai été particulièrement intéressée par l'opinion selon laquelle, de votre point de vue, il n'est pas souhaitable qu'il y ait une sorte de nettoyage laïc, un effacement dans l'espace public de tout signe religieux. Je vous rejoins. La laïcité ne doit pas être une religion laïcarde. Il est bon de le rappeler.
Néanmoins, que vous inspire le fait que l'espace public soit de plus en plus occupé par des personnes portant des signes religieux manifestes ? Je fais bien entendu allusion à la question du voile en particulier. J'aimerais connaître votre sentiment sur le sujet, et plus particulièrement sur la question du voile des accompagnatrices scolaires. C'est un point sur lequel vous nous avez dit que vous vous exprimeriez. Je vous ai lue dans la presse. J'ai cru comprendre que vous n'y étiez pas favorable. Un certain nombre de députés ne le sont pas non plus. C'est mon cas. J'aurais aimé que vous développiez plus particulièrement ce point.
Je vais reprendre l'une de vos citations : « C'est peut-être pour cela que je suis devenue professeure : ce moment où vous rencontrez une classe et vous vous dîtes “on va commencer un chemin”... Ce qui compte c'est de faire sentir aux élèves qu'ils commencent tous à égalité, que c'est avec leur raison naturelle qu'on va emprunter ce chemin, et ça peut mener vers les sommets. »
Quel rôle peut jouer la perception de l'inégalité sociale par les élèves sur la menace de nos principes républicains ?
Je souhaite également réagir aux propos de ma collègue Annie Genevard, puisque j'ai été professeur. La question des accompagnatrices n'est-elle pas insoluble ? Il est vrai que, lorsque nous faisons une sortie scolaire et que nous faisons venir des parents, ces derniers participent au service public de l'éducation. En même temps, les enseignants ont la nécessité de faire venir des parents, de faire participer des parents. Or si nous ne respectons pas la liberté de conscience, les parents ne participeront pas. Cela constitue aussi un enjeu majeur pour les enseignants. Le sujet n'est-il pas difficile à trancher ? N'existe-t-il pas un risque, en s'intéressant de trop près à ce sujet, de menacer la laïcité et le vivre-ensemble ?
Je commence par votre question, M. Chouat. À mon avis, cette loi a un effet politique. En effet, nous pouvons constater que nos concitoyens musulmans se divisent. Ils se divisent de manière politique, de manière rationnelle, et nous réalisons qu'il est une insulte de les amalgamer, de les coaliser autour de ce que cette religion a de plus réactionnaire et de ses dérives totalitaristes. Cet effet politique m'a beaucoup frappée. On ne souligne d'ailleurs pas assez que les attentats islamistes font beaucoup de victimes dans les pays musulmans. Ils s'en prennent à des pays où l'islam est religion officielle. Ils n'en ont jamais assez. Nous ne leur ressemblerons jamais assez. Il s'agit d'une entreprise d'uniformisation totale, qui n'épargne aucun secteur de la vie et des mœurs.
S'agissant de mon point de vue sur l'effet de la loi sur le citoyen, vous m'avez demandé mon sentiment sur les deux blocs, le républicain et l'émiettement de la société. L'objet politico-juridique que vous appelez « raffermir » ou « conforter les principes républicains » est de toujours rappeler aux citoyens qu'ils peuvent sortir de l'assignation, que l'assignation n'est pas quelque chose de naturel. Nous sommes tous assignés, acculturés dans un milieu. J'en profite pour répondre à la question sur l'école. L'école est aussi le moment où l'on sort de l'assignation, où un dépaysement s'opère. Lorsque vous êtes professeur, votre première tâche n'est pas de renvoyer les élèves à ce qu'ils sont ou à ce que l'on croit qu'ils sont, mais d'essayer de les faire sortir et de leur montrer qu'il existe un ailleurs. Tous les professeurs ont cette expérience, que j'appelle le dépaysement scolaire.
L'instruction à la famille ne permet pas ce dépaysement. S'agissant de ma réticence à cette idée, je pense qu'éduquer signifie faire sortir. Bien sûr, les classes regroupent des élèves d'origines sociales différentes et d'origines différentes. Pourquoi les fixer à cela ? Je suis fille d'immigré. La sœur de mon père, ma tante – c'est une famille italienne – aimait l'école. Elle m'a expliqué qu'elle se sentait bien à l'école, car au fond, elle n'était pas la fille de la famille. Elle n'était pas renvoyée à sa condition. Elle vivait ainsi une double vie, d'une certaine manière.
Ce dépaysement est une élévation. Ce n'est pas non plus une réconciliation avec soi‑même. C'est un parcours dans lequel on se fâche avec soi-même. Pour démontrer que deux angles opposés par le sommet sont égaux, il faut d'abord en douter. Il faut d'abord se fâcher avec soi-même. Tout ce chemin, auquel vous avez fait allusion, est effectué par le professeur avec ses élèves. S'il ne se fait pas en lui, il ne se fait pas en eux. Le fait de sortir de l'assignation n'est pas une obligation, mais une possibilité. Le citoyen n'apparaît qu'à partir du moment où il est capable de prendre ses distances avec ce que l'on croit qu'il est, quitte à renouer avec cette identité, mais de manière seconde. C'est la secondarité qui va caractériser à la fois l'élève, le professeur et le citoyen. Nous ne sommes jamais directement assignés. Nous ne sommes jamais directement ce que l'on nous dit que nous sommes.
Cette loi aborde cette question de manière juridique. Elle comprend des points très techniques, notamment sur la question de la polygamie, qui est très compliquée. Je l'ai lue et je dois dire que je me suis perdue en route, mais au moins, il est établi que ce qui est amené comme quelque chose de naturel doit être remis en question. De la même manière, la loi ne se présente pas comme une loi de défense des valeurs républicaines, mais des principes républicains. Je suis très sensible à cet intitulé.
Quand j'ai dit que j'étais attachée à la liberté dans l'enseignement, c'était une manière de lire Condorcet, qui a toujours été attaché à la liberté de l'enseignement. Il avance l'argument suivant : s'il y a monopole de l'instruction par l'État, alors la liberté de l'enseignement s'effondre nécessairement au vu de la nature de cette activité. La concurrence entre réseaux est indispensable. Il maintient cette idée de l'instruction privée, à domicile.
Cela s'inscrit dans une lutte que j'ai menée dans les années 1980, où j'ai vu le moment où l'école n'était plus sommée de faire sortir les élèves et de les dépayser, mais au contraire de les renvoyer constamment à leur être supposé. Je me suis dit que, si les programmes nationaux et les examens nationaux ne tenaient pas bien les choses, l'instruction deviendrait une éducation obligatoire. Elle constituerait alors un outil très puissant pour un pouvoir politique qui imposerait ses vues. Les choses ont changé depuis. L'instruction à la maison est devenue un outil au service d'une forme d'enfermement et de totalitarisme. Je ne vais donc pas partir en guerre contre cette disposition.
S'agissant des accompagnateurs scolaires, j'ai également coécrit et signé un texte pour demander que ces accompagnateurs scolaires soient tenus de protéger la liberté de conscience des élèves. En effet, l'école n'est pas faite pour les parents, mais pour les élèves. Ce n'est pas aux parents que l'on propose une sortie, même s'ils ont bien du mérite de l'accompagner. D'ailleurs, il ne s'agit pas nécessairement de parents. Le chef d'établissement peut choisir d'autres personnes que des parents. Nous n'abordons pas la question dans le bon sens si nous nous posons la question du statut des personnes. Il convient de poser la question de la nature de l'activité. L'école reste l'école. C'est une activité pédagogique. Qu'elle soit dans les murs ou hors les murs, l'école est tenue d'assurer la protection de la liberté de conscience des élèves. Que dirait-on si un accompagnateur se présentait avec un t-shirt vantant La Manif Pour Tous ou bien des positions autres que celles que nous avons évoquées ?
Lorsque je collaborais avec le Haut Conseil à l'intégration dans les années 2010, les associations de parents d'élèves arguaient qu'il fallait laisser les accompagnateurs porter le voile et les signes religieux. Je leur ai demandé ce qu'ils diraient si les élèves étaient accompagnés par des messieurs portant une kippa. Elles m'ont vivement répondu qu'elles ne l'admettraient pas. C'était donc à sens unique. Je leur ai demandé pourquoi elles ne l'admettraient pas. J'ai obtenu une réponse très intéressante : « De toute façon, cela ne se produira pas. » Je leur ai demandé pourquoi. Elles m'ont répondu : « Parce que ce n'est pas l'affaire des hommes. » Comme si c'était l'affaire des mères exclusivement. Comme vous le voyez, il y a quelque chose de choquant. Il semble que ces bénévoles extérieurs soient d'abord des parents – alors que ce n'est pas obligatoire – et plus particulièrement des mères. Pourquoi serait-ce une fonction maternelle ? Pourquoi importer dans l'école cette notion et faire de l'école quelque chose de maternisant ? Le modèle familialiste n'est pas adéquat dans l'activité scolaire.
En outre, il faut quand même rappeler que ces accompagnateurs n'ont pas à traiter les enfants d'autrui comme s'ils étaient les leurs. Réciproquement, nous avons entendu les développements selon lesquels les enfants seraient humiliés si l'on demandait à leur maman d'enlever tel ou tel signe religieux. Or les accompagnateurs ont à traiter leurs propres enfants comme s'ils étaient ceux d'autrui.
Je voudrais tout de même revenir sur cet argument du dépaysement. Après tout, pourquoi enfermer quelqu'un dans un rôle de maman voilée ? Est-ce que cela doit la poursuivre toute sa vie ? Est-ce que la respiration laïque, justement, ne consiste pas à offrir à des personnes – puisque nous raisonnons en termes d'offre – des moments où elles vivent précisément autre chose, où elles peuvent être autres. À l'argument du petit garçon qui craint que l'on demande à sa maman de retirer son voile, il convient de répondre que ce garçon va découvrir que sa maman n'est pas seulement sa maman. C'est aussi une citoyenne. Il faut aussi voir les choses du côté positif, du côté de la respiration laïque. Croire qu'une femme voilée serait incapable de comprendre cela revient à l'enfermer et à la mépriser. Voilà comment je répondrais à la question des accompagnateurs de sorties scolaires.
Il me semble également qu'il existe un argument valable aux yeux des législateurs que vous êtes. Ces accompagnateurs se substituent à des personnels dont nous ne disposons pas. Si les écoles disposaient de personnels en nombre suffisant et formés pour cela, ces sorties scolaires seraient assurées par les personnels de l'Éducation nationale. Ces derniers seraient alors astreints, en tant que personnels d'un service public, au principe de laïcité. Ces accompagnements constituent ainsi une manière d'appuyer la République. Or nous n'appuyons pas la République en important cela au sein de l'école et en renonçant à la respiration laïque.
Enfin, madame Bannier, vous m'avez interrogée sur la perception de l'inégalité sociale. Je pense vous avoir répondu sur l'expérience du professeur. Notre travail, en tant que professeurs, est de faire en sorte que le fils ou la fille de médecin, de cadre et d'ouvrier se sente à égalité. Je donne l'exemple de la langue. Tous parlent une langue spontanée qui s'avère très éloignée de celle que l'on enseigne à l'école. Il convient donc d'enseigner le français comme s'il s'agissait d'une langue étrangère. D'ailleurs, les élèves adorent jouer avec la langue. Ils adorent les subjonctifs, les passés simples, etc. Leur attitude est tout le contraire de ce que l'on croit. Les professeurs en ont tous fait l'expérience.
Mme Genevard m'a demandé mon sentiment sur l'espace public. Le nettoyage des signes religieux dans la rue constitue un nettoyage, mais pas un nettoyage laïc. Je ne reprendrai pas le terme « laïcard », dont vous ne connaissez que trop l'origine. Il ne peut pas me convenir. Cependant, à quoi bon la laïcité s'il s'agit précisément de faire obstacle à ce que j'ai nommé la respiration ? Nous ne nous associons pas pour être égaux, mais nous nous rendons égaux pour être libres et pour pouvoir faire de cette liberté quelque chose de possible. De la même manière, nous ne nous associons pas pour être laïcs, mais nous demandons à la puissance publique d'assurer la laïcité pour jouir des libertés, dans le cadre du droit commun et à égalité.
Vous dites que cet espace est de plus en plus occupé par des signes religieux. Certes, mais la réciproque est possible. Ce point est politiquement vécu de manière très conflictuelle. Qu'est-ce qui m'empêche de critiquer ce qui ne me plaît pas ? C'est la même liberté. Si je fronce le sourcil devant un signe religieux, alors je vais m'entendre dire que je suis intolérante, que je n'aime pas les religions, etc. Cependant, l'opinion irréligieuse est tout aussi libre de s'exprimer que l'affichage religieux. Il faut en faire usage.
Il se trouve que la presse satirique en fait usage. À quel prix ? Il se trouve que l'on peut impunément afficher une option ultra réactionnaire politico-religieuse. Or dès que l'on caricature cette option et que l'on s'en prend à elle, on devient un affreux réactionnaire. Comme le disait mon ami Henri Peña-Ruiz dans l'un de ces récents articles, la simple publication d'un dessin vous vaut décapitation.
Ce n'est pas en pourchassant les signes religieux que l'on résout la question. Il serait anti-laïc et liberticide de le faire. Au contraire, il faut rétablir la liberté d'expression. Bien sûr, nous entendons dire qu'il existe une certaine discrétion dans les mœurs, mais nous n'en sommes plus là. Il faut pouvoir soutenir l'existence de la liberté d'expression dans le cadre du droit commun. La liberté d'expression n'a jamais été absolue. Elle a toujours été encadrée par un droit qui vaut pour tous, mais il faut faire usage de cette critique. Il faut faire usage de la liberté d'opinion, de la liberté d'exposer des options irréligieuses ou de critiquer tel ou tel aspect ou telle ou telle religion. Cette liberté doit s'exercer. Il appartient au législateur de la protéger.
Voilà comment je répondrai à cette remarque. Nous ne vivons plus dans un monde où la civilité consiste à se restreindre. Toute une partie de la société ne le fait pas, et ce, en toute légalité. Laissons donc s'exprimer les opinions, et surtout, exerçons ce droit de critique. La loi ne sanctionne que le fait de s'en prendre aux personnes et aux biens. Elle ne sanctionne pas le fait de s'en prendre à des doctrines et à des idées. Il convient de faire la différence. Il faut l'expliquer inlassablement, mais il ne suffit pas de l'expliquer. Il faut le pratiquer.
Pour résumer l'ensemble de ces questions, j'ai parcouru ce projet de loi et un aspect m'a frappée : la volonté de défendre les personnes. Cela est très important. Il convient de revenir à cet atomisme qui n'est pas un individualisme, puisqu'il n'est possible que dans le cadre d'une association politique extrêmement forte. Cette association doit sa solidité à la manière dont elle surmonte la difficulté d'envisager la fragilité. J'en ai parlé tout à l'heure avec l'exemple du professeur qui s'efforce de faire sortir, de donner de l'air, de passer par le doute, de faire en sorte que chacun soit capable de se fâcher avec lui-même pour se trouver lui-même. L'école doit reprendre toute sa dimension. Les professeurs doivent être recrutés sur le plus haut niveau possible – et ils doivent être payés en conséquence. La loi le dit : l'école est le cœur de la République. Il y a un passage à ce sujet. C'est très important. Nous ne pouvons pas nous contenter d'un formalisme de la laïcité. Cela ne fonctionne pas. Il faut que cela soit soutenu par les citoyens. La secondarité dont j'ai parlé doit être effective dans leur expérience d'élève, puis de citoyen.
Vous avez affirmé, dans votre propos liminaire, qu'il n'y avait pas de « deal » entre la République et les citoyens. Pourtant, dans ce projet de loi, nous proposons aux associations de signer un contrat d'engagement républicain. Nous employons le terme de contrat. Cela vous pose-t-il problème ?
Ma seconde question porte sur le contenu de ce contrat, qui n'est pas encore rédigé. Il se dit que ce contrat rappellera les principes républicains. Or un principe a été oublié, celui de la laïcité. Ce contrat ne comprendrait pas le principe de la laïcité, ce qui est étonnant dans une telle loi. On nous répond que cela est impossible. Pourtant, vous avez rappelé dans votre propos qu'une personne peut être catholique et laïque, musulmane et laïque ou juive et laïque.
Chère Catherine Kintzler, les débats qui se tiennent dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale se déroulent face à la tapisserie représentant L'École d'Athènes de Raphaël. Cet après-midi, mes collègues et moi avons l'impression de voir cette toile s'animer sous nos yeux.
Vous êtes philosophe et spécialiste reconnue, entre autres, de la laïcité et de l'éducation. Vous êtes notamment membre du Conseil des sages de la laïcité instauré par le ministre de l'éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Vous êtes ici en tant que spécialiste de la question. Cependant, il m'apparaît important, dans le cadre de nos travaux, que vous nous indiquiez, sur la question que je vais vous poser, à la fois votre position et celle du Conseil des sages. Je veux notamment parler des collaborateurs occasionnels du service public, en particulier dans ce lieu de l'Éducation nationale.
Le projet de loi que nous examinons est indispensable. Il est urgent. Vous avez parlé à l'instant de loi judicieuse. Si l'on veut qu'il soit compris et mis en œuvre, il doit être clair, et pour cela, il doit être complet et exhaustif.
L'article 1er est véritablement opportun. Je l'affirme. Il étend en effet l'obligation de neutralité aux organismes de droit public et de droit privé, et donc à leurs salariés, dans le cadre de l'exécution d'une mission de service public, à raison de la nature de cette mission et non en fonction desdits salariés. L'article 1er évoque même, je le cite, « les personnes sur lesquelles l'organisme de droit public ou de droit privé exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction ».
Tout d'abord, ne trouvez-vous pas un peu baroque qu'un projet de loi sur les principes de la République étende l'obligation de neutralité aux catégories que je viens de citer sans en faire de même pour celles qui participent à l'exécution d'une mission de service public sous l'égide de l'État ? Nous avons cité les accompagnateurs de sorties scolaires, mais nous aurions également pu citer les réservistes des différentes réserves, ainsi que les témoins ou les experts dans les tribunaux.
Ensuite, pouvez-vous nous rappeler en quoi la neutralité est importante au regard de l'usager du service public et de l'égalité qu'il est en droit d'attendre, et pourquoi cette importance est renforcée s'agissant des élèves des écoles ? Vous avez parlé tout à l'heure de sortir de l'assignation. Vous avez parlé de dépaysement scolaire. Ces termes m'ont beaucoup interpellé. Pouvez-vous nous en dire plus sur les consciences en cours de formation chez les élèves ?
Enfin, pouvez-vous nous dire si, selon vous, une sortie scolaire entre bien dans le champ de la mission de service public ? Ce point est important pour éclairer le débat.
Je conclus en disant, comme vous, que le terme « laïcard » a été forgé par Charles Maurras. Il est donc un peu particulier de le reprendre, mais je suis persuadé que notre collègue Annie Genevard ne le faisait absolument pas dans cet état d'esprit.
Il n'y avait bien évidemment rien de maurrassien dans cette allusion. Je me permets de le préciser.
Bien entendu. Le mot « laïcard » est effectivement employé depuis de nombreuses années par des personnes qui n'ont rien à voir avec Charles Maurras. Il convient tout de même de ne pas interdire les mots qui ont été employés, même s'ils ont été forgés à l'époque par une personnalité hautement contestable.
Merci, monsieur le président. Il n'y a pas de « deal » entre la République et les citoyens. Vous et moi n'avons pas contracté avec la République, qui est notre émanation. Nos droits ne sont pas obtenus par des groupes de pression. D'ailleurs, il me semble que les Églises ont été retirées de la liste des lobbies au mois de juin 2018. Je me demande pourquoi. Ce point mériterait d'être réexaminé.
C'est dans ce sens que j'ai utilisé l'impertinence de la notion de contrat. Il n'y a pas d'essence. Ce n'est pas parce que je paie le policier par mes impôts que celui-ci doit fermer les yeux quand je grille un feu rouge ou au contraire qu'il doit exercer sa fonction.
À l'occasion des discussions de la Révolution française sur l'instruction publique, l'on s'est demandé si les instituteurs devaient être payés par les parents. Moi qui ai beaucoup lu Condorcet, je me suis dit que ce n'était pas possible. Cela reviendrait à installer une forme de contractualisation. Au contraire, c'est la puissance publique qui doit les payer, parce que c'est elle qui ordonne l'instruction et qui la rend nécessaire. Il y a cependant contrôle des citoyens. D'ailleurs, l'école n'est pas seulement contrôlée par les parents, mais par les citoyens eux‑mêmes. Il en va de même pour tout ce que l'on appelle les services publics.
Ce projet de loi propose à des associations, et non à des citoyens, de signer un contrat d'engagement sans lequel elles ne pourraient pas recevoir de subvention publique. La question peut être posée à l'envers. Est-ce qu'il serait conforme à la neutralité et à la laïcité de la puissance publique, sous toutes ses formes, y compris dans ses composantes territoriales ? La loi s'est d'ailleurs penchée sur cette question, qui n'est pas facile à résoudre et qui est technique. Trouverions-nous normal que la puissance publique subventionne des associations qui feraient un usage de cet argent contraire à la laïcité, contraire aux principes républicains ? C'est dans ce sens qu'il convient de poser la question. Il reste du travail à engager sur ce point.
Vous avez précisé que ce contrat ne comprendrait pas le principe de laïcité. Je vous renvoie la question. En est-il ainsi ? Je n'ai pas étudié ce point avec précision.
L'intervention de M. François Cormier-Bouligeon rassemble beaucoup d'éléments. Je vous remercie de l'allusion à la tapisserie de L'École d'Athènes, mais restons modestes et parlons de l'école. Cette référence m'inspire que nous ferons beaucoup plus pour la laïcité à l'école en enseignant et en construisant les humanités modernes – mais dans l'esprit des humanités, c'est-à-dire l'esprit du lointain – qu'en faisant du prêchi-prêcha sur les valeurs, les principes de la République, en nommant des référents et en multipliant les équipes, c'est‑à‑dire en introduisant un millefeuille laïc. Celui-ci est nécessaire pour assurer la formation initiale et permanente des personnels, mais le risque est d'arriver à une forme de religion civile. La laïcité ne s'enseigne pas comme un prêche. Elle se pratique. Il existe une manière laïque d'enseigner, y compris s'agissant de ce que l'on nomme les « faits religieux ». Cela s'est toujours fait ainsi.
Lors de ma scolarité, je venais d'une petite famille d'athées, mais je connaissais tous les sacrements. Nous avions travaillé sur les guerres de religion. Il fallait faire la différence entre Luther et Calvin. L'enseignement était fait de manière très précise. C'était une manière laïque d'enseigner. Le professeur ne supposait jamais qu'il y avait, dans l'ensemble de ses élèves, des personnes qui auraient pu s'identifier à tel ou tel point. C'était de l'Histoire. L'Histoire, c'est le paradoxe : j'aurais pu y être, mais je n'y suis pas. C'est du révolu, mais qui forme notre présent. C'était dans cet esprit-là que l'enseignement était pratiqué.
Nous pouvons continuer à faire comme cela. Il est important de commencer par les religions auxquelles on ne croit plus, qui sont lointaines, plutôt que d'introduire de manière maladroite et massive des éléments auxquels les élèves sont priés de s'identifier. Il y a aussi une forme d'assignation subreptice à dire que le fait religieux est quelque chose d'universel et que les élèves ne peuvent pas y échapper. Ce n'est pas comme cela que les choses se passent. D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement de faits, mais d'une pensée et d'une mythologie, etc.
Ce sont les humanités qu'il faut reconstruire. Il faut introduire les élèves à ce dépaysement.
S'agissant des collaborateurs occasionnels du service public, j'ai donné tout à l'heure l'essentiel de mon argumentation sur ce l'on appelle les accompagnateurs scolaires. Ce qui m'intéresse, dans la démarche que vous avez rappelée, est que cette obligation de neutralité n'est pas introduite par le statut des personnes, ce qui induirait nécessairement des points de vue de division. On dira qu'il faut respecter la liberté de conscience des parents quand ils sont accompagnateurs. Dans ce cas, comment faire avec les élèves ? Il n'existe pas de solution. Au contraire, vous avez insisté sur le fait que cela avait été abordé par la nature de la mission. La question est ainsi beaucoup mieux posée. Que fait-on quand on effectue une sortie scolaire ? Il s'agit d'une activité pédagogique, d'une activité à part entière. C'est l'école qui sort, mais elle reste l'école néanmoins.
Pourquoi exclure les bénévoles de cette obligation de neutralité ? Je me pose également cette question. Cette question pourrait être élargie. Nous entendrons que nous n'en avons jamais assez avec la laïcité, qu'il faut toujours étendre les objets. C'est une objection que vous avez dû rencontrer. Mais la vie du droit est telle que les principes sont toujours valides, mais que les objets peuvent changer. Certains objets deviennent problématiques. Ils n'existaient pas auparavant. Quand l'école sollicitait du personnel pour les sorties scolaires, le problème ne se posait pas. À présent, il convient d'examiner cette question des bénévoles.
Vous m'avez demandé quelques éléments sur la conscience en formation des élèves. Pourquoi cette neutralité ? Le mot « neutralité » ne me semble pas suffisant. Il est bien sûr pertinent du point de vue juridique, mais il n'est pas suffisant du point de vue de ce qui se produit à l'école.
Il n'est pas toujours si simple d'expliquer à un enfant comment fonctionne une retenue dans une soustraction en système décimal. Ce n'est pas neutre. C'est une manière de travailler et de conduire à des propositions vraies. Il s'agit de faire comprendre à un élève que le vrai n'est pas comme la pièce de monnaie qui se trouve dans sa poche. Il ne peut pas vérifier la proposition avec un original, alors que la présence de la pièce de monnaie peut être vérifiée. Il y a une pierre de touche. Nous sommes livrés au traitement de la pensée par elle-même. La pensée est obligée de se faire face, de se prendre elle-même comme objet. Ainsi, lorsqu'on explique le fonctionnement d'une retenue dans une soustraction, on est déjà dans un domaine où on a dépassé ce que l'on appelle les compétences, l'utilité. On commence à comprendre ce qu'est un nombre. Cela est intéressant en soi, car il s'agit d'un objet libre régi par ses propres lois. Cela n'est cependant pas neutre. Le système décimal n'est pas neutre. Il possède ses propres lois, son fonctionnement et ses nécessités. Lorsque j'effectue la soustraction ou l'addition, je ne suis jamais aussi libre qu'en sachant ce que je fais.
La conscience des élèves se forme à ce moment-là. L'élève se rend compte que personne ne lui dicte ce qu'il fait ni ce qu'il pense au moment où il effectue cette opération, au moment où il a compris. Il comprend également que son camarade situé juste à côté de lui ne va pas comprendre l'opération exactement au même moment que lui, mais qu'il va le faire. Il le fera peut-être demain. Il l'a peut-être fait avant lui. C'est ainsi que se forme ce que j'appelle une petite république des lettres.
Nous en revenons aux humanismes et aux humanités. Cela constitue des consciences en formation, cela constitue un enseignement laïc. Lorsque j'aborde des élèves, ils arrivent soit ignorants – personne n'est jamais vraiment ignorant – soit imbus d'un savoir qui est partiel. Je suis ainsi obligé de les faire recommencer.
Le Bourgeois gentilhomme comporte une belle scène, où le maître de philosophie explique à M. Jourdain les voyelles et les consonnes. M. Jourdain est émerveillé, parce qu'il découvre que la langue qu'il parle tous les jours possède une existence en elle-même, qu'elle a des lois. Il découvre ce que nous appelons aujourd'hui les phonèmes, et que ces phonèmes ne s'articulent pas de la même manière. « Ah que cela est beau ! ». Molière le dit en truisme, mais il y a une grandeur dans cette scène, dont Molière se moque, mais qu'il fait tout de même exister. C'est ce genre d'effet que nous essayons de produire. C'est pour cela que nous sommes toujours un peu ridicules quand nous exposons quelque chose de ce genre, quand nous entrons dans un domaine du savoir. C'est le moment de la liberté. Il n'existe pas d'expérience plus haute de la liberté que ce genre de découverte. La preuve est que M. Jourdain, un peu plus tard dans la pièce, se précipite sur sa femme et sa servante en se disant « Mon Dieu, elles ne savent pas ça ! Comment peuvent-elles vivre sans savoir ça ? ». Et il essaie de le leur enseigner. Bien sûr, il s'emmêle les pinceaux, parce que son savoir est tout frais, qu'il est insuffisant, et Molière fait rire à ses dépens. Mais il fait rire également aux dépens de Mme Jourdain et de sa servante Nicole, qui pose des questions comme « À quoi cela sert‑il ? », « Cela va vous faire une belle jambe ! ». Mais il découvre la libéralité des objets du savoir.
Nous aurons fait beaucoup plus pour la laïcité lorsque nous aurons remis l'école sur ses rails, qu'en convoquant les élèves et en les abreuvant de bons sentiments. Ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on les détourne des discours plus puissants, des sirènes très puissantes qui leur parlent d'héroïsme, d'abnégation. Ces gourous-là, vous ne pouvez pas les faire taire. Ce qu'il faut, c'est donner un aliment qui soit capable de leur résister. Il faut fournir à ces élèves des nourritures fortes, choisies.
Monsieur François Cormier-Bouligeon, vous m'avez interrogée sur la position du Conseil des sages de la laïcité. Vous comprendrez que je n'ai pas à l'exprimer sur des questions actuellement en discussion. Je ne représente ici que moi-même. D'ailleurs, je vous remercie de m'avoir invitée sur ce fondement. C'est aussi, pour moi, une illustration d'un point que j'ai abordé, à savoir que la République a d'abord affaire à des personnes, à des singularités. Ce sont ces singularités qui s'associent et c'est cette association, qui n'est pas une adhésion de croyance une fois pour toutes, qui rend la chose solide. Mais cela repose sur des bases fragiles qu'il faut sans cesse entretenir, parce que c'est un consentement raisonné de tous les jours, de tous les instants. Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de dire cela.
Merci d'avoir contribué à nos travaux, d'avoir éclairé nos réflexions et nos futurs travaux législatifs puisque, comme vous le savez, après le temps du Gouvernement, qui présente le projet de loi, vient le temps du Parlement. La semaine prochaine, nous étudierons les articles et les nombreux amendements qui ont été déposés par les collègues députés, avant de le faire à nouveau en séance à partir du 1er février.
J'ai vu que deux amendements ont été déposés sur la question des immeubles de rapport. Je n'ai pas non plus abordé cette question.
Elle a été abordée de nombreuses fois par de nombreuses personnes auditionnées, en pour comme en contre, même si ceux qui l'ont demandée oublient parfois de la défendre, alors que certains expriment leur point de vue défavorable.
La séance est levée à dix-huit heures trente.
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la République
Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 17 heures
Présents. – Mme Géraldine Bannier, M. Belkhir Belhaddad, M. Jean-Jacques Bridey, Mme Marie-George Buffet, M. Francis Chouat, M. Alexis Corbière, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Jean-François Eliaou, Mme Annie Genevard, M. Ludovic Mendes, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Valérie Oppelt, M. Stéphane Peu, M. François de Rugy, M. Guillaume Vuilletet