Intervention de Catherine Kintzler

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 17h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Catherine Kintzler :

Merci, monsieur le président. Il n'y a pas de « deal » entre la République et les citoyens. Vous et moi n'avons pas contracté avec la République, qui est notre émanation. Nos droits ne sont pas obtenus par des groupes de pression. D'ailleurs, il me semble que les Églises ont été retirées de la liste des lobbies au mois de juin 2018. Je me demande pourquoi. Ce point mériterait d'être réexaminé.

C'est dans ce sens que j'ai utilisé l'impertinence de la notion de contrat. Il n'y a pas d'essence. Ce n'est pas parce que je paie le policier par mes impôts que celui-ci doit fermer les yeux quand je grille un feu rouge ou au contraire qu'il doit exercer sa fonction.

À l'occasion des discussions de la Révolution française sur l'instruction publique, l'on s'est demandé si les instituteurs devaient être payés par les parents. Moi qui ai beaucoup lu Condorcet, je me suis dit que ce n'était pas possible. Cela reviendrait à installer une forme de contractualisation. Au contraire, c'est la puissance publique qui doit les payer, parce que c'est elle qui ordonne l'instruction et qui la rend nécessaire. Il y a cependant contrôle des citoyens. D'ailleurs, l'école n'est pas seulement contrôlée par les parents, mais par les citoyens eux‑mêmes. Il en va de même pour tout ce que l'on appelle les services publics.

Ce projet de loi propose à des associations, et non à des citoyens, de signer un contrat d'engagement sans lequel elles ne pourraient pas recevoir de subvention publique. La question peut être posée à l'envers. Est-ce qu'il serait conforme à la neutralité et à la laïcité de la puissance publique, sous toutes ses formes, y compris dans ses composantes territoriales ? La loi s'est d'ailleurs penchée sur cette question, qui n'est pas facile à résoudre et qui est technique. Trouverions-nous normal que la puissance publique subventionne des associations qui feraient un usage de cet argent contraire à la laïcité, contraire aux principes républicains ? C'est dans ce sens qu'il convient de poser la question. Il reste du travail à engager sur ce point.

Vous avez précisé que ce contrat ne comprendrait pas le principe de laïcité. Je vous renvoie la question. En est-il ainsi ? Je n'ai pas étudié ce point avec précision.

L'intervention de M. François Cormier-Bouligeon rassemble beaucoup d'éléments. Je vous remercie de l'allusion à la tapisserie de L'École d'Athènes, mais restons modestes et parlons de l'école. Cette référence m'inspire que nous ferons beaucoup plus pour la laïcité à l'école en enseignant et en construisant les humanités modernes – mais dans l'esprit des humanités, c'est-à-dire l'esprit du lointain – qu'en faisant du prêchi-prêcha sur les valeurs, les principes de la République, en nommant des référents et en multipliant les équipes, c'est‑à‑dire en introduisant un millefeuille laïc. Celui-ci est nécessaire pour assurer la formation initiale et permanente des personnels, mais le risque est d'arriver à une forme de religion civile. La laïcité ne s'enseigne pas comme un prêche. Elle se pratique. Il existe une manière laïque d'enseigner, y compris s'agissant de ce que l'on nomme les « faits religieux ». Cela s'est toujours fait ainsi.

Lors de ma scolarité, je venais d'une petite famille d'athées, mais je connaissais tous les sacrements. Nous avions travaillé sur les guerres de religion. Il fallait faire la différence entre Luther et Calvin. L'enseignement était fait de manière très précise. C'était une manière laïque d'enseigner. Le professeur ne supposait jamais qu'il y avait, dans l'ensemble de ses élèves, des personnes qui auraient pu s'identifier à tel ou tel point. C'était de l'Histoire. L'Histoire, c'est le paradoxe : j'aurais pu y être, mais je n'y suis pas. C'est du révolu, mais qui forme notre présent. C'était dans cet esprit-là que l'enseignement était pratiqué.

Nous pouvons continuer à faire comme cela. Il est important de commencer par les religions auxquelles on ne croit plus, qui sont lointaines, plutôt que d'introduire de manière maladroite et massive des éléments auxquels les élèves sont priés de s'identifier. Il y a aussi une forme d'assignation subreptice à dire que le fait religieux est quelque chose d'universel et que les élèves ne peuvent pas y échapper. Ce n'est pas comme cela que les choses se passent. D'ailleurs, il ne s'agit pas seulement de faits, mais d'une pensée et d'une mythologie, etc.

Ce sont les humanités qu'il faut reconstruire. Il faut introduire les élèves à ce dépaysement.

S'agissant des collaborateurs occasionnels du service public, j'ai donné tout à l'heure l'essentiel de mon argumentation sur ce l'on appelle les accompagnateurs scolaires. Ce qui m'intéresse, dans la démarche que vous avez rappelée, est que cette obligation de neutralité n'est pas introduite par le statut des personnes, ce qui induirait nécessairement des points de vue de division. On dira qu'il faut respecter la liberté de conscience des parents quand ils sont accompagnateurs. Dans ce cas, comment faire avec les élèves ? Il n'existe pas de solution. Au contraire, vous avez insisté sur le fait que cela avait été abordé par la nature de la mission. La question est ainsi beaucoup mieux posée. Que fait-on quand on effectue une sortie scolaire ? Il s'agit d'une activité pédagogique, d'une activité à part entière. C'est l'école qui sort, mais elle reste l'école néanmoins.

Pourquoi exclure les bénévoles de cette obligation de neutralité ? Je me pose également cette question. Cette question pourrait être élargie. Nous entendrons que nous n'en avons jamais assez avec la laïcité, qu'il faut toujours étendre les objets. C'est une objection que vous avez dû rencontrer. Mais la vie du droit est telle que les principes sont toujours valides, mais que les objets peuvent changer. Certains objets deviennent problématiques. Ils n'existaient pas auparavant. Quand l'école sollicitait du personnel pour les sorties scolaires, le problème ne se posait pas. À présent, il convient d'examiner cette question des bénévoles.

Vous m'avez demandé quelques éléments sur la conscience en formation des élèves. Pourquoi cette neutralité ? Le mot « neutralité » ne me semble pas suffisant. Il est bien sûr pertinent du point de vue juridique, mais il n'est pas suffisant du point de vue de ce qui se produit à l'école.

Il n'est pas toujours si simple d'expliquer à un enfant comment fonctionne une retenue dans une soustraction en système décimal. Ce n'est pas neutre. C'est une manière de travailler et de conduire à des propositions vraies. Il s'agit de faire comprendre à un élève que le vrai n'est pas comme la pièce de monnaie qui se trouve dans sa poche. Il ne peut pas vérifier la proposition avec un original, alors que la présence de la pièce de monnaie peut être vérifiée. Il y a une pierre de touche. Nous sommes livrés au traitement de la pensée par elle-même. La pensée est obligée de se faire face, de se prendre elle-même comme objet. Ainsi, lorsqu'on explique le fonctionnement d'une retenue dans une soustraction, on est déjà dans un domaine où on a dépassé ce que l'on appelle les compétences, l'utilité. On commence à comprendre ce qu'est un nombre. Cela est intéressant en soi, car il s'agit d'un objet libre régi par ses propres lois. Cela n'est cependant pas neutre. Le système décimal n'est pas neutre. Il possède ses propres lois, son fonctionnement et ses nécessités. Lorsque j'effectue la soustraction ou l'addition, je ne suis jamais aussi libre qu'en sachant ce que je fais.

La conscience des élèves se forme à ce moment-là. L'élève se rend compte que personne ne lui dicte ce qu'il fait ni ce qu'il pense au moment où il effectue cette opération, au moment où il a compris. Il comprend également que son camarade situé juste à côté de lui ne va pas comprendre l'opération exactement au même moment que lui, mais qu'il va le faire. Il le fera peut-être demain. Il l'a peut-être fait avant lui. C'est ainsi que se forme ce que j'appelle une petite république des lettres.

Nous en revenons aux humanismes et aux humanités. Cela constitue des consciences en formation, cela constitue un enseignement laïc. Lorsque j'aborde des élèves, ils arrivent soit ignorants – personne n'est jamais vraiment ignorant – soit imbus d'un savoir qui est partiel. Je suis ainsi obligé de les faire recommencer.

Le Bourgeois gentilhomme comporte une belle scène, où le maître de philosophie explique à M. Jourdain les voyelles et les consonnes. M. Jourdain est émerveillé, parce qu'il découvre que la langue qu'il parle tous les jours possède une existence en elle-même, qu'elle a des lois. Il découvre ce que nous appelons aujourd'hui les phonèmes, et que ces phonèmes ne s'articulent pas de la même manière. « Ah que cela est beau ! ». Molière le dit en truisme, mais il y a une grandeur dans cette scène, dont Molière se moque, mais qu'il fait tout de même exister. C'est ce genre d'effet que nous essayons de produire. C'est pour cela que nous sommes toujours un peu ridicules quand nous exposons quelque chose de ce genre, quand nous entrons dans un domaine du savoir. C'est le moment de la liberté. Il n'existe pas d'expérience plus haute de la liberté que ce genre de découverte. La preuve est que M. Jourdain, un peu plus tard dans la pièce, se précipite sur sa femme et sa servante en se disant « Mon Dieu, elles ne savent pas ça ! Comment peuvent-elles vivre sans savoir ça ? ». Et il essaie de le leur enseigner. Bien sûr, il s'emmêle les pinceaux, parce que son savoir est tout frais, qu'il est insuffisant, et Molière fait rire à ses dépens. Mais il fait rire également aux dépens de Mme Jourdain et de sa servante Nicole, qui pose des questions comme « À quoi cela sert‑il ? », « Cela va vous faire une belle jambe ! ». Mais il découvre la libéralité des objets du savoir.

Nous aurons fait beaucoup plus pour la laïcité lorsque nous aurons remis l'école sur ses rails, qu'en convoquant les élèves et en les abreuvant de bons sentiments. Ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on les détourne des discours plus puissants, des sirènes très puissantes qui leur parlent d'héroïsme, d'abnégation. Ces gourous-là, vous ne pouvez pas les faire taire. Ce qu'il faut, c'est donner un aliment qui soit capable de leur résister. Il faut fournir à ces élèves des nourritures fortes, choisies.

Monsieur François Cormier-Bouligeon, vous m'avez interrogée sur la position du Conseil des sages de la laïcité. Vous comprendrez que je n'ai pas à l'exprimer sur des questions actuellement en discussion. Je ne représente ici que moi-même. D'ailleurs, je vous remercie de m'avoir invitée sur ce fondement. C'est aussi, pour moi, une illustration d'un point que j'ai abordé, à savoir que la République a d'abord affaire à des personnes, à des singularités. Ce sont ces singularités qui s'associent et c'est cette association, qui n'est pas une adhésion de croyance une fois pour toutes, qui rend la chose solide. Mais cela repose sur des bases fragiles qu'il faut sans cesse entretenir, parce que c'est un consentement raisonné de tous les jours, de tous les instants. Je vous remercie de m'avoir donné l'occasion de dire cela.

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