Intervention de Catherine Kintzler

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 17h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Catherine Kintzler :

Je commence par votre question, M. Chouat. À mon avis, cette loi a un effet politique. En effet, nous pouvons constater que nos concitoyens musulmans se divisent. Ils se divisent de manière politique, de manière rationnelle, et nous réalisons qu'il est une insulte de les amalgamer, de les coaliser autour de ce que cette religion a de plus réactionnaire et de ses dérives totalitaristes. Cet effet politique m'a beaucoup frappée. On ne souligne d'ailleurs pas assez que les attentats islamistes font beaucoup de victimes dans les pays musulmans. Ils s'en prennent à des pays où l'islam est religion officielle. Ils n'en ont jamais assez. Nous ne leur ressemblerons jamais assez. Il s'agit d'une entreprise d'uniformisation totale, qui n'épargne aucun secteur de la vie et des mœurs.

S'agissant de mon point de vue sur l'effet de la loi sur le citoyen, vous m'avez demandé mon sentiment sur les deux blocs, le républicain et l'émiettement de la société. L'objet politico-juridique que vous appelez « raffermir » ou « conforter les principes républicains » est de toujours rappeler aux citoyens qu'ils peuvent sortir de l'assignation, que l'assignation n'est pas quelque chose de naturel. Nous sommes tous assignés, acculturés dans un milieu. J'en profite pour répondre à la question sur l'école. L'école est aussi le moment où l'on sort de l'assignation, où un dépaysement s'opère. Lorsque vous êtes professeur, votre première tâche n'est pas de renvoyer les élèves à ce qu'ils sont ou à ce que l'on croit qu'ils sont, mais d'essayer de les faire sortir et de leur montrer qu'il existe un ailleurs. Tous les professeurs ont cette expérience, que j'appelle le dépaysement scolaire.

L'instruction à la famille ne permet pas ce dépaysement. S'agissant de ma réticence à cette idée, je pense qu'éduquer signifie faire sortir. Bien sûr, les classes regroupent des élèves d'origines sociales différentes et d'origines différentes. Pourquoi les fixer à cela ? Je suis fille d'immigré. La sœur de mon père, ma tante – c'est une famille italienne – aimait l'école. Elle m'a expliqué qu'elle se sentait bien à l'école, car au fond, elle n'était pas la fille de la famille. Elle n'était pas renvoyée à sa condition. Elle vivait ainsi une double vie, d'une certaine manière.

Ce dépaysement est une élévation. Ce n'est pas non plus une réconciliation avec soi‑même. C'est un parcours dans lequel on se fâche avec soi-même. Pour démontrer que deux angles opposés par le sommet sont égaux, il faut d'abord en douter. Il faut d'abord se fâcher avec soi-même. Tout ce chemin, auquel vous avez fait allusion, est effectué par le professeur avec ses élèves. S'il ne se fait pas en lui, il ne se fait pas en eux. Le fait de sortir de l'assignation n'est pas une obligation, mais une possibilité. Le citoyen n'apparaît qu'à partir du moment où il est capable de prendre ses distances avec ce que l'on croit qu'il est, quitte à renouer avec cette identité, mais de manière seconde. C'est la secondarité qui va caractériser à la fois l'élève, le professeur et le citoyen. Nous ne sommes jamais directement assignés. Nous ne sommes jamais directement ce que l'on nous dit que nous sommes.

Cette loi aborde cette question de manière juridique. Elle comprend des points très techniques, notamment sur la question de la polygamie, qui est très compliquée. Je l'ai lue et je dois dire que je me suis perdue en route, mais au moins, il est établi que ce qui est amené comme quelque chose de naturel doit être remis en question. De la même manière, la loi ne se présente pas comme une loi de défense des valeurs républicaines, mais des principes républicains. Je suis très sensible à cet intitulé.

Quand j'ai dit que j'étais attachée à la liberté dans l'enseignement, c'était une manière de lire Condorcet, qui a toujours été attaché à la liberté de l'enseignement. Il avance l'argument suivant : s'il y a monopole de l'instruction par l'État, alors la liberté de l'enseignement s'effondre nécessairement au vu de la nature de cette activité. La concurrence entre réseaux est indispensable. Il maintient cette idée de l'instruction privée, à domicile.

Cela s'inscrit dans une lutte que j'ai menée dans les années 1980, où j'ai vu le moment où l'école n'était plus sommée de faire sortir les élèves et de les dépayser, mais au contraire de les renvoyer constamment à leur être supposé. Je me suis dit que, si les programmes nationaux et les examens nationaux ne tenaient pas bien les choses, l'instruction deviendrait une éducation obligatoire. Elle constituerait alors un outil très puissant pour un pouvoir politique qui imposerait ses vues. Les choses ont changé depuis. L'instruction à la maison est devenue un outil au service d'une forme d'enfermement et de totalitarisme. Je ne vais donc pas partir en guerre contre cette disposition.

S'agissant des accompagnateurs scolaires, j'ai également coécrit et signé un texte pour demander que ces accompagnateurs scolaires soient tenus de protéger la liberté de conscience des élèves. En effet, l'école n'est pas faite pour les parents, mais pour les élèves. Ce n'est pas aux parents que l'on propose une sortie, même s'ils ont bien du mérite de l'accompagner. D'ailleurs, il ne s'agit pas nécessairement de parents. Le chef d'établissement peut choisir d'autres personnes que des parents. Nous n'abordons pas la question dans le bon sens si nous nous posons la question du statut des personnes. Il convient de poser la question de la nature de l'activité. L'école reste l'école. C'est une activité pédagogique. Qu'elle soit dans les murs ou hors les murs, l'école est tenue d'assurer la protection de la liberté de conscience des élèves. Que dirait-on si un accompagnateur se présentait avec un t-shirt vantant La Manif Pour Tous ou bien des positions autres que celles que nous avons évoquées ?

Lorsque je collaborais avec le Haut Conseil à l'intégration dans les années 2010, les associations de parents d'élèves arguaient qu'il fallait laisser les accompagnateurs porter le voile et les signes religieux. Je leur ai demandé ce qu'ils diraient si les élèves étaient accompagnés par des messieurs portant une kippa. Elles m'ont vivement répondu qu'elles ne l'admettraient pas. C'était donc à sens unique. Je leur ai demandé pourquoi elles ne l'admettraient pas. J'ai obtenu une réponse très intéressante : « De toute façon, cela ne se produira pas. » Je leur ai demandé pourquoi. Elles m'ont répondu : « Parce que ce n'est pas l'affaire des hommes. » Comme si c'était l'affaire des mères exclusivement. Comme vous le voyez, il y a quelque chose de choquant. Il semble que ces bénévoles extérieurs soient d'abord des parents – alors que ce n'est pas obligatoire – et plus particulièrement des mères. Pourquoi serait-ce une fonction maternelle ? Pourquoi importer dans l'école cette notion et faire de l'école quelque chose de maternisant ? Le modèle familialiste n'est pas adéquat dans l'activité scolaire.

En outre, il faut quand même rappeler que ces accompagnateurs n'ont pas à traiter les enfants d'autrui comme s'ils étaient les leurs. Réciproquement, nous avons entendu les développements selon lesquels les enfants seraient humiliés si l'on demandait à leur maman d'enlever tel ou tel signe religieux. Or les accompagnateurs ont à traiter leurs propres enfants comme s'ils étaient ceux d'autrui.

Je voudrais tout de même revenir sur cet argument du dépaysement. Après tout, pourquoi enfermer quelqu'un dans un rôle de maman voilée ? Est-ce que cela doit la poursuivre toute sa vie ? Est-ce que la respiration laïque, justement, ne consiste pas à offrir à des personnes – puisque nous raisonnons en termes d'offre – des moments où elles vivent précisément autre chose, où elles peuvent être autres. À l'argument du petit garçon qui craint que l'on demande à sa maman de retirer son voile, il convient de répondre que ce garçon va découvrir que sa maman n'est pas seulement sa maman. C'est aussi une citoyenne. Il faut aussi voir les choses du côté positif, du côté de la respiration laïque. Croire qu'une femme voilée serait incapable de comprendre cela revient à l'enfermer et à la mépriser. Voilà comment je répondrais à la question des accompagnateurs de sorties scolaires.

Il me semble également qu'il existe un argument valable aux yeux des législateurs que vous êtes. Ces accompagnateurs se substituent à des personnels dont nous ne disposons pas. Si les écoles disposaient de personnels en nombre suffisant et formés pour cela, ces sorties scolaires seraient assurées par les personnels de l'Éducation nationale. Ces derniers seraient alors astreints, en tant que personnels d'un service public, au principe de laïcité. Ces accompagnements constituent ainsi une manière d'appuyer la République. Or nous n'appuyons pas la République en important cela au sein de l'école et en renonçant à la respiration laïque.

Enfin, madame Bannier, vous m'avez interrogée sur la perception de l'inégalité sociale. Je pense vous avoir répondu sur l'expérience du professeur. Notre travail, en tant que professeurs, est de faire en sorte que le fils ou la fille de médecin, de cadre et d'ouvrier se sente à égalité. Je donne l'exemple de la langue. Tous parlent une langue spontanée qui s'avère très éloignée de celle que l'on enseigne à l'école. Il convient donc d'enseigner le français comme s'il s'agissait d'une langue étrangère. D'ailleurs, les élèves adorent jouer avec la langue. Ils adorent les subjonctifs, les passés simples, etc. Leur attitude est tout le contraire de ce que l'on croit. Les professeurs en ont tous fait l'expérience.

Mme Genevard m'a demandé mon sentiment sur l'espace public. Le nettoyage des signes religieux dans la rue constitue un nettoyage, mais pas un nettoyage laïc. Je ne reprendrai pas le terme « laïcard », dont vous ne connaissez que trop l'origine. Il ne peut pas me convenir. Cependant, à quoi bon la laïcité s'il s'agit précisément de faire obstacle à ce que j'ai nommé la respiration ? Nous ne nous associons pas pour être égaux, mais nous nous rendons égaux pour être libres et pour pouvoir faire de cette liberté quelque chose de possible. De la même manière, nous ne nous associons pas pour être laïcs, mais nous demandons à la puissance publique d'assurer la laïcité pour jouir des libertés, dans le cadre du droit commun et à égalité.

Vous dites que cet espace est de plus en plus occupé par des signes religieux. Certes, mais la réciproque est possible. Ce point est politiquement vécu de manière très conflictuelle. Qu'est-ce qui m'empêche de critiquer ce qui ne me plaît pas ? C'est la même liberté. Si je fronce le sourcil devant un signe religieux, alors je vais m'entendre dire que je suis intolérante, que je n'aime pas les religions, etc. Cependant, l'opinion irréligieuse est tout aussi libre de s'exprimer que l'affichage religieux. Il faut en faire usage.

Il se trouve que la presse satirique en fait usage. À quel prix ? Il se trouve que l'on peut impunément afficher une option ultra réactionnaire politico-religieuse. Or dès que l'on caricature cette option et que l'on s'en prend à elle, on devient un affreux réactionnaire. Comme le disait mon ami Henri Peña-Ruiz dans l'un de ces récents articles, la simple publication d'un dessin vous vaut décapitation.

Ce n'est pas en pourchassant les signes religieux que l'on résout la question. Il serait anti-laïc et liberticide de le faire. Au contraire, il faut rétablir la liberté d'expression. Bien sûr, nous entendons dire qu'il existe une certaine discrétion dans les mœurs, mais nous n'en sommes plus là. Il faut pouvoir soutenir l'existence de la liberté d'expression dans le cadre du droit commun. La liberté d'expression n'a jamais été absolue. Elle a toujours été encadrée par un droit qui vaut pour tous, mais il faut faire usage de cette critique. Il faut faire usage de la liberté d'opinion, de la liberté d'exposer des options irréligieuses ou de critiquer tel ou tel aspect ou telle ou telle religion. Cette liberté doit s'exercer. Il appartient au législateur de la protéger.

Voilà comment je répondrai à cette remarque. Nous ne vivons plus dans un monde où la civilité consiste à se restreindre. Toute une partie de la société ne le fait pas, et ce, en toute légalité. Laissons donc s'exprimer les opinions, et surtout, exerçons ce droit de critique. La loi ne sanctionne que le fait de s'en prendre aux personnes et aux biens. Elle ne sanctionne pas le fait de s'en prendre à des doctrines et à des idées. Il convient de faire la différence. Il faut l'expliquer inlassablement, mais il ne suffit pas de l'expliquer. Il faut le pratiquer.

Pour résumer l'ensemble de ces questions, j'ai parcouru ce projet de loi et un aspect m'a frappée : la volonté de défendre les personnes. Cela est très important. Il convient de revenir à cet atomisme qui n'est pas un individualisme, puisqu'il n'est possible que dans le cadre d'une association politique extrêmement forte. Cette association doit sa solidité à la manière dont elle surmonte la difficulté d'envisager la fragilité. J'en ai parlé tout à l'heure avec l'exemple du professeur qui s'efforce de faire sortir, de donner de l'air, de passer par le doute, de faire en sorte que chacun soit capable de se fâcher avec lui-même pour se trouver lui-même. L'école doit reprendre toute sa dimension. Les professeurs doivent être recrutés sur le plus haut niveau possible – et ils doivent être payés en conséquence. La loi le dit : l'école est le cœur de la République. Il y a un passage à ce sujet. C'est très important. Nous ne pouvons pas nous contenter d'un formalisme de la laïcité. Cela ne fonctionne pas. Il faut que cela soit soutenu par les citoyens. La secondarité dont j'ai parlé doit être effective dans leur expérience d'élève, puis de citoyen.

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