Intervention de Bernard Rougier

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 18h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Bernard Rougier, professeur en sociologie à l'Université Paris 3-Sorbonne-Nouvelle :

Merci, monsieur le président. Mesdames et messieurs les députés, mon propos introductif sera bref. Au travers de l'ouvrage Les Territoires conquis de l'islamisme, mon équipe et moi-même avons souhaité établir un diagnostic. Cette équipe réduite s'est attachée à travailler sur les quartiers populaires afin d'analyser les formes de discours et de pratiques diffusées dans ceux-ci, habités par des populations souvent originaires du Maghreb ou de l'Afrique subsaharienne.

Nous souhaitions éviter deux écueils qui, à mon sens, nous empêchent de disposer d'une bonne vision de la situation et d'établir un diagnostic aussi fidèle et juste que possible de la réalité sociale. La première posture à éviter est le déni, qui consiste à dire que rien ne se passe dans ces quartiers et que les attentats terroristes étaient produits par des loups solitaires. Nous avons essayé, au travers de notre démarche sociologique, de démontrer, en étudiant la socialisation d'individus, que ceux-ci avaient été influencés par telle structure, telle mosquée, tel discours, telle exposition à telle influence. Nous nous sommes ainsi efforcés de restituer le contexte sociologique. Le second écueil est l'hystérisation, la peur, l'accusation d'une société faisant face à une invasion islamique. Cette hystérisation a en effet souvent monopolisé le débat sur ce type de phénomène, notamment à l'extrême droite. Nous avons donc procédé de manière empirique pour comprendre, et en premier lieu savoir ce qu'il se passait.

Au travers de terrains choisis de manière aléatoire, nous avons identifié des écosystèmes cohérents, au sein desquels nous retrouvions les mêmes perceptions de la société française, ainsi qu'une salafisation de la prédication religieuse musulmane. Nous en avons recensé de très nombreux exemples.

Le salafisme est souvent défini comme le retour à l'islam des origines. Évidemment, personne ne sait à quoi ressemblait cet islam ; il s'agit donc d'une construction intellectuelle idéologique. Ce mouvement repose en outre essentiellement sur la tradition prophétique, c'est-à-dire les hadiths, paroles et comportement attribués au Prophète, mais en réalité reconstitués 150 ans après sa mort. L'un de ces hadiths très explicites porte en arabe le titre de « L'imitation de l'Occident ». Un hadith attribué au Prophète de l'islam indiquerait ainsi qu'en adhérant aux institutions de la société dans laquelle il vit, le croyant devient membre de ce peuple, et perdrait donc sa qualité de musulman. Nous avons constaté ce type de catégorisation dans la prédication et les conversations.

L'on retrouve également une littérature inspirée du salafisme, voire directement traduite de ce mouvement, dans la plupart des librairies islamiques. Le travail conduit par Anne-Laure Zwilling démontre ainsi que quantitativement, la littérature proposée dans ces librairies est essentiellement une littérature salafiste traduite. L'une des conclusions auxquelles nous avons abouti est celle d'une France traduite en catégories religieuses. Lors d'incidents, nous entendons souvent affirmer que tel ou tel jeune importe le conflit israélo-palestinien en France ; il ne s'agit pas ici uniquement de ce conflit, mais de l'importation en France de l'ensemble des catégories de classement, de jugement et de perception du salafisme, principalement saoudien ou moyen-oriental. Ainsi, la réalité institutionnelle et sociale française devient une réalité traduite.

Cette tendance est naturellement accompagnée par un mouvement d'apprentissage de l'arabe dans les mosquées, qui concerne à la fois la langue arabe et la religion dans sa version salafiste, rigoriste et littéraliste. En effet, les manuels d'apprentissage sont des ouvrages saoudiens, les exemples sont essentiellement pris dans le corpus des hadiths. En outre, en apprenant ainsi la langue arabe, l'on apprend aussi d'une certaine manière à se définir et à définir autrui.

Nous nous sommes attachés à essayer de comprendre les modes de diffusion de cette idéologie, les raisons de la salafisation d'une partie de la prédication en France, ainsi que la grande difficulté de ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce mouvement à l'affronter et à la dénoncer au plan local.

Les éléments d'explication sont très nombreux. Ce phénomène touche principalement la jeunesse, avec un vrai clivage générationnel entre l'islam des parents, du « bled », et celui des adolescents. D'une certaine manière, il s'agit d'une sorte de révolution adolescente, où des jeunes gens ont remis en cause la pratique religieuse de leurs parents, allant même jusqu'à déclarer qu'ils ne les considéraient même plus comme musulmans.

Que s'est-il passé pour arriver à ce résultat ? Je pense que comprendre cette évolution implique de prendre en compte la diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite au cours de la décennie 1990, après la guerre du Golfe de 1990-1991. En effet, le soutien à Saddam Hussein des opinions arabes et d'une population d'origine arabe en Europe, contre les émirats du Golfe, a entraîné de la part de l'Arabie Saoudite un effort de contrôle des populations qui lui étaient hostiles. Cet effort a pris la forme de construction de mosquées et de financements. En outre, la crise algérienne de la décennie noire des années 1990 s'est conclue en 1999 par une amnistie entre Abdelaziz Bouteflika et les éléments armés du groupe islamique armé (GIA). Il est intéressant de relever que la médiation entre le régime et les combattants a été accomplie par des membres de l'institution religieuse saoudienne, qui ont notamment intimé aux combattants de ne pas faire couler le sang en terre musulmane, les invitant donc à porter leurs actions terroristes plus au nord – donc en Italie, en Espagne, en France. Ces combattants devaient toutefois prendre des précautions : appeler au préalable la population à se convertir, éviter de toucher des populations civiles, etc. L'art de la rhétorique permet de fixer des conditions qui rendent l'action presque impossible, tout en décourageant les actions touchant les populations musulmanes et en appelant les terroristes à opérer plus au nord. De plus, en échange du renoncement au combat, une partie des acteurs issus de cet islamisme djihadiste radical a occupé des positions d'influence dans le champ culturel et religieux algérien. Du fait de l'intimité de la relation franco-algérienne, ces transactions ont aussi affecté une partie de la population française d'origine algérienne sur le territoire.

S'y ajoute la survalorisation du pèlerinage dans les mouvements salafistes. Le pèlerinage est l'un des piliers de l'islam, mais le salafisme préconise de le pratiquer à plusieurs reprises, voire plusieurs fois par an. Or, l'exposition à un certain type d'islam à La Mecque et à Médine a conduit des jeunes à revenir en France avec des catégories religieuses apprises dans la péninsule arabique, pour répandre ce qu'ils appellent « le véritable islam ». Nous avons en outre constaté au cours des années 1990 et jusqu'en 2011 une diplomatie, une invitation permanente, une vraie noria de plusieurs oulémas  docteurs de la loi  saoudiens ou non, mais dans tous les cas salafistes, dans les mosquées de France. Les jeunes sont également tentés par le prestige de l'acquisition d'un diplôme à l'université de Médine, celle-ci ayant joué un très grand rôle dans la propagation de cette forme d'islam dans les sociétés africaines, au Maghreb, en Europe, au sein du continent sud-asiatique, etc.

Plusieurs instruments et un contexte expliquent donc que cette révolution salafiste se soit imposée tant dans le monde musulman qu'auprès des personnes d'origine musulmane dans les sociétés européennes. Nous constatons un phénomène très classique en sociologie, qui remonte à la sociologie de la communication de Paul Lazarsfeld et même à Gabriel Tarde : vous avez d'autant plus de chances d'adopter cette croyance que celle-ci est confirmée par diverses sources d'autorité. Ainsi, si l'imam de quartier dénonce telle ou telle pratique ou considère que la femme, comme le dit un hadith, est « le combustible de l'enfer » et qu'elle doit toujours obéir à son mari, que cette conception est répétée par des camarades, des livres proposés par la librairie islamique, l'imam du bled et Google, un processus d'objectivation se met en place. Certains jeunes, en particulier, peuvent considérer que cette vision est l'islam.

Cette offensive idéologique s'opère dans un contexte particulier qui est celui du chômage de masse, de la désindustrialisation, ainsi que de la crise des instruments d'intégration – surtout à gauche – qui ont joué un rôle très important dans l'intégration des étrangers dans la société française. De plus, le contexte mondialisé, de crise sociale et économique que vous connaissez parfaitement, a facilité le travail de ces entrepreneurs, qui ont diffusé cette conception dans les quartiers pour resocialiser, en quelque sorte, une partie de la population qui était déscolarisée ou sans emploi. Ces acteurs ont des ressources et cherchent à conquérir de l'influence, des positions auprès de cette population.

J'ajouterais pour finir qu'il existe une sorte de consensus entre l'islamisme des régimes politiques du sud de la Méditerranée et l'islamisme d'opposition. Les uns et les autres étaient d'accord, au fond, pour éviter que cette population d'origine arabe ne devienne un vecteur de démocratisation du nord vers le sud. L'enfermer autant que possible dans une identité religieuse, conservatrice et littéraliste faisait donc aussi bien les affaires des gouvernements que des mouvements d'opposition.

Je pourrai développer au cours de la discussion la description des écosystèmes, les relations entre les différents acteurs, ainsi que les mouvements qui composent ce tissu associatif.

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