Intervention de Bernard Rougier

Réunion du vendredi 15 janvier 2021 à 18h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Bernard Rougier, professeur en sociologie à l'Université Paris 3-Sorbonne-Nouvelle :

Vous avez absolument raison. Je pense qu'il y a de l'entrisme et qu'il ne s'agit pas seulement d'obtenir une communauté qui serait immunisée contre les lois de la République et qui garderait ses propres lois dans son entre-soi. Différents courants cherchent à exercer leur influence, notamment en passant des alliances avec la mouvance dite « décoloniale » pour disqualifier les institutions de la République, caricaturer l'État comme étant une institution organiquement raciste, discréditer la mémoire et la légitimité. Au travers d'institutions syndicales, politiques, locales, ils tentent de transformer la loi, ou en tout cas de dénoncer la laïcité comme un instrument d'oppression supprimant la liberté des individus et des groupes, cherchant à imposer un modèle et à lutter contre le pluralisme, le tout en s'appuyant sur les médias anglo-saxons.

Il s'agit d'une stratégie tout à fait consciente, que l'on retrouve en particulier chez les Frères musulmans. Je l'ai observée à travers certains journaux de journalistes « amis », dans des descriptions de certaines situations. Ils reviennent ensuite à des textes en anglais pour décrire la situation en France, avec la spécificité américaine et en entretenant le malentendu. En effet, en Amérique, l'État est vu comme la source du mal et la tradition américaine est de protéger la société contre l'État, alors que l'équation française est de protéger l'État contre la société. Avec Jean Bodin, la souveraineté et la loi civile, donc politique, mettent fin aux affrontements des protestants et des catholiques au nom de leurs croyances. La vraie valeur de la laïcité vient ainsi prendre racine dans la souveraineté, qui met fin aux guerres de religion. Ce discours, cette attitude américaine se combine avec la mouvance décoloniale très puissante au sein de certains campus américains, qui vient considérer que toute institution et tout savoir occidental est invalidé par la race de celui qui le produit. Cette tradition et ce mouvement idéologique se confondent pour discréditer le modèle institutionnel français.

La grande difficulté est qu'il existe à la fois des réseaux intellectuels, des intellectuels islamistes, un discours parfaitement rôdé sur les valeurs du libéralisme et de la démocratie culturelle, une mise en accusation systématique des institutions et du passé historique de la France relayée dans les quartiers par des dispositifs religieux, etc. C'est une vraie machine idéologique face à laquelle nous ne pouvons nous contenter, de manière incantatoire et faute de mieux, d'invoquer les valeurs de la République. Il faut naturellement le faire, mais en l'absence d'autres instruments de socialisation, d'engagement et de collectif, avec un sens de la mission aussi fort que ceux animés par une idéologie, le combat sera difficile.

L'histoire de la République comprend des collectifs, des syndicats, des luttes ouvrières, des utopies, des héros, mais tout cela n'existe pas dans les quartiers, où ce discours sur la laïcité apparaît comme une abstraction. Cette abstraction n'est pas parlante si elle n'est pas accompagnée de mécanismes, d'exemplarité, d'un engagement idéologique et collectif aussi puissant que dans l'autre camp. Il s'agit d'une grande difficulté, quasiment idéologique. Il faut un appareil d'État animé par le sens de la mission et la connaissance des enjeux au niveau de nos préfets, de nos élus. Je ne suis pas sûr que tel soit complètement le cas. Outre l'engagement républicain, il convient de gagner du temps, de montrer la possibilité d'ascension, de créer des collectifs qui fassent concurrence au collectif islamiste, de miser sur des personnalités charismatiques qui ne vendent pas un argumentaire religieux, d'identifier dans le tissu local sur qui s'appuyer et d'avoir un contrat de confiance avec ces acteurs. Encore une fois, il ne s'agit pas de faire disparaître ces réseaux islamistes, mais de les contenir et de permettre le pluralisme afin que la population d'origine étrangère et des quartiers ait au moins le choix.

Si ces dispositifs, qui demanderont de l'imagination, ne sont pas mis en place et que nous nous contentons du discours incantatoire, nous ne parviendrons pas à lutter contre ce phénomène. Comme vous l'indiquez, le terrain sera alors perdu d'avance face à ceux qui auront l'intelligence d'infiltrer des institutions existantes pour faire prévaloir une autre conception de la démocratie et subvertir progressivement le modèle républicain en avançant leurs valeurs de façon habile, comme ils essaient de le faire depuis longtemps dans le cas de l'école. C'est pour cette raison qu'il est très difficile de réagir face à cette forme d'alliance entre la mouvance décoloniale – qui s'étend bien au-delà des islamistes, qui touche des intellectuels et des politiques – et les plus intelligents des islamistes, probablement ceux qui ont le sens de la stratégie et qui jouissent de relations avec la Turquie. Cette alliance fonctionne puissamment dans l'enseignement supérieur, en particulier. Il est très difficile d'y réagir, car nous faisons face à une position défensive, à un discours d'universalisme abstrait. Même si ce mouvement est encore heureusement minoritaire, il faut trouver les moyens de le contrecarrer avec des méthodes plus efficaces que le simple rappel des valeurs de la République.

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