Intervention de Anne Brugnera

Réunion du vendredi 22 janvier 2021 à 9h00
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi confortant le respect des principes de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnne Brugnera, rapporteure pour le chapitre V du titre Ier :

Je ferai une réponse générale aux amendements de suppression et aux amendements visant à réécrire cet article, à supprimer des alinéas ou à revenir sur l'autorisation.

Cet article 21 me paraît essentiel dès lors qu'il vise en premier lieu à garantir l'intérêt supérieur de l'enfant qui, dans la très grande majorité des cas, consiste à se rendre à l'école afin d'être socialisé, à accéder à la mixité sociale et à l'égalité des chances, à partager les valeurs de la République.

Notre République laïque française s'est construite avec l'école, une école à qui nous confions nos enfants pour qu'ils accèdent au savoir mais, aussi, pour qu'ils se construisent et partagent le socle de ces valeurs communes que sont la liberté, l'égalité, la fraternité, la laïcité, la dignité, la justice, la solidarité, le respect de la personne, l'égalité des femmes et des hommes, la tolérance et le rejet de toute forme de discrimination, cela même qui constitue l'éducation morale et civique.

À l'école, les enfants découvrent une sphère publique et collective, apprennent l'altérité, la différence et le respect. Ingénieure agronome, j'aime à dire que l'école est le biotope des enfants. Les conséquences délétères de l'épidémie de covid-19 et du confinement qu'elle a entraîné ont d'ailleurs montré à quel point la scolarisation est cruciale.

Selon la commission d'enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du covid-19 sur les enfants et la jeunesse, « la non-fréquentation des établissements porte gravement préjudice aux élèves les plus en difficulté, qu'il s'agisse de difficultés scolaires, sociales, psychologiques, ainsi qu'aux élèves en situation de handicap. »

C'est pourquoi, après de nombreuses auditions, je maintiens que l'instruction en famille doit rester une possibilité dérogatoire et encadrée afin de garantir qu'elle ne s'effectue que dans l'intérêt supérieur de l'enfant et, surtout, qu'elle ne soit pas dévoyée de son objectif premier.

J'ai relu les commentaires d'un maître de conférences en sciences de l'éducation à propos des lois Ferry de 1881 et 1882 définissant le rôle de l'État, de la famille et de la religion dans l'éducation : l'État a instauré l'instruction primaire obligatoire et gratuite dans les écoles publiques ou libres en même temps qu'il autorisait explicitement le mode d'instruction au sein de la famille mais en le contrôlant à travers des examens. Selon ce spécialiste, l'instruction en famille se définit dès l'origine comme une forme de « liberté contrôlée ». Hier comme aujourd'hui, il s'agit de garantir le droit à l'éducation de l'enfant qu'il convient, selon lui, de prémunir contre le risque de l'ignorance. Il conclut ainsi ses propos de 2014 : « Comme l'affirmait avec force Ferdinand Buisson en 1913, ainsi même, dans ce cas extrême de l'enseignement familial, on ne saurait parler d'absolue liberté d'enseignement. »

Si, la plupart du temps, l'instruction en famille se déroule dans de bonnes conditions, cela peut également ne pas être le cas lorsqu'il n'est pas tenu compte de l'intérêt ni des droits de l'enfant, notamment, du droit à l'éducation. De telles situations peuvent sembler marginales mais si, hors le cadre réglementé du Centre national d'enseignement à distance (CNED), seuls 3 000 enfants étaient concernés il y a une quinzaine d'années, ils étaient près de 45 600 à la rentrée scolaire 2020.

Les détournements et les dérives de l'instruction en famille, même minoritaires, ne peuvent pas être considérés comme insignifiants et appellent une réaction des pouvoirs publics et du législateur. Dans certains cas, ils traduisent une forme de rejet de l'école, une forme de séparatisme qui doivent également nous alerter.

Parmi ces dérives, plus encore que les lacunes de l'enseignement nous préoccupent celles qui portent atteinte à l'intégrité morale et physique des enfants. Nous avons auditionné la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), selon laquelle l'instruction en famille peut s'inscrire dans des projets néfastes de société fermée où sont utilisées des techniques psychologisantes pouvant entraîner un enfermement de l'enfant et un embrigadement des consciences.

Le lien entre instruction en famille et séparatisme est difficile à mesurer mais il existe. Plusieurs contrôles pédagogiques ont conduit des inspecteurs à transmettre des signalements aux cellules de prévention de la radicalisation motivés par des comportements inadaptés de parents ou d'enfants. La moitié des enfants qui ont été identifiés après le démantèlement d'écoles clandestines étaient officiellement déclarés comme étant instruits en famille.

L'enquête de mairie, tous les deux ans, et les contrôles annuels de l'autorité pédagogique ne suffisent pas. Les inspecteurs de l'éducation nationale, dont le travail est précieux, sont chargés de vérifier que l'enseignement assuré est conforme au droit de l'enfant à l'instruction et à l'acquisition progressive du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. De plus, ces contrôles se déroulent après que l'IEF a été engagée et deux contrôles portant un jugement d'insuffisance sont nécessaires pour mettre en demeure les parents de scolariser à nouveau leur enfant.

C'est pourquoi il est nécessaire de mieux encadrer l'instruction en famille. Il ne s'agit pas de la supprimer mais de la préserver, car elle est une solution pour certains enfants, à un moment de leur parcours ou pour une durée plus longue. Pour garantir qu'elle se déroule dans de bonnes conditions et qu'elle est motivée par l'intérêt supérieur de l'enfant, l'article 21 prévoit une autorisation préalable. Cet encadrement permettra de vérifier les motifs invoqués par les personnes responsables de l'enfant, notamment leur capacité à assurer l'instruction et leur disponibilité. Le recours à l'instruction en famille ne doit être choisi que pour répondre aux besoins spécifiques de l'enfant. La liste retenue me paraît satisfaisante, même si le quatrième motif pourrait être clarifié.

J'en viens aux arguments juridiques qui ont été invoqués. Le dispositif retenu est juridiquement solide, tant au regard du droit français que du droit international. Le Conseil constitutionnel ne s'est jamais prononcé sur la question de savoir si le droit de pratiquer l'instruction en famille était une composante essentielle ou une modalité secondaire de notre socle constitutionnel. À ce jour, seules ont été retenues comme des composantes essentielles du principe constitutionnel de la liberté de l'enseignement, l'existence de l'enseignement privé, le respect dû au caractère propre des établissements privés et l'octroi à leur profit de financements publics.

La Cour européenne des droits de l'homme a estimé, en 2006, que ni l'article 2 du protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni les articles 28 et 29 de la convention relative aux droits de l'enfant ne s'opposent à ce qu'un État partie impose la scolarisation, cela relevant de sa marge d'appréciation. En 2019, elle est allée plus loin, en considérant que le placement des enfants en foyer dans le cas où les parents refuseraient de respecter l'obligation de scolarisation est acceptable.

Enfin, vous le savez, d'autres États interdisent ou restreignent l'instruction en famille plus strictement que nous proposons de le faire à l'article 21, sans que cela ait créé de difficultés vis-à-vis de l'Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l'homme.

Pour toutes ces raisons, je donnerai un avis défavorable aux amendements de suppression.

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