Je m'associe à vos propos sur le travail transpartisan, madame la présidente : le respect a été de mise non seulement vis-à-vis des personnes auditionnées, mais aussi de votre part à mon égard. Je remercie également les administrateurs qui nous ont accompagnés et beaucoup aidés tout au long de cette mission.
L'objectif de la mission d'information était d'évaluer la mise en œuvre du droit voisin issu, en Europe, de l'article 15 de la directive du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et, en France, de la loi du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse.
Ce droit devait permettre de redistribuer les revenus que tirent les plateformes numériques de l'exploitation de contenus originaux et, ainsi, de rééquilibrer économiquement un secteur bouleversé par le transfert massif des revenus publicitaires de la presse vers ces plateformes. Le chiffre d'affaires de la presse a chuté de 11 à 6,2 milliards d'euros entre 2006 et 2019 ; la part de cette baisse imputable à la chute des revenus publicitaires atteint 57 %, celle liée à la baisse des ventes est de 22 %. Google et Facebook captent à eux seuls 75 % des dépenses de publicité numérique.
Le rapport a été l'occasion de faire un tour d'Europe de la transposition de ce droit. L'Allemagne, en 2013, et l'Espagne, en 2014, ont joué un rôle précurseur, mais se sont heurtées à la contestation de Google lorsqu'il s'est agi d'appliquer le droit. Dans ces pays aussi, des recours ont été engagés. La directive européenne a eu le mérite de préciser les choses ; neuf États membres l'ont transposée, souvent au plus proche. Divers modes de gestion des droits ont été instaurés. L'arbitrage a été retenu par l'Italie et, en dehors de l'Europe, en Australie, avec la possibilité de prévoir des règles de rémunération automatiques. Il n'a pas encore été mis en œuvre, ces législations ne datant que de quelques mois.
La France a été la première à transposer la directive, sous l'impulsion du député Patrick Mignola, et elle l'a fait en clarifiant le droit – par exemple, en incluant explicitement les agences de presse et en limitant les exceptions au droit. Malgré tout, il a fallu que l'Autorité de la concurrence soit saisie pour que le droit soit à nouveau précisé. Le rapport revient sur différentes controverses et a le mérite, me semble-t-il, de clarifier à nouveau les choses. Les redevables du droit voisin s'engouffrent dans n'importe quelle brèche pour affaiblir la position des bénéficiaires de ce droit.
Il ressort clairement de nos auditions – vous avez pu le constater avec nous – que le droit voisin est loin d'être effectif. D'une part, les éditeurs et les agences de presse n'ont pas les moyens d'une coopération assainie avec les plateformes numériques, compte tenu de l'opacité du fonctionnement de ces dernières et de la mauvaise foi avec laquelle elles conduisent les négociations. D'autre part, et en conséquence, rares sont ceux à avoir perçu une rémunération au titre du droit voisin. Le contenu des accords passés est opaque.
Quelques titres indépendants ont conclu des accords avec des plateformes depuis la fin 2020. En revanche, rares sont les familles de presse à avoir passé des accords collectifs : Facebook a signé avec l'Alliance de la presse d'information générale (APIG) un accord-cadre pluriannuel le 21 octobre 2021 ; Google a signé avec l'Agence France-Presse (AFP) un accord pluriannuel le 11 novembre de la même année ; le Syndicat des éditeurs de la presse magazine (SEPM) et la Fédération française des agences de presse (FFAP) restent écartés de tout accord. La Société des droits voisins de la presse (DVP), qui vient d'être créée, n'a pas encore réellement négocié.
Le feuilleton juridique se poursuit, puisque le SEPM a fait savoir lundi qu'il saisissait à nouveau l'Autorité. Chaque jour apporte son lot de surprises ! Il semble d'ailleurs qu'à chaque fois que la mission tient une réunion importante, le dossier évolue : l'Autorité de la concurrence a rendu sa décision le jour de la réunion constitutive, en juillet dernier ; Google a fait connaître son protocole d'engagement le jour de notre dernière table ronde, en décembre dernier. Quelle sera donc la surprise du jour ?
Plus sérieusement, je formule dans le rapport dix propositions qui ont vocation à mettre fin à cette double asymétrie d'information et de négociation afin d'aboutir à des accords totalement transparents, enfin équitables et volontairement collectifs. Certaines de ces recommandations pourront faire l'objet d'une initiative législative lors de la prochaine législature.
Dans l'immédiat, l'organisme de gestion collective (OGC) se heurte à l'asymétrie de l'information relative à l'assiette de la rémunération à laquelle ses adhérents ont droit. Sans ces données, il est impossible de faire le lien entre l'utilisation de contenus protégés, les revenus engendrés pour la plateforme et une proposition financière. L'opacité empêche la négociation libre et éclairée, dans la mesure où les éditeurs et agences de presse ont du mal à évaluer la rémunération qui leur est due.
La transparence des accords doit permettre de nous assurer que les calculs réalisés pour déterminer le niveau des rémunérations sont justes et qu'il n'y a pas de mélange des genres – il est regrettable que plusieurs des accords d'ores et déjà conclus soient liés à un volet commercial. Les opérateurs doivent cette transparence à la représentation nationale et, au premier chef, à la presse dans son ensemble ; elle n'en sera pas ravie mais il y va du pluralisme des médias et de la démocratie. Par ailleurs, si les montants en question ne sont pas connus, comment peut-on s'assurer de la part de rémunération qui reviendra aux journalistes ? Si les sommes qui seront versées sont importantes, comme nous l'espérons, il est légitime que le législateur, qui vote chaque année des subventions à la presse, soit informé de ces compléments de revenus.
Aussi est-il impératif d'accéder aux données des plateformes numériques et de définir des critères d'assiette pour permettre le calcul de la rémunération. Un appui technique du pôle d'expertise de la régulation numérique (PEREN) permettra de renforcer nos capacités d'analyse des données pour mieux réguler ces plateformes.
L'équité, attendue depuis longtemps, est liée au caractère collectif des accords. Seule une négociation conduite par l'OGC et qui inclurait un maximum de familles de presse peut garantir un rapport de force plus équilibré avec les plateformes et une équité de traitement des ayants droit, petits et gros. Pour le dire plus directement, rien ne l'y oblige, mais il faudrait que l'APIG participe à l'OGC de la Société des droits voisins de la presse. La négociation avec les journalistes doit être menée parallèlement aux négociations avec les plateformes et aboutir à des accords de branche.
J'en viens au volet coercitif. Il est difficile de recommander aujourd'hui de prévoir dans la loi une sanction financière en l'absence d'accord. Alors que l'Autorité de la concurrence a déjà sanctionné Google pour les raisons que nous connaissons, la modification de la loi, dans le contexte actuel, prendra du temps. En outre, plusieurs accords sont sur le point d'être signés et Google s'est engagé à respecter les lignes directrices fixées par l'Autorité. Nous saurons dans les prochaines semaines ce qu'il en est réellement.
À plus long terme, en revanche, il faudra modifier la loi pour prévoir un mécanisme d'arbitrage obligatoire. De tels arbitrages devraient être rendus par une autorité administrative indépendante, qui pourrait être l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), laquelle a récemment vu ses pouvoirs de régulation des plateformes numériques étendus – mais nous avons également pensé à l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), compétente dans le domaine de la distribution de la presse. Il est important de prévoir un arbitrage en cas d'échec des négociations à l'issue d'un délai fixe. Il faudra ensuite doter l'ARCOM d'un pouvoir d'injonction et de sanction ; elle pourra fixer un taux de rémunération en proportion des revenus perçus par le redevable, des investissements consentis par le bénéficiaire et de la contribution des contenus à l'information politique et générale.
À plus court terme, nous devrons mettre à profit la présidence française du Conseil de l'Union européenne pour créer une dynamique européenne de mise en œuvre de la directive – c'est ce que souhaitait d'ailleurs le rapporteur du texte, M. Axel Voss – et, plus largement, nous saisir des projets de règlement européen Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) pour rééquilibrer les relations entre les producteurs de contenus et les distributeurs en ligne. Il faut imposer aux plateformes des obligations de transparence et d'information à l'égard des éditeurs.
Le droit voisin est un droit ; il n'est ni le résultat d'un accord commercial, ni une faveur rendue à un secteur en souffrance. La rémunération des contenus utilisés doit être à la hauteur du travail des auteurs et des investissements des entreprises de presse. Protéger les entreprises de presse, c'est protéger le travail journalistique pour une presse libre, indépendante et pluraliste – c'est, en somme, protéger la démocratie.