Ce projet de loi s'inscrit dans un contexte particulier.
En 2016, la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a interdit l'utilisation des produits phytosanitaires contenant des néonicotinoïdes à partir de 2018. Sur la base d'un rapport de l'ANSES, des dérogations étaient possibles jusqu'au 1er juillet 2020.
Depuis cette date, la loi interdit l'usage de produits contenant des néonicotinoïdes mais la filière de la betterave sucrière a été confrontée, en 2020, à une invasion de pucerons verts qui a contaminé les cultures de betteraves et leur a inoculé la jaunisse.
Pourquoi une telle invasion cette année ? Il semblerait qu'elle ait été favorisée par un hiver particulièrement doux ayant entraîné une apparition précoce de ces pucerons, avant l'arrivée d'auxiliaires comme les coccinelles.
Ce virus provoque un jaunissement des feuilles de betteraves qui empêche le développement de la plante et, conséquemment, d'énormes pertes de rendement pour les agriculteurs. Nous n'en connaissons pas encore l'ampleur exacte mais les estimations s'élèvent aujourd'hui à 10 tonnes par hectare, chiffre qui n'est d'ailleurs qu'une moyenne, certaines régions étant plus touchées : les baisses de rendement dépassent ainsi 30 % en Île‑de-France et en Centre-Val de Loire. Certaines exploitations font même face à des pertes pouvant atteindre 40 %. C'est sur la base de ces chiffres que les agriculteurs décideront ou non de planter des betteraves l'année prochaine.
Ces derniers ne sont pas les seuls touchés par cette crise. L'industrie sucrière dépend fortement des récoltes de betteraves, dont les usines ont besoin d'une certaine quantité pour couvrir leurs coûts fixes et être rentables. Si les agriculteurs ne plantent pas de betteraves l'année prochaine, certaines usines n'auront plus assez de betteraves pour fonctionner et fermeront. Or, la France, premier producteur européen, produit 30 % des betteraves en Europe.
Nous devons être pragmatiques : que se passera-t-il si la production française de betteraves chute, en l'absence d'alternative efficace aux néonicotinoïdes à très court terme ? Nous importerons plus de sucre en provenance d'autres producteurs européens – allemands, polonais, etc. Or, ces pays utilisent des néonicotinoïdes, certaines substances étant encore autorisées par l'Union européenne sans limite, d'autres l'étant par dérogation. Cela déplacerait l'impact environnemental des néonicotinoïdes dans un autre pays mais les conséquences sur la biodiversité ou les sols seraient les mêmes. Dans ce cas, nous détruirions notre industrie sucrière, qui compte 5 000 salariés permanents et 2 000 saisonniers, sans compter les milliers d'emplois indirects.
Pour autant, cette crise ne doit pas nous conduire à donner un chèque en blanc pour utiliser des néonicotinoïdes sans restriction : le projet de loi maintient la règle générale d'interdiction de ces substances et permet des usages dérogatoires limités.
Tout d'abord, les dérogations ne seront possibles que jusqu'au 1er juillet 2023.
Ensuite, elles seront prises dans les conditions dérogatoires prévues par le règlement européen, dont l'article 53 dispose que les dérogations ne peuvent excéder 120 jours, en vue d'un usage limité et contrôlé, et lorsqu'une telle mesure s'impose en raison d'un danger qui ne peut être maîtrisé par d'autres moyens raisonnables.
Enfin, le Gouvernement a pris l'engagement de limiter ces dérogations aux seules cultures de betteraves. Je lui fais pleinement confiance sur ce point mais je comprends et partage la nécessité de le préciser dans la loi. Il n'est pas possible d'y écrire directement le terme « betteraves » car le Conseil constitutionnel le censurerait probablement mais il est possible de restreindre le champ des dérogations pour des motifs d'intérêt général en lien avec l'objet du projet de loi : restriction aux seules cultures récoltées avant floraison ; restriction aux cultures s'inscrivant exclusivement dans une chaîne de transformation industrielle, ce qui entraîne la dépendance économique de toute une filière.
Le cumul de ces deux critères restreindrait en pratique la dérogation aux betteraves et cette rédaction permettrait de respecter le principe d'égalité car la restriction se justifierait par deux motifs d'intérêt général : la réduction de l'impact environnemental pour le critère de floraison, la conciliation de l'enjeu environnemental avec la préservation d'une industrie pour le critère de transformation industrielle.
Je pense également qu'il faut demander des contreparties à la filière et je défendrai des amendements en ce sens : plans de prévention contenant les engagements de la filière ; engagement dès aujourd'hui dans le développement de pratiques agro-écologiques, notamment la plantation de haies ; mesures de protection des abeilles ; interdiction de planter des cultures qui attirent ces dernières après l'utilisation de néonicotinoïdes.
Par ailleurs, le Gouvernement a prévu un budget de 5 millions d'euros pour la recherche d'alternatives aux néonicotinoïdes dans le cadre du plan de relance, ce qui permettra de s'assurer qu'en 2023, voire avant, il n'y ait plus besoin de dérogations.
Vous l'aurez compris, la filière de la betterave sucrière se trouve dans une situation difficile, ce pourquoi nous examinons ce texte aujourd'hui. Pour autant, je le répète, nous ne devons pas donner un chèque en blanc pour ré-autoriser les néonicotinoïdes mais restreindre les dérogations temporaires à des situations très particulières en échange de contreparties. Tel est l'objet de ce projet de loi, dont j'espère que les travaux de notre commission permettront de préciser le champ.