Intervention de Julien Denormandie

Réunion du mardi 22 septembre 2020 à 17h35
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Julien Denormandie, ministre :

Que se passera-t-il, en réalité, monsieur François-Michel Lambert ? Ce qui se passera, c'est que nos concitoyens continueront à manger du sucre, sauf que ce sucre ne sera plus produit par notre filière, il sera importé : ce sera du sucre polonais, belge ou allemand, qui, Mme Aude Luquet l'a rappelé, sera produit non seulement avec des néonicotinoïdes, mais aussi avec d'autres substances aux effets très graves sur l'environnement, comme les pyréthrinoïdes, et dans des proportions qui n'ont rien à voir avec ce qui est permis par l'agro-écologie française. C'est pourquoi je dis qu'il s'agit d'une question de souveraineté et que cette question se pose de manière spécifique pour la betterave, au-delà de son caractère mellifère ou non, parce que cette culture est étroitement liée à un outil industriel, les sucreries, et que si, aujourd'hui, les agriculteurs ne plantent plus de betteraves, eh bien, en l'espace d'un an, faute de matière première, les sucreries fermeront et toute la filière s'arrêtera. On peut tenir les plus beaux discours au monde, ce sera ça, la conséquence, sur le terrain. Je n'ai rien contre nos voisins polonais, belges ou allemands, que je côtoie tous les jours en ce moment dans le cadre de la réforme de la PAC, mais je peux vous dire qu'ils regardent avec beaucoup d'attention ce qui se passe en France en se demandant si ce sera ou non demain un nouveau débouché pour leurs exportations.

Vous avez raison, madame Aude Luquet : si l'on veut développer le bio-contrôle, c'est-à-dire l'activité des auxiliaires, comme les coccinelles, il faut leur donner le gîte et le couvert pour qu'ils puissent se développer en même temps que les pucerons et éradiquer ceux-ci. C'est pourquoi les haies sont une des solutions. Fort de ce constat et conformément à mes convictions favorables à l'agro-écologie, nous financerons, dans le cadre du plan de relance, à hauteur de 50 millions d'euros, la plantation de haies dans les exploitations agricoles.

Pourrions-nous, au lieu d'accorder cette dérogation, mettre le système sous perfusion le temps de trouver une solution ? Cela reviendrait à accorder aux agriculteurs une aide économique en leur demandant de planter des betteraves quoi qu'il arrive. J'ai beaucoup travaillé sur cette question avec Mme Barbara Pompili. D'un point de vue politique, écologique et économique, c'eût été la solution la plus simple – mais il y a une difficulté majeure : c'est qu'aujourd'hui les règles européennes, qui, quoi qu'en pensent certains, s'imposent à nous, ne nous permettent pas d'indemniser les agriculteurs à 100 %. Les aides sont attribuées, en fonction du risque sanitaire ou écologique, à hauteur de 60 % à 65 % en moyenne. Ainsi, monsieur François-Michel Lambert, le régime de base du Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE), que vous évoquiez, est le suivant : financement à 65 % par l'État, les 35 % restant étant à la charge de la profession.

Du coup, j'ai regardé si l'on ne pouvait pas déclarer un régime d'aides exceptionnelles. D'abord, cela pose un problème de calendrier : il faut compter généralement un an avant d'obtenir une réponse ; entre-temps, les agriculteurs ne planteraient pas de betteraves et la filière aurait le temps de s'effondrer. Ensuite, on ne pourrait pas aller au-delà de 80 %. Mettez-vous à la place d'un agriculteur. On vous dit : « Plante : au pire des cas, tu ne perdras que 20 % ». Qu'est-ce que vous faites ? D'abord, il y a un facteur psychologique : l'ingénieur agronome que je suis peut vous assurer que le métier d'agriculteur, ce n'est pas de planter un végétal qui va mal ou d'élever un animal qui est malade ; on ne peut pas faire ça, cela vous prend aux tripes. Et de toute façon, si l'on vous annonce 20 % de perte, il est évident que vous plantez autre chose ! Aujourd'hui, en effet, contrairement à ce qu'a affirmé M. Loïc Prud'homme, il n'existe plus de monoculture betteravière : dans une exploitation betteravière, la culture de la betterave représente tout au plus 30 % de la surface ; on peut donc tout de suite passer à autre chose, ce qui n'était pas forcément le cas il y a vingt-cinq ans.

Cette solution économique, nous l'avons donc étudiée en détail, mais elle se heurte à la réglementation européenne sur les aides d'État. On peut toujours faire appel au principe assurantiel, c'est comme pour les assurances à titre individuel : on se heurtera au problème de la franchise, qui fait qu'il y a toujours une part qui reste à la charge de l'assuré pour que le risque soit partagé. Un agriculteur qui a la possibilité de planter autre chose ne va pas accepter une prise de risque de 35 %, ni même de 20 % ! Je suis allé jusqu'à mettre entre 150 millions et 200 millions d'euros sur la table – c'est vous dire. Les représentants de la filière m'ont rétorqué : « Vous pourriez aller jusqu'à 1 milliard, nous ne les prendrions pas, car de toute façon, nous serons perdants. » Ce n'est pas un problème de législation nationale : c'est le règlement européen qui veut cela, et on ne peut pas s'asseoir dessus, sous peine d'une amende pouvant atteindre 1 milliard d'euros. La compensation économique ne peut donc être une solution, car il reste toujours une part à la charge de l'agriculteur – on le vérifie d'ailleurs aujourd'hui avec les mesures de soutien concernant la culture de la pomme de terre, l'arboriculture ou la viticulture.

M. Matthieu Orphelin évoque ensuite la part de récolte – 24 % – utilisée pour produire des biocarburants, mais l'enjeu n'est pas d'assurer des débouchés à la sucrerie, c'est de convaincre les agriculteurs de planter des betteraves. Placer les sucreries sous perfusion financière est aisé, mais sans intrants, elles ne passeront pas l'hiver. Quand bien même l'État rachèterait la totalité de la production des sucreries – ce qu'il n'a pas le droit de faire – il faut convaincre les agriculteurs de planter des betteraves. Or même sous perfusion, ils porteront toujours un risque économique, donc ils se tourneront vers d'autres cultures.

S'agissant du volet écologique, évoqué notamment par M. Hubert Wulfranc, non, les parcelles en agriculture biologique ne sont pas épargnées par la jaunisse. J'en ai eu la confirmation par M. Christian Huygue ce matin. J'ai même diligenté des services de la préfecture d'Île-de-France sur des parcelles. Ce n'est pas une question de système de production : la solution agronomique d'échelle n'existe pas aujourd'hui. Dire que l'on peut toujours faire pousser une betterave revient à prétendre que le vélo est une alternative à la voiture pour aller jusqu'au sommet d'une montagne : pour atteindre 3 000 mètres d'altitude, c'est une alternative compliquée. La culture biologique est touchée comme la culture conventionnelle, ce qui prouve que la solution réside dans d'autres pratiques culturales, notamment les écosystèmes permettant de faire vivre les auxiliaires et la sélection des semences.

Plusieurs d'entre vous craignent que ce projet de loi n'ouvre la boîte de Pandore. Je le répète : il n'a vocation à traiter que de la betterave sucrière.

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