Je nourris, entre autres certitudes, celle qu'au sein de la société, notamment politique, française, de très nombreuses institutions produisent des analyses et des rapports approfondis et fouillés, d'une indéniable pertinence puisque commandés par les institutions elles-mêmes. Au nombre de celles-ci se comptent le Parlement et les commissions des assemblées, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dont j'avais fait un interlocuteur à une fréquence quasi hebdomadaire, mais aussi des think tanks et des associations. L'immense majorité de ces rapports demeure cependant lettre morte ou du moins ignorée. Ils s'entassent. Les lisent leurs auteurs ou leurs signataires. Ils donnent lieu à une communication mais, de leur abondance même, résulte leur rapide oubli. L'incapacité de notre société à coordonner les réflexions qu'ils portent pour en tirer des orientations stratégiques m'apparaît comme l'une de ses faiblesses majeures.
Je poursuis le but, d'ailleurs établi par la lettre de mission que nous a adressée le Président de la République, d'identifier les problèmes-clés pour l'avenir du pays et de proposer des démarches permettant au débat public de s'en saisir.
On croit que ce sont les gouvernants qui gouvernent. Il n'en est rien. C'est l'opinion publique qui gouverne les gouvernants. Par sa polarisation, elle impose ses sujets de préoccupation et ses points de vue. Le débat public constitue un élément essentiel de la décision publique et de la démocratie, telle que nous la pratiquons.
Les deux sujets dont vous vous occupez (développement durable et aménagement du territoire) m'intéressent naturellement. Ils doivent selon moi donner lieu à une réflexion de long terme, or trop souvent, ce type de réflexion est laissé de côté en France, ce qui ne manque d'ailleurs pas de me frapper. J'ai écrit dans plusieurs livres que la Chine, bien que je ne lui envie pas son régime, gouverne en ayant en tête un horizon de trente ans, alors que nous ne nous projetons pas au-delà, au mieux, de trente jours. On ne saurait pourtant se contenter d'une vision à court terme de sujets comme le développement durable.
Il requiert, au-delà d'une réflexion, des orientations et une planification sur le long terme. Traiter de l'électricité, sur laquelle portait la note que nous avons publiée hier, oblige à déterminer des évolutions sur de longues périodes, en termes d'orientation et d'investissements stratégiques, de choix législatifs, réglementaires et d'habitudes de la vie en commun. La remarque vaut aussi pour la mobilité comme pour les équipements permettant de respecter, en matière de transport, nos engagements et un meilleur équilibre des territoires dans notre pays.
Si nous voulons sortir des lieux communs sur le développement durable, nous devons examiner deux orientations majeures. D'abord, à partir du moment où l'on admet la place capitale des gaz à effet de serre parmi les causes anthropiques du réchauffement de la planète, la politique de la décarbonation doit s'imposer à notre société au sens large du terme, c'est-à-dire à notre économie, notre industrie, notre appareil productif et nos habitudes de vie. Il faut dès lors ordonner, non seulement au sens de « donner un ordre » mais aussi de « mettre en ordre », une politique cohérente, sur le long terme, de baisse drastique des émissions de ces gaz. La remarque s'applique évidemment à la production d'énergie mais aussi à la mobilité, au logement, à l'agriculture, à l'alimentation et à d'autres domaines encore, si nombreux d'ailleurs, qu'on ne saurait en dresser la liste exhaustive.
La protection de la biodiversité me paraît elle aussi passionnante, du fait de son profond lien avec l'humanité. J'entends par là l'espèce humaine, mais également ce qui fonde notre rapport à la nature et la vision, idéalisée ou non, que nous en nourrissons. La rupture de ce lien entraîne une perte de repères aussi bien moraux qu'affectifs, et déséquilibre notre relation au milieu environnant. Le thème de la biodiversité exige un traitement résolu et déterminé de la part de notre pays comme de notre nation.
Il en va de même pour l'aménagement du territoire. Le covid-19 nous a enseigné un certain nombre de choses. J'utilise, en tant que linguiste, la forme masculine, ne voyant pas de raison pour que le -d final, initiale de disease, neutre en anglais, devienne féminin dans notre langue, que je m'efforce de respecter, même si je défends sur ce point une position minoritaire, ce dont j'ai par ailleurs l'habitude. La maladie est due au corona virus qui, comme sa terminaison latine l'indique, est un terme masculin. Je me bats de mon mieux sur ce sujet de la grammaire.
Nous avons consacré la première note du nouveau Haut-Commissariat au plan à la question suivante : « Et si le covid durait ? ». Une autre note a suivi sur la rupture d'approvisionnement en produits vitaux, notamment pharmaceutiques, puis une autre encore, sur la « dette covid ». Ce virus nous a appris que les polarisations que nous pensions acquises, vers des agglomérations de plus en plus concentrées et densément peuplées, présentaient des risques, y compris pour la santé. Ces risques aujourd'hui manifestes suscitent nombre de commentaires et de débats.
Ceci nous laisse présager l'émergence, parmi nos concitoyens, d'un mouvement de relocalisation. Le processus de migration vers les agglomérations pourrait bien s'inverser en vue d'un nouvel enracinement dans des secteurs du territoire facilitant un habitat et un mode de vie plus respectueux de l'espace environnant. Ceci contraint à des réflexions et à des décisions concernant les équipements. Je songe à l'accès au numérique, dont beaucoup de collectivités locales s'occupent aujourd'hui. Le conseil général des Pyrénées-Atlantiques, la municipalité et l'agglomération de Pau ont décidé, voici vingt ans, de rendre le très haut débit accessible à l'ensemble des foyers de l'agglomération paloise grâce à des fonds publics, ce qui nous vaut aujourd'hui de récolter d'importants retours sur investissement. Des orientations politiques à long terme parviennent bien souvent à changer le visage d'une collectivité.
Le choix des objectifs que peut s'imposer la nation en matière d'aménagement du territoire appelle des réflexions collectives. Voilà pourquoi je tiens tant à dialoguer sur ce sujet avec votre commission, et pourquoi je n'ai abordé dans mon introduction aucun thème en particulier, attendant de préférence vos questions.