La crise sanitaire actuelle accentue les déséquilibres et les failles qui rongent depuis longtemps notre société. Les images récentes montrent les absurdités que nous avons laissées subsister, souvent par manque de courage politique, et que la crise sanitaire a démultipliées. D'un côté, nous avons vu des magasins alimentaires pillés en Guyane et des files d'attente interminables pour accéder à l'aide alimentaire en Seine-Saint-Denis, à La Réunion ou à Mayotte. Même si c'est peut-être un peu moins visible ailleurs, les demandes d'aide alimentaire ont augmenté dans l'ensemble du territoire. En quelques semaines, beaucoup de nos concitoyens ont sombré dans la précarité alimentaire, et certaines franges de la population ont eu et ont encore faim. D'un autre côté, les agriculteurs sont désespérés : certains d'entre eux sont obligés de détruire une partie de leur production parce qu'ils n'ont pas trouvé de débouchés.
Ces situations dramatiques se sont accentuées avec le confinement, mais elles résultent aussi d'années d'inaction ou de mauvaises décisions des gouvernements qui se sont succédé. Depuis la crise de 2008, le recours à l'aide alimentaire a doublé. En 2018, 335 000 tonnes de nourriture ont été distribuées à 5,5 millions de personnes. Par ailleurs, le partage de la valeur au sein de la chaîne alimentaire est profondément inéquitable. Pour un achat alimentaire de 100 euros, seuls 6,50 euros reviennent aux producteurs. Le salaire mensuel d'un éleveur ovin était de seulement 620 euros en 2017. En dix ans, 25 % des fermes ont disparu en France, et chacun connaît la surmortalité par suicide qui est l'un des drames des professions agricoles.
Peut-on continuer à accepter que des pans entiers de notre population sombrent dans la pauvreté et la précarité alimentaire, que les plus fragiles souffrent de la faim et que nos agriculteurs aient de faibles revenus ? Nous devons réagir non seulement dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire – c'est l'objectif de cette proposition de loi – mais aussi en repensant le système alimentaire avec les agriculteurs, les artisans, les distributeurs et les consommateurs. La loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite « ÉGALIM », parce qu'elle n'était pas suffisamment contraignante, à notre avis, n'a pas produit les effets attendus. Des propositions, notamment la création d'une sécurité sociale de l'alimentation, ont vu le jour ; nous pourrions y réfléchir. On ne peut pas attendre que la faim conduise à des affrontements violents, comme c'est le cas à l'heure actuelle dans certaines banlieues pauvres de Santiago du Chili ou en Colombie. Dans les quartiers les plus pauvres, ce n'est pas au cœur, comme dans la chanson, que les gens accrochent un chiffon rouge, mais aux fenêtres en signe d'appel à l'aide car de nombreuses familles sont affamées. Il faut vraiment se demander comment on a pu arriver si rapidement, en quelques semaines, à une situation aussi grave au niveau mondial. On ne doit pas continuer à suivre la logique libérale et mondialisée qui est responsable du changement climatique, de l'effondrement de la biodiversité et du fait qu'une grande partie de l'humanité est exploitée et survit dans des conditions indignes.
En France, la démultiplication de la pauvreté a une double origine. D'abord, beaucoup de nos concitoyens subissent une perte de revenus du fait des mesures de confinement. C'est notamment vrai pour les intérimaires, pour les autoentrepreneurs, pour les personnes vivant de l'économie informelle, pour les étudiants qui subsistent grâce à des petits boulots dans la restauration, ce qui n'est pas normal, et pour les familles qui pouvaient nourrir leurs enfants le midi grâce aux cantines. En second lieu, les prix alimentaires ont fortement augmenté. Il y aura sans doute une guerre des chiffres sur ce point, mais les faits sont tenaces. L'association UFC-Que choisir a observé une hausse de 9 % des prix des fruits et légumes lors de la quatrième semaine du confinement, et l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a confirmé une augmentation de 18 % des prix des produits frais, ce qui est énorme, entre avril 2019 et avril 2020 – la hausse n'était que de 4,7 % entre mars 2019 et mars 2020. Il faut espérer que toute la lumière sera faite sur cette évolution au terme d'une enquête sérieuse. La mise en avant des produits français et la hausse du coût du transport ne paraissent pas des explications suffisantes. La question des marges de la grande distribution, qui s'est trouvée dans une sorte de monopole pendant la crise, doit faire l'objet de toute notre attention.
On a vu la puissance des transformateurs et des distributeurs. Les prix payés aux producteurs ont connu une baisse alors que la demande augmentait. C'est le cas, par exemple, dans la filière bovine viande : les prix payés aux producteurs ont reculé de 3 %, toutes catégories confondues. Dans la filière laitière, alors que certains industriels ont procédé à des recrutements importants, les producteurs ont été invités à réduire leur collecte sous peine de voir les prix baisser. La filière ovine, quant à elle, n'a pu écouler sa production qu'en acceptant des prix cassés. Certains distributeurs ont joué le jeu mais d'autres, malgré leurs engagements, ne se sont pas privés de proposer aux consommateurs des agneaux importés de Nouvelle-Zélande.
On ne peut pas continuer à sacrifier la santé des gens et l'agriculture sur l'autel du libre-échange en signant des accords internationaux qui ont un impact négatif pour une grande partie de la population et qui mettent certains paysans à genoux. La finalisation en plein confinement d'un accord entre l'Union européenne et le Mexique est tout simplement scandaleuse. L'agriculture française est la clef de notre résilience face aux crises. Elle est la pièce maîtresse du tournant écologique qui doit avoir lieu dès maintenant. Il faudra évoluer vers un autre modèle.
Nous vous proposons trois dispositions qui sont complémentaires dans le sens où nous faisons un lien entre l'accessibilité à l'alimentation et la garantie des revenus agricoles en situation d'urgence – j'insiste sur ce dernier point.
Nous demandons, tout d'abord, la création d'un chèque alimentaire sur le modèle du chèque énergie. Y seraient éligibles les personnes dont les revenus les classent parmi les trois premiers déciles. Cette éligibilité plus « généreuse » que pour d'autres mesures prend en compte le basculement dans la pauvreté d'une part croissante de la population. Même si ce dispositif n'a pas vocation à devenir permanent, nous avons choisi de ne pas trop le limiter dans le temps : l'ensemble de nos interlocuteurs ont affirmé que le plus dur restait à venir, au cours des prochains mois, lorsque la crise économique et sociale qui va succéder à la crise sanitaire aura pris toute son ampleur et que les dispositifs d'urgence auront cessé de fonctionner.
Le second élément est un encadrement des prix des produits alimentaires et de première nécessité, à l'image de ce qui a été fait pour le gel hydroalcoolique et les masques chirurgicaux. Ce dispositif serait également provisoire : il serait limité à l'état d'urgence sanitaire. L'objectif est d'éviter une flambée des prix dans un contexte très particulier.
Enfin, nous devons faire preuve de volontarisme en ce qui concerne les prix payés aux producteurs. Nous proposons, comme l'avait fait M. André Chassaigne en 2016 et comme l'avait demandé le groupe La France insoumise dans le cadre des travaux sur la loi ÉGALIM, la fixation de prix planchers pour chaque production dans le cadre d'une conférence interprofessionnelle annuelle à laquelle prendraient part les syndicats agricoles.
Puisqu'on va sans doute nous opposer le droit européen de la concurrence, je voudrais rappeler que l'agriculture fait l'objet d'un traitement particulier dans le cadre des traités. L'article 42 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que « les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement européen et le Conseil ». Contrairement à ce que beaucoup pensent, nous pouvons rester maîtres de notre destin en la matière. L'Union européenne a été capable de suspendre les règles de la concurrence pour les secteurs les plus affectés par la crise. Il est possible de généraliser et de pérenniser cette évolution sans créer de toutes pièces un nouveau système. L'instauration de prix planchers est le seul moyen de garantir un meilleur partage de la valeur au sein de la chaîne alimentaire.
Comme les dispositions de la loi ÉGALIM qui visaient à inverser la construction des prix ont montré leurs limites, nous proposons également de moderniser une mesure figurant déjà dans le code rural et de la pêche maritime mais jamais appliquée : il s'agit du coefficient multiplicateur qui permet, dans les situations de crise, de lier le prix d'achat et le prix de vente des produits agricoles pour limiter les marges des intermédiaires et éviter des hausses déconnectées du renchérissement des matières premières. Nous proposons d'étendre le dispositif à tous les produits agricoles et alimentaires et de l'activer pendant les périodes d'état d'urgence sanitaire.
Alors que ces dispositions paraissaient encore inimaginables il y a quelques semaines, la crise nous invite à les envisager sérieusement. Notre résilience collective tient à notre capacité à maintenir en France une agriculture permettant d'assurer notre souveraineté alimentaire et à garantir l'accès de toutes et tous à une alimentation de qualité. Cela fait des décennies qu'on laisse perdurer la précarité alimentaire, et la pauvreté a explosé ces dernières années. Elle touche désormais neuf millions de personnes, y compris dans le monde agricole. Faisons en sorte que la crise actuelle ne soit pas uniquement un drame sanitaire, économique et social mais aussi l'occasion de changer de modèle, d'aller vers un monde économiquement et socialement juste et respectueux de l'environnement.