La commission des affaires économiques a examiné la proposition de loi pour parer à la crise alimentaire et agricole (n° 2955) (Mme Bénédicte Taurine, rapporteure).
Mes chers collègues, nous sommes aujourd'hui réunis pour examiner la proposition de loi pour parer à la crise alimentaire et agricole. Nous allons vous envoyer le programme des auditions des prochaines semaines, qui seront chargées.
La crise sanitaire actuelle accentue les déséquilibres et les failles qui rongent depuis longtemps notre société. Les images récentes montrent les absurdités que nous avons laissées subsister, souvent par manque de courage politique, et que la crise sanitaire a démultipliées. D'un côté, nous avons vu des magasins alimentaires pillés en Guyane et des files d'attente interminables pour accéder à l'aide alimentaire en Seine-Saint-Denis, à La Réunion ou à Mayotte. Même si c'est peut-être un peu moins visible ailleurs, les demandes d'aide alimentaire ont augmenté dans l'ensemble du territoire. En quelques semaines, beaucoup de nos concitoyens ont sombré dans la précarité alimentaire, et certaines franges de la population ont eu et ont encore faim. D'un autre côté, les agriculteurs sont désespérés : certains d'entre eux sont obligés de détruire une partie de leur production parce qu'ils n'ont pas trouvé de débouchés.
Ces situations dramatiques se sont accentuées avec le confinement, mais elles résultent aussi d'années d'inaction ou de mauvaises décisions des gouvernements qui se sont succédé. Depuis la crise de 2008, le recours à l'aide alimentaire a doublé. En 2018, 335 000 tonnes de nourriture ont été distribuées à 5,5 millions de personnes. Par ailleurs, le partage de la valeur au sein de la chaîne alimentaire est profondément inéquitable. Pour un achat alimentaire de 100 euros, seuls 6,50 euros reviennent aux producteurs. Le salaire mensuel d'un éleveur ovin était de seulement 620 euros en 2017. En dix ans, 25 % des fermes ont disparu en France, et chacun connaît la surmortalité par suicide qui est l'un des drames des professions agricoles.
Peut-on continuer à accepter que des pans entiers de notre population sombrent dans la pauvreté et la précarité alimentaire, que les plus fragiles souffrent de la faim et que nos agriculteurs aient de faibles revenus ? Nous devons réagir non seulement dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire – c'est l'objectif de cette proposition de loi – mais aussi en repensant le système alimentaire avec les agriculteurs, les artisans, les distributeurs et les consommateurs. La loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite « ÉGALIM », parce qu'elle n'était pas suffisamment contraignante, à notre avis, n'a pas produit les effets attendus. Des propositions, notamment la création d'une sécurité sociale de l'alimentation, ont vu le jour ; nous pourrions y réfléchir. On ne peut pas attendre que la faim conduise à des affrontements violents, comme c'est le cas à l'heure actuelle dans certaines banlieues pauvres de Santiago du Chili ou en Colombie. Dans les quartiers les plus pauvres, ce n'est pas au cœur, comme dans la chanson, que les gens accrochent un chiffon rouge, mais aux fenêtres en signe d'appel à l'aide car de nombreuses familles sont affamées. Il faut vraiment se demander comment on a pu arriver si rapidement, en quelques semaines, à une situation aussi grave au niveau mondial. On ne doit pas continuer à suivre la logique libérale et mondialisée qui est responsable du changement climatique, de l'effondrement de la biodiversité et du fait qu'une grande partie de l'humanité est exploitée et survit dans des conditions indignes.
En France, la démultiplication de la pauvreté a une double origine. D'abord, beaucoup de nos concitoyens subissent une perte de revenus du fait des mesures de confinement. C'est notamment vrai pour les intérimaires, pour les autoentrepreneurs, pour les personnes vivant de l'économie informelle, pour les étudiants qui subsistent grâce à des petits boulots dans la restauration, ce qui n'est pas normal, et pour les familles qui pouvaient nourrir leurs enfants le midi grâce aux cantines. En second lieu, les prix alimentaires ont fortement augmenté. Il y aura sans doute une guerre des chiffres sur ce point, mais les faits sont tenaces. L'association UFC-Que choisir a observé une hausse de 9 % des prix des fruits et légumes lors de la quatrième semaine du confinement, et l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a confirmé une augmentation de 18 % des prix des produits frais, ce qui est énorme, entre avril 2019 et avril 2020 – la hausse n'était que de 4,7 % entre mars 2019 et mars 2020. Il faut espérer que toute la lumière sera faite sur cette évolution au terme d'une enquête sérieuse. La mise en avant des produits français et la hausse du coût du transport ne paraissent pas des explications suffisantes. La question des marges de la grande distribution, qui s'est trouvée dans une sorte de monopole pendant la crise, doit faire l'objet de toute notre attention.
On a vu la puissance des transformateurs et des distributeurs. Les prix payés aux producteurs ont connu une baisse alors que la demande augmentait. C'est le cas, par exemple, dans la filière bovine viande : les prix payés aux producteurs ont reculé de 3 %, toutes catégories confondues. Dans la filière laitière, alors que certains industriels ont procédé à des recrutements importants, les producteurs ont été invités à réduire leur collecte sous peine de voir les prix baisser. La filière ovine, quant à elle, n'a pu écouler sa production qu'en acceptant des prix cassés. Certains distributeurs ont joué le jeu mais d'autres, malgré leurs engagements, ne se sont pas privés de proposer aux consommateurs des agneaux importés de Nouvelle-Zélande.
On ne peut pas continuer à sacrifier la santé des gens et l'agriculture sur l'autel du libre-échange en signant des accords internationaux qui ont un impact négatif pour une grande partie de la population et qui mettent certains paysans à genoux. La finalisation en plein confinement d'un accord entre l'Union européenne et le Mexique est tout simplement scandaleuse. L'agriculture française est la clef de notre résilience face aux crises. Elle est la pièce maîtresse du tournant écologique qui doit avoir lieu dès maintenant. Il faudra évoluer vers un autre modèle.
Nous vous proposons trois dispositions qui sont complémentaires dans le sens où nous faisons un lien entre l'accessibilité à l'alimentation et la garantie des revenus agricoles en situation d'urgence – j'insiste sur ce dernier point.
Nous demandons, tout d'abord, la création d'un chèque alimentaire sur le modèle du chèque énergie. Y seraient éligibles les personnes dont les revenus les classent parmi les trois premiers déciles. Cette éligibilité plus « généreuse » que pour d'autres mesures prend en compte le basculement dans la pauvreté d'une part croissante de la population. Même si ce dispositif n'a pas vocation à devenir permanent, nous avons choisi de ne pas trop le limiter dans le temps : l'ensemble de nos interlocuteurs ont affirmé que le plus dur restait à venir, au cours des prochains mois, lorsque la crise économique et sociale qui va succéder à la crise sanitaire aura pris toute son ampleur et que les dispositifs d'urgence auront cessé de fonctionner.
Le second élément est un encadrement des prix des produits alimentaires et de première nécessité, à l'image de ce qui a été fait pour le gel hydroalcoolique et les masques chirurgicaux. Ce dispositif serait également provisoire : il serait limité à l'état d'urgence sanitaire. L'objectif est d'éviter une flambée des prix dans un contexte très particulier.
Enfin, nous devons faire preuve de volontarisme en ce qui concerne les prix payés aux producteurs. Nous proposons, comme l'avait fait M. André Chassaigne en 2016 et comme l'avait demandé le groupe La France insoumise dans le cadre des travaux sur la loi ÉGALIM, la fixation de prix planchers pour chaque production dans le cadre d'une conférence interprofessionnelle annuelle à laquelle prendraient part les syndicats agricoles.
Puisqu'on va sans doute nous opposer le droit européen de la concurrence, je voudrais rappeler que l'agriculture fait l'objet d'un traitement particulier dans le cadre des traités. L'article 42 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne prévoit que « les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Parlement européen et le Conseil ». Contrairement à ce que beaucoup pensent, nous pouvons rester maîtres de notre destin en la matière. L'Union européenne a été capable de suspendre les règles de la concurrence pour les secteurs les plus affectés par la crise. Il est possible de généraliser et de pérenniser cette évolution sans créer de toutes pièces un nouveau système. L'instauration de prix planchers est le seul moyen de garantir un meilleur partage de la valeur au sein de la chaîne alimentaire.
Comme les dispositions de la loi ÉGALIM qui visaient à inverser la construction des prix ont montré leurs limites, nous proposons également de moderniser une mesure figurant déjà dans le code rural et de la pêche maritime mais jamais appliquée : il s'agit du coefficient multiplicateur qui permet, dans les situations de crise, de lier le prix d'achat et le prix de vente des produits agricoles pour limiter les marges des intermédiaires et éviter des hausses déconnectées du renchérissement des matières premières. Nous proposons d'étendre le dispositif à tous les produits agricoles et alimentaires et de l'activer pendant les périodes d'état d'urgence sanitaire.
Alors que ces dispositions paraissaient encore inimaginables il y a quelques semaines, la crise nous invite à les envisager sérieusement. Notre résilience collective tient à notre capacité à maintenir en France une agriculture permettant d'assurer notre souveraineté alimentaire et à garantir l'accès de toutes et tous à une alimentation de qualité. Cela fait des décennies qu'on laisse perdurer la précarité alimentaire, et la pauvreté a explosé ces dernières années. Elle touche désormais neuf millions de personnes, y compris dans le monde agricole. Faisons en sorte que la crise actuelle ne soit pas uniquement un drame sanitaire, économique et social mais aussi l'occasion de changer de modèle, d'aller vers un monde économiquement et socialement juste et respectueux de l'environnement.
Je vais maintenant donner la parole aux orateurs des groupes – heureusement qu'il y a une femme à la tribune : sinon, ce serait assez viril ce matin…
Cette proposition de loi est certes intéressante – elle traite de sujets primordiaux qui sont apparus pendant la crise – mais elle apporte, selon le groupe La République en Marche, de mauvaises solutions à des problématiques réelles. La crise du covid-19 a eu des conséquences économiques et sociales très dures pour les Français et pour tous les acteurs de la chaîne alimentaire : nos concitoyens ont vu leur budget alimentaire augmenter, notamment en raison de la fermeture des cantines et de la restauration collective ; les producteurs ont vu leurs commandes diminuer à cause de la fermeture des restaurants, et ils ont subi des pressions de la grande distribution pour réduire leurs prix, déjà au-dessous des coûts de production ; les artisans fromagers, les viticulteurs, les producteurs de pommes de terre et ceux des filières qualité – agriculture biologique, Label rouge, indications géographiques protégées (IGP) ou appellations d'origine protégée (AOP) – se sont trouvés sans débouchés car la grande distribution a préféré des produits bas de gamme, voire importés ; par ailleurs, les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) de l'agroalimentaire ont dû faire face à des problématiques de transport et de surcoûts dans la chaîne de production. Cette liste n'est, bien entendu, pas exhaustive.
Le confinement a fait craindre une pénurie alimentaire. Cette peur de manquer irrationnelle, pour le moment, rappelle la place que doit avoir l'alimentation dans nos vies, le rôle central des filières alimentaires et l'enjeu stratégique de la production agricole. L'épidémie de covid-19 pousse à s'interroger, une fois de plus, sur l'efficacité des outils de gestion des filières : malgré une évolution favorable de la consommation et une forte diminution des importations, les agriculteurs, en particulier les éleveurs, ont vu leurs prix de vente baisser et passer très majoritairement en deçà des coûts de production. L'épidémie a également souligné l'inefficacité de certaines interprofessions en matière de gestion des marchés et, plus encore, de crise – le risque relatif au revenu n'est absolument pas géré. Enfin, la situation actuelle met en exergue la précarité alimentaire qui touche encore trop de personnes.
Plusieurs mesures ont été décidées. Le ministère de la cohésion des territoires a mis en place, à partir du 1er avril, des chèques-services permettant aux personnes sans domicile de bénéficier de 7 euros par jour pour acheter des produits d'alimentation et d'hygiène pendant la crise sanitaire. Ce dispositif, qui a été mis en œuvre rapidement, a fait ses preuves. Près de 65 000 personnes ont été ciblées dans un premier temps. Afin de tenir compte des besoins exprimés au cours des premières semaines, le ministère a décidé de doubler le nombre de chèques-services pour les territoires les plus en tension – l'Ile-de-France et l'outre-mer. L'objectif est de venir en aide à plus de 90 000 personnes dans les prochains jours. Par ailleurs, le ministère des solidarités et de la santé a présenté en avril un plan de soutien à l'aide alimentaire d'un montant de 39 millions d'euros, ce qui représente un tiers du budget alloué chaque année par l'État aux associations.
L'idée du chèque alimentaire qui figure dans ce texte est intéressante. Néanmoins, je doute de son efficacité compte tenu des modalités prévues : vous voulez mettre en place des tickets de rationnement sans garde-fou ni cadre adapté à notre société. Les Français, y compris ceux qui sont le plus en difficulté, veulent manger des produits de qualité au meilleur prix, venant de France et respectueux de l'environnement. Les chèques alimentaires que vous proposez font l'impasse sur cette demande et stimuleront celle de produits bas de gamme, bien souvent importés.
Nous voulons substituer à ce dispositif, grâce à un amendement corédigé avec M.Stanislas Guerini, un chèque déconfinement ciblé et limité dans le temps, qui permettra aux populations les plus fragiles de faire face à des situations difficiles après le confinement. Les modalités seront renvoyées à un décret pour faire en sorte qu'elles soient négociées avec les acteurs de terrain et aussi efficaces que possible.
Je partage votre constat sur l'état de nos filières agricoles. Nous devons les encourager à se structurer et à peser dans les négociations commerciales. Votre proposition d'organiser chaque année une conférence publique dans le cadre des filières est louable, mais c'est déjà ce que prévoit la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin 2 ». Nous proposerons d'encourager l'adhésion à une organisation ou à une association d'organisations de producteurs grâce à un dispositif d'aide qui obligerait ces structures à garantir une juste rémunération et à respecter une contractualisation avec les industriels et la grande distribution sur la base des indicateurs de coûts de production. Des sanctions seraient imposées aux acteurs de l'aval qui refuseraient d'entrer dans cette logique.
Nous devons penser de nouveaux dispositifs. Il faut répondre aux attentes des Français et aux besoins des citoyens les plus en difficulté tout en cheminant vers la souveraineté alimentaire. Il ne s'agit pas de réinventer la poudre en reprenant de vieilles propositions qui datent du temps de l'économie administrée – l'histoire nous a montré que cela ne marchait pas et qu'il pouvait en résulter des conséquences sociales et économiques terribles – mais de proposer une vision pour la société de l'après-crise que nous voulons, c'est-à-dire un modèle agricole garantissant l'autonomie alimentaire en Europe, afin d'arrêter de dépendre des produits importés, et une agriculture résiliente et durable qui permettra à tous les citoyens de manger à leur faim grâce à des produits de meilleure qualité.
Merci, Madame la rapporteure, pour la présentation de cette proposition de loi. Vous avez touché du doigt un enjeu qui sera au centre des débats des prochains mois : l'accès à l'alimentation. Des centaines de milliers de nos concitoyens, notamment les plus modestes, ont eu des difficultés dans ce domaine pendant les deux mois du confinement. Les associations d'aide alimentaire – les banques alimentaires, le Secours populaire ou encore les Restos du cœur – étant fermées, elles n'ont pas pu secourir des populations qui ont peut-être subi doublement le confinement. C'est un problème important que nous ne pourrons probablement pas résoudre ce matin. Pour y arriver, il faudra faire preuve de beaucoup d'engagement de part et d'autre.
Vous avez lié, à juste titre, la crise alimentaire et la situation agricole. La crise sanitaire a montré que l'agriculture et la chaîne alimentaire dans son ensemble – à la fois les producteurs, les transformateurs et les distributeurs, chacun devant jouer son rôle et ayant des torts – constituent des questions fondamentales dans notre société.
Une crise peut en cacher une autre : après la crise sanitaire viendra sans doute une crise alimentaire, économique et sociale. Nous devrons apporter des solutions.
Nous avons tous vu des images des longues files d'attente de Français cherchant à avoir accès aux associations d'aide alimentaire. L'UFC-Que choisir nous a appris fin avril que les prix de certains produits alimentaires de première nécessité s'envolaient dans les magasins alors que le pouvoir d'achat de beaucoup de nos concitoyens se réduisait du fait du chômage partiel.
Afin de répondre à la crise alimentaire, nous devrons traiter la crise agricole structurelle qui existait déjà avant l'épidémie dans de nombreux secteurs, notamment la filière bovine. Il faudra s'appuyer sur nos producteurs, qui ont aussi démontré leur dévouement pendant le confinement. Ils sont restés en première ligne pour continuer à assurer la chaîne alimentaire, et ils ne sont pas épargnés par cette crise sanitaire dont les conséquences sont multiples. La majorité d'entre eux sont confrontés à de graves difficultés sur le plan économique et sont pris dans un système où la grande distribution a imposé les règles du jeu. Le prix payé aux agriculteurs reste trop bas. On le voit dans la filière laitière, où des débouchés se sont fermés, mais aussi dans la filière bovine, je l'ai dit.
La France, même si elle demeure la première puissance agricole de l'Union européenne, est de plus en plus dépendante de ses importations. Selon les chiffres des douanes, la France achetait à ses voisins européens des produits alimentaires pour un montant de 38 milliards d'euros en 2018. La hausse a été de 24 % en à peine sept ans. Nous importons beaucoup, par exemple dans la filière de la volaille, où 40 % de ce que nous consommons sont importés de Pologne.
Les Français sont prêts à changer leur manière de consommer, en se réappropriant le producteur local, le marché d'à côté et le fromager du bout de la rue, mais aussi en recuisinant, pour des coûts pas nécessairement exorbitants. Résoudre la crise agricole, pour répondre à la crise alimentaire, ne doit pas se faire au détriment des publics les moins aisés.
Selon le groupe Les Républicains, cette proposition de loi nécessite un bémol. Vous avez dit, Madame la rapporteure, que vous vouliez réformer le modèle agricole mais vous n'avez pas abordé la question du foncier, ni celle du renouvellement des générations. S'agissant de la réduction de la consommation des produits phytosanitaires, vous n'avez pas mentionné le plan Écophyto, pourtant en vigueur, et vous n'avez pas évoqué les règles d'accompagnement de nos agriculteurs. Vous proposez des réponses à la question alimentaire, mais pas à la crise agricole.
Que le groupe La France insoumise profite de la situation de détresse des familles en difficulté pour alimenter le feu de la contestation me pose vraiment question. Nous avons vu, ces dernières semaines, des images extrêmement troublantes qui montrent des files d'attente interminables devant les locaux des associations d'aide alimentaire. La crise sanitaire a malheureusement entraîné dans son sillage des conséquences désastreuses pour de très nombreuses familles déjà fragiles.
Au nom du groupe du Mouvement démocrate et apparentés (Modem), je remercie le Gouvernement pour tous les dispositifs exceptionnels qui ont été mis en place : ils ont permis à de nombreuses familles de résister durant le confinement. Je pense aux chèques-services pour les personnes sans domicile, aux chèques d'urgence alimentaire pour les foyers les plus en difficulté, à l'aide exceptionnelle de solidarité ou encore au fonds d'urgence pour soutenir les associations d'aide alimentaire. La réaction des pouvoirs publics a été forte. Il conviendra de s'interroger, lors de l'examen du projet de loi de finances, sur l'évolution et l'éventuelle pérennisation des dispositifs mis en œuvre durant la crise.
Profiter des situations terribles que vivent certaines familles pour supposer une inaction du Gouvernement est pour moi tout à fait incompréhensible. Je dois dire aussi que je suis assez agacé par le vide de cette proposition de loi. Au-delà du chèque alimentaire, les articles 2 et 3 laissent de côté tous les débats qui ont eu lieu lors de l'adoption de la loi ÉGALIM. Ces articles de la proposition de loi sont faciles, complaisants et révoltants ! Il est bien plus délicat de proposer des éléments opérationnels, de long terme mais réellement efficaces. Mon groupe préfère faire confiance aux interprofessions et aux filières ancrées dans les territoires, qui sont les mieux à même de s'organiser face à des acteurs plus gros et, en définitive, plus forts. La bonne démarche serait d'analyser les éléments qui ont bloqué les regroupements afin d'adapter les dispositions votées il y a bientôt deux ans.
Le seul point sur lequel nous pourrions être d'accord est l'organisation d'une conférence annuelle entre les parties prenantes, mais selon des modalités différentes de ce que vous proposez. Il faut le faire d'une manière permettant de retrouver l'esprit des états généraux de l'alimentation, de continuer le dialogue entre tous les acteurs, de dresser un état des lieux en ce qui concerne les prix, ce qui est déjà prévu, et de s'accorder sur l'évolution des coûts de production, mais absolument pas dans la perspective de définir des prix planchers. On ne peut pas fixer à l'avance le prix de la baguette de pain.
Je suis particulièrement agacé par les textes qui n'ont pas d'autre objet que de faire de la démagogie. Le groupe Modem serait favorable à une proposition de loi relative à l'agriculture à condition qu'elle ait de la substance à propos des interprofessions, de l'agro-écologie et des aides aux agriculteurs. Les évolutions les plus puissantes sont celles qui reposent sur la conviction. Le confinement a notamment eu le mérite de développer largement la télémédecine, qui est particulièrement indispensable dans les zones rurales, de faire découvrir le télétravail, très utile pour les salariés résidant loin du lieu d'exercice de leur activité, et surtout de faire prendre conscience à nos concitoyens de l'importance d'acheter des produits alimentaires français, voire locaux. Le confinement a réussi à faire en deux mois ce que des politiques publiques n'avaient pas pu obtenir en plusieurs années.
Voilà les changements en profondeur que nous devrions proposer en tant que parlementaires, voilà notre rôle de responsables politiques : il s'agit d'utiliser la crise exceptionnelle que nous vivons pour transformer notre société, en cohérence avec les territoires et les citoyens, et non de proposer de vieilles solutions médiatiquement faciles mais particulièrement dangereuses.
J'espère que le ton de l'intervention précédente ne reflète pas la manière dont le Modem va jouer demain un rôle pivot dans la majorité…
Je suis en désaccord avec une partie des solutions présentées par la rapporteure – elles me laissent parfois dubitatif –, mais je voudrais souligner le travail, l'engagement dans la durée, la persévérance de notre collègue et de son groupe en ce qui concerne les questions agricoles. Nous devons être capables, dans la période actuelle, de nous écouter avec respect et de parier sur la bienveillance et la part de vérité en chacun d'entre nous. Je ne vois pas dans ce texte de la démagogie mais une forme de radicalité, qui peut être contre-productive. Néanmoins, le groupe Socialistes et apparentés éprouve plutôt de l'intérêt pour la démarche engagée par nos collègues.
Le travail auquel j'ai participé aux côtés de parlementaires d'origines politiques diverses, notamment MM. Sébastien Jumel, Julien Dive et Richard Ramos…
…nous a permis d'écouter l'ensemble du monde agricole au cœur de la crise. Une des propositions que nous avons formulées est de mener une campagne visant à sortir de l' agribashing par une remise en valeur du rôle de l'agriculture et de l'alimentation dans la production de solutions pour la santé des personnes et de la planète. C'est dans cet état d'esprit que nous devons nous placer et qu'il faut entendre l'originalité de la proposition de loi. L'agriculture, par ses multiples fonctions stratégiques, en matière de climat, de biodiversité et de souveraineté – ou plutôt de sécurité – alimentaire, ne pourra jamais être un secteur économique comme les autres : elle a besoin d'une régulation, d'un dialogue avec la puissance publique, parce qu'elle concerne des biens communs importants pour la dignité des personnes et la planète. L'alimentation ne sera jamais une simple marchandise.
Mon groupe défend depuis des années la réalisation d'efforts de régulation à travers cinq propositions : une nouvelle génération de traités, l'organisation des marchés au sein de l'Union européenne, une fabrique des prix coopérative, à l'échelle nationale, une politique de réforme foncière garantissant le renouvellement des générations, la première richesse étant celle des hommes, et enfin une politique permettant aux consommateurs de peser sur l'organisation du marché. La crise du covid-19 doit notamment être le moment d'une accélération pour la haute valeur environnementale, en tant que récit commun à la société et à l'agriculture.
Nous disons oui au chèque que vous voulez instaurer. Nous avions déposé un amendement au projet de loi de finances rectificative qui visait à mobiliser en urgence 150 millions d'euros. Cette proposition a été refusée mais nous notons que des efforts ont été réalisés par le Gouvernement. Le présent texte permet de rouvrir le débat. Nous déposerons en séance publique des amendements visant à améliorer la mesure que vous proposez – il faut une concertation avec l'ensemble des parties prenantes – mais nous soutiendrons une disposition spécifique et exceptionnelle.
C'est d'abord par un revenu décent que nous devons donner aux plus modestes la possibilité d'avoir la même nourriture de qualité que les autres. Le combat mené à titre expérimental avec le mouvement ATD Quart Monde va dans ce sens. Il n'est pas question de chèques ou d'aide alimentaire, mais de dignité, de solutions cuisinées ou achetées d'une manière responsable. La disposition envisagée aujourd'hui est donc une solution d'urgence, et non durable.
En situation de crise, la construction de prix maximaux me paraît également intéressante. On a évité le pire parce qu'il y a eu un dialogue : tout le monde – le Gouvernement, les syndicats et toutes les parties prenantes – a réalisé un effort et la situation n'a pas flambé, mais le risque est réel. L'alerte est là.
En ce qui concerne les prix minimaux pour les producteurs, je préfère, dans la lignée de la loi « Sapin 2 », dont j'ai eu l'honneur d'être rapporteur pour avis et qui a été en partie améliorée par la loi ÉGALIM – mais pas suffisamment pour faire face aux oligarchies de la grande distribution et de l'agroalimentaire –, qu'il y ait une construction dans le cadre d'interprofessions, en lien avec les AOP et par bassins de vie. Il y a un manque en ce qui concerne les sanctions et les AOP. Tout est dans la loi : la profession a une part de responsabilité, je tiens à le dire – le temps n'est pas à la démagogie.
Je vous remercie de m'accueillir au sein de cette commission pour discuter de thématiques qui me sont chères : l'agriculture, pour laquelle j'ai travaillé pendant quarante ans, l'alimentation et la solidarité. Ces sujets, qui suscitent toujours autant de passion, parfois d'une manière un peu excessive – je pense à mon cher ami Nicolas Turquois –, occupent une place centrale dans la crise du covid-19. L'épidémie a aggravé l'insécurité alimentaire des personnes et des familles les plus en difficulté en perturbant les réseaux traditionnels de distribution alimentaire. Pire, l'augmentation des dépenses, notamment à la suite de la fermeture des cantines, quasi gratuites, conjuguée avec la diminution des revenus a fait entrer de nouvelles familles dans la précarité.
Afin de répondre à l'urgence sociale, le Gouvernement a lancé un plan d'urgence alimentaire, mais celui-ci manque d'ampleur : compte tenu du basculement dans la pauvreté de nouveaux ménages, les moyens alloués sont largement insuffisants. La proposition de loi du groupe La France insoumise est autrement ambitieuse puisqu'elle cible l'aide sur les ménages dont les revenus appartiennent aux trois premiers déciles et adapte la valeur des chèques aux besoins. Je partage la légitime ambition de ce texte, mais je reste circonspect compte tenu des difficultés opérationnelles dont il pourrait s'accompagner. Étant donné le contexte d'urgence, ne vaudrait-il pas mieux s'appuyer sur les réseaux de solidarité existants en augmentant les moyens des associations caritatives qui ont déjà fait preuve d'un engagement constant ?
La question de la hausse des prix est centrale. Alors que de nombreux Français ont perdu des ressources, ils ont constaté avec désarroi l'évolution des prix de certains produits alimentaires et même de première nécessité. Cette inflation, si elle était due à des profiteurs de crise, imposerait une réponse forte. Mais c'est aussi la conséquence de difficultés logistiques, d'un manque de main-d'œuvre persistant et d'une présence plus importante des produits français dans les rayons, dont je me réjouis par ailleurs, eu égard à leur qualité et à leur impact en matière de conditions d'approvisionnement – les circuits sont plus courts.
Je comprends la logique d'un encadrement des prix mais je m'interroge sur les répercussions potentielles en matière de rémunération. En plafonnant les prix, ne risque-t-on pas d'exposer les agriculteurs aux pressions de la grande distribution ? La tentation pourrait être forte d'accroître les marges en tirant les prix vers le bas.
La question de la rémunération des agriculteurs a fait l'objet de longs débats lorsque la loi ÉGALIM a été adoptée. Ce texte s'était fixé pour objectif de rééquilibrer les relations commerciales dans le secteur agricole – c'est une vieille et longue question. Un an et demi plus tard, le premier bilan est décevant. La rétribution des agriculteurs n'a toujours pas augmenté et la grande distribution a inventé de nouvelles pratiques de détournement. Fallait-il s'attendre à mieux quand l'organisation des marchés est à ce point concentrée et que l'agriculture reproduit elle-même des modèles agroalimentaires qui s'en inspirent ? Il faut remédier au plus vite à cette situation. Je suis convaincu que cela passera par d'autres modes de distribution et par davantage de contractualisations, de prise en compte des demandes des consommateurs et de responsabilité dans l'acte d'achat. Je crains que la détermination d'un prix plancher, comme le propose l'article 3, conduise à fixer un prix de référence et limite la progression des revenus des agriculteurs.
Si le groupe Libertés et Territoires partage les ambitions de la proposition de loi, il redoute que son application conduise à des effets de bord. J'attendrai l'examen des amendements pour me faire une opinion, mais cette initiative a tout mon soutien : il est louable de continuer à mettre une telle question sur la table.
Je salue le travail de notre collègue Bénédicte Taurine. Nous avons encore la chance que des journées d'initiative parlementaire existent. Celle du groupe La France insoumise viendra ainsi le 4 juin.
Vous voulez parer à la crise alimentaire et agricole. Cela démontre que quels que soient nos territoires – vous venez de l'Ariège et moi de la Bretagne – et nos sensibilités politiques – je suis centriste et vous appartenez à La France insoumise –, nous sommes sensibles à la question de l'alimentation et de l'agriculture. Nous sommes conscients, en effet, que la France est, et doit demeurer, un grand pays agricole. Nous avons la chance d'avoir 28 millions d'hectares de surface agricole utile, de bonnes terres qui nous permettent de cultiver, de produire et de nourrir notre population tout en exportant. Je rappelle aussi – cela fait du bien – que l'agriculture française est largement considérée comme étant d'excellence. Le magazine The Economist la place depuis quelques années parmi les meilleures au monde.
Ce texte nous permet de nous positionner et de faire part de nos propositions, comme nous l'avions fait, au groupe UDI & Indépendants, à propos de la loi ÉGALIM. Je défends une agriculture reposant sur trois piliers : la haute valeur nutritionnelle, permettant d'assurer une alimentation saine pour tous, la haute valeur environnementale, afin de produire dans le respect de la planète, et la haute valeur sociale, pour que l'agriculture permette à ceux qui peuplent les territoires de vivre dignement de leur métier.
Une proposition de loi ne peut résoudre tous les problèmes. Les députés disposent des moyens de leur groupe parlementaire et de l'appui de fonctionnaires de grande qualité, mais ce que nous proposons ne peut avoir l'envergure des projets de loi élaborés dans les ministères.
Pour notre part, nous estimons que la question de la taxe sur la valeur ajoutée doit être revue. Nous souhaitons l'application d'un taux réduit aux produits de première nécessité achetés dans le cadre de la crise sanitaire.
Nous pensons que les accords de libre-échange négociés par l'Union européenne, y compris celui avec le Mexique, doivent imposer la réciprocité.
Le rapport de la commission d'enquête sur la situation et les pratiques de la grande distribution, adopté à l'unanimité, démontre l'urgence de travailler sur le seuil de revente à perte et sur l'encadrement des promotions.
Il y aurait aussi beaucoup à dire en ce qui concerne le partage de la valeur ajoutée et la responsabilité des centrales d'achat et des distributeurs – nous aurons l'occasion de revenir sur ces sujets.
Les crises agissent toujours comme un révélateur des failles préexistantes des modèles économiques ou de société. La pandémie actuelle expose la faillite du modèle agricole et alimentaire résultant de décennies de politiques libérales qui ont fait reculer l'État.
La proposition de loi vise à rompre avec ce modèle en rendant à l'État son rôle de planification et de régulation afin de garantir notre indépendance alimentaire, la transition vers un modèle agricole respectueux des équilibres écologiques et le bien-être des producteurs et des consommateurs – en un mot : l'intérêt général.
Il a été sacrifié sur l'autel du libre-échange depuis trop longtemps, et la souveraineté alimentaire de notre patrie – sa capacité à s'assurer un approvisionnement indépendant – a été détruite en son nom. Les équilibres écologiques ont été rompus par un productivisme forcené, ce qui a provoqué la diffusion du covid-19. Le droit des agriculteurs à vivre dignement de leur travail a été bafoué : 20 % d'entre eux se trouvent sous le seuil de pauvreté. Le droit des consommateurs à une alimentation de qualité à des prix abordables a été abandonné : le nombre de bénéficiaires de l'aide alimentaire a doublé en dix ans. Tout cela pour accroître le profit de quelques spéculateurs et géants de la grande distribution.
Ces maux, que nous dénonçons depuis des années, ont été aggravés par la crise sanitaire. La fermeture des frontières, le confinement de la moitié de la population mondiale et la contraction de l'économie ont montré au grand jour la fragilité d'un modèle prêt à s'effondrer au premier choc. La rupture des chaînes d'approvisionnement à flux tendus, étirées sur la planète, a provoqué la pénurie de certains produits et révélé notre dépendance stratégique. La hausse des prix a transformé la précarité alimentaire en une véritable crise de la faim : des dizaines de milliers de personnes, dont des enfants, en souffrent, notamment en Seine-Saint-Denis, aux portes de Paris.
Les prix payés aux producteurs n'ont pas augmenté. Ils ont même baissé dans certaines filières tant les spéculateurs y règnent en maîtres, exerçant leur tyrannie sur les agriculteurs réduits au rang de variable d'ajustement. Nul ne peut nier que l'agro-industrie globalisée et financiarisée nous a menés à une impasse.
Face à l'ampleur des défis, la politique du Gouvernement actuel – les 39 millions d'euros débloqués pour l'aide alimentaire et les « mesurettes » de la loi ÉGALIM – fait figure de pansement sur une jambe de bois. Pire encore : le 28 avril dernier, en pleine crise, l'Union européenne et le Mexique ont conclu un nouvel accord de libre-échange dont ils discutaient depuis 2016, ouvrant ainsi un peu plus notre marché aux importations agricoles. Le Président de la République et le Gouvernement, qui avaient multiplié les paroles mielleuses au sujet de la souveraineté alimentaire, sont restés silencieux, car ils approuvent. Ils n'ont rien appris.
C'est un modèle entier que l'on doit refonder. Notre proposition de loi garantit durablement l'accès des plus précaires à l'alimentation et aux produits de première nécessité par la création d'un chèque mensuel et pérenne. La juste rémunération des producteurs sera assurée grâce à une conférence interprofessionnelle annuelle qui permettra au ministre de l'agriculture de fixer des prix planchers. Pour prévenir la spéculation et répondre à l'urgence sociale en temps de crise, les pouvoirs publics pourront assurer provisoirement un encadrement des prix.
Beaucoup restera à faire, mais ces mesures poseront les bases d'un changement de philosophie. En matière d'agriculture et d'alimentation, comme ailleurs, on doit en finir avec la fable selon laquelle la concurrence libre et non faussée des intérêts privés produirait le bien commun. L'État doit reprendre sa place de garant de l'intérêt général. Nous pourrons alors engager la grande transformation dont notre agriculture et notre pays ont besoin, à savoir la relocalisation des productions et le passage à un modèle de production et de consommation durable, sain et vertueux, dont tous bénéficieront. Les leçons de la crise seront ainsi retenues et nous ne répéterons pas les erreurs du monde d'hier.
Lorsqu'il était ministre de l'agriculture, M. Bruno Le Maire s'est battu pour maintenir des financements européens pour l'aide alimentaire, et on peut aujourd'hui s'en réjouir. À l'inverse, il est regrettable que le programme « Un fruit pour la récré » ne rencontre aucun succès. Il existe des dispositifs d'aide alimentaire non utilisés : c'est une piste pour aider les plus démunis.
Le secteur ovin, déjà évoqué, est celui qui a le plus connu une amélioration de ses revenus, grâce à la redistribution des aides de la politique agricole commune (PAC) décidée par M. Stéphane Le Foll. En revanche, il faudrait regarder quel est l'impact de la perturbation de l'Aïd cette année sur ce marché très saisonnier. Le groupe de travail sur les questions agricoles et alimentaires s'est-il intéressé à cette question ?
Je m'interroge sur le niveau d'intervention choisi. L'Eurométropole de Strasbourg a accompagné 14 000 foyers en situation de précarité alimentaire, notamment parce que les enfants n'allaient plus à la cantine, où ils pouvaient manger pour 1,50 euro par jour. Faut-il un dispositif national, comme nous y sommes habitués en France, ou au contraire décentralisé ? En Allemagne, État fédéral, les choses ont plutôt bien fonctionné. La crise du covid-19 devrait peut-être nous inciter à revoir notre modèle de fonctionnement. Le Gouvernement a mis 39 millions d'euros dans l'escarcelle, et des collectivités se sont également mobilisées. Il existe des moyens de réponse auxquels nous ne sommes pas accoutumés mais qui sont peut-être beaucoup plus efficaces. Regardons concrètement ce qui se fait.
En ce qui concerne la baisse de revenu des ménages, je constate que l'appel aux travailleurs saisonniers pour la récolte des produits de saison a suscité 500 candidatures dans le Bas-Rhin, mais que seulement 70 contrats ont été conclus. Afin de revenir à une agriculture plus autonome et plus locale, il faudra avoir des bras pour ramasser les produits dans les champs.
Je ne me retrouve pas dans l'article 3 de la proposition de loi, qui balaie d'un revers de la main l'ensemble du code de la concurrence. Il faut rappeler un chiffre : la part du pouvoir d'achat consacrée à l'alimentation est passée de 25 % à 12 % en quarante ans. Un effort important a déjà été fait pour permettre à chacun de s'alimenter dans de bonnes conditions. Ne mettons pas à bas, sous l'effet d'une crise ponctuelle, tout un édifice construit pendant de longues années. Je partage l'analyse de M. Jean-Baptiste Moreau : il faut améliorer les dispositions de la loi ÉGALIM, qui vont dans la bonne direction, et compter sur l'Union européenne, dont la PAC sera redéfinie dans les prochains mois, au lieu de se replier sur le cadre national.
Je n'ai absolument pas apprécié l'intervention de M. Nicolas Turquois. Les « niches » existent pour permettre de discuter de nos propositions : c'est un exercice de démocratie parlementaire. La nostalgie du parti unique me glace.
Les deux volets de la proposition de loi sont profondément liés.
Le premier concerne l'accroissement de la pauvreté en lien avec la crise. J'ai écrit un courrier au Premier ministre, dès le 8 avril, pour appeler son attention sur les difficultés des grandes associations d'aide aux plus démunis. Elles ont besoin d'un soutien financier exceptionnel pour faire face à la hausse considérable des demandes. Le rapporteur spécial de l'Organisation des Nations Unies sur l'extrême pauvreté, M. Olivier De Schutter, a tiré la sonnette d'alarme dans le journal La Croix le 26 mai : les difficultés pour s'alimenter augmentent dans l'ensemble des pays. La hausse de la pauvreté entraîne une alimentation moins diversifiée et de moindre qualité. Par ailleurs, les enfants n'ont plus accès à la restauration scolaire, qui leur offrait un repas équilibré et le principal apport calorique de la journée.
Les dispositions de l'article 1er sont nécessaires, mais cela ne signifie pas que rien n'a été fait – je le dis pour notre cher collègue Nicolas Turquois. Des aides complémentaires ont été versées aux grandes associations – j'ai posé une question écrite pour en connaître le montant –, des collectivités territoriales se mobilisent et l'État aide les plus démunis par des chèques. Même si nous pensons, au groupe de la Gauche démocrate et républicaine, qu'il faut aller plus loin, l'article 1er ne doit pas être considéré comme une attaque.
Les articles 2 et 3 font un lien avec la production agricole. Le texte reprend, ce dont je me réjouis, deux propositions de loi que j'avais déposées en 2011 et 2016. Si le coefficient multiplicateur semble d'un autre temps, il existe dans notre législation pour les fruits et légumes. Ce dispositif, qui n'est jamais appliqué, instaure une corrélation entre la rémunération du producteur et le prix payé par le consommateur. Cela peut aider à développer notre indépendance alimentaire : avec un coefficient multiplicateur de 2, par exemple, on pourra vendre à 1 euro un produit acheté à l'étranger pour 50 centimes ; si on achète le produit en France à 1 euro, on pourra le vendre plus cher et la marge sera plus importante. Nous avons besoin de certains outils, même s'ils peuvent paraître mécaniques, pour avoir une maîtrise sur l'ensemble de la chaîne alimentaire en période de crise.
S'agissant de la conférence interprofessionnelle sur les prix, qui ne correspond pas du tout à ce qui est mis en œuvre aujourd'hui, Monsieur Moreau, j'avais proposé de travailler au niveau des bassins de production – il y a des différences entre les territoires, notamment en matière de coûts.
Cette proposition de loi soulève un problème de fond sans réellement le résoudre.
Créer des chèques alimentaires est une bonne mesure, mais il faut un fléchage vers les produits agricoles, au profit des plus démunis.
Il y a aussi la problématique du véritable prix des produits agricoles et du pouvoir d'achat. La loi ÉGALIM a tenté d'apporter des solutions, par exemple en encadrant les promotions dans la grande distribution.
Je partage avec MM. Thierry Benoit et Dominique Potier le souhait d'avoir une agriculture de haute valeur nutritionnelle, environnementale et sociale.
Il est vrai que la proposition de loi n'aborde pas les problèmes fonciers, sur lesquels il faudrait travailler. Nous avons souhaité ouvrir le débat dans le cadre de notre « niche » parlementaire et proposer des mesures précises pour répondre à la crise.
La question du fléchage des chèques alimentaires vers les produits agricoles français ou locaux a beaucoup été abordée lors des auditions. Nous nous sommes rendu compte qu'il y a, en effet, un manque. La limite est qu'il ne faut pas laisser penser que les plus pauvres ne sont pas capables de comprendre eux-mêmes quels produits sont bons et qu'ils achètent nécessairement des produits bas de gamme dans des supermarchés – les associations d'aide alimentaire nous ont mis en garde contre les raisonnements condescendants. C'est aussi pour cette raison que nous n'avions pas prévu initialement de fléchage. Il faut trouver le juste milieu. Pour ma part, je vais plutôt acheter des produits agricoles de qualité, mais la situation économique n'offre pas nécessairement le choix à tout le monde.
J'ajoute qu'il n'y a aucune volonté d'instrumentalisation derrière cette proposition de loi.
La commission en vient à l'examen des articles de la proposition de loi.
Article 1er : Création d'un dispositif de chèque alimentaire mensuel pour les plus précaires
La commission est saisie de l'amendement CE11 de M. Jean-Baptiste Moreau.
Le groupe La République en Marche propose la création d'un chèque post-déconfinement afin d'aider les plus démunis.
Le Gouvernement a déjà adopté plusieurs mesures, je l'ai dit : des chèques services de 7 euros par jour pour l'achat de produits d'alimentation et d'hygiène pendant la période de la crise sanitaire pour les personnes sans domicile et 39 millions d'euros pour l'aide alimentaire, dont 10 millions destinés à Paris, à Lyon, à Marseille et à la Seine‑Saint‑Denis et 4 millions pour Mayotte, la Guyane et Saint-Martin.
Nous partageons évidemment l'objectif poursuivi par l'article 1er, mais nous proposons de limiter son application et de renvoyer l'ensemble des modalités à un décret. Nous faciliterons ainsi les concertations avec les parties prenantes, notamment les associations de terrain, ce qui garantira que l'aide va bien à ceux qui en ont le plus besoin et qu'elle est aussi adaptée que possible.
Nous avons choisi de ne pas encadrer précisément le dispositif dans le temps : il ne faut pas l'interrompre trois mois après la fin de l'urgence sanitaire, comme votre amendement le propose, car la situation va continuer à s'aggraver. Les associations auditionnées soulignent qu'on doit accompagner les populations les plus fragiles à moyen et long terme. Par ailleurs, nous visons une population plus large que celle que vous envisagez de retenir. Je précise aussi que l'adoption de cet amendement ferait tomber les suivants, qui proposent notamment un fléchage. Pour toutes ces raisons, avis défavorable.
Vous avez évoqué, Madame la rapporteure, la possibilité que le chèque alimentaire soutienne nos agriculteurs, mais ce n'est pas prévu dans la rédaction actuelle du texte. Il faudra réfléchir, lors de l'adoption du décret auquel vous renvoyez, à la création d'un label « circuit court », sur le modèle du label « fait maison » en vigueur dans la restauration. On devra aussi trouver des moyens pour inciter les centres communaux d'action sociale (CCAS), principaux pourvoyeurs de chèques alimentaires, à conclure des conventions avec les commerces qui bénéficieraient du label. On établirait ainsi un lien entre l'aide aux plus démunis et les revenus de nos agriculteurs.
Nous pourrions faire d'une pierre deux coups en fléchant les chèques alimentaires destinés aux personnes en situation de détresse vers les produits des agriculteurs français, notamment s'ils sont susceptibles d'être détruits pour cause de surstockage. C'est l'objet de mes amendements CE5 et CE6, qui risquent de tomber – mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce point en séance publique.
Cet amendement, qui renvoie la totalité du dispositif à un décret, est d'une certaine manière dans la même veine que les réponses du Gouvernement : quand nous expliquons que les moyens sont insuffisants au regard de la situation, vraiment dramatique, on nous répète que 39 millions d'euros ont été débloqués. Toutes les associations disent que ce n'est pas assez.
À Aubervilliers, plus de 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Pendant le confinement, les citoyens ont organisé des collectes en ligne et dans les supermarchés pour compenser l'afflux de nouveaux demandeurs d'aide alimentaire, mais ces initiatives spontanées ont du mal à perdurer faute de bénévoles. Le Secours populaire a déjà distribué 60 tonnes de produits alimentaires, au lieu des 20 tonnes habituelles. Le 15 juin, tous les stocks du Secours populaire de Seine-Saint-Denis seront vides, et ils ne pourront être reconstitués grâce aux crédits européens qu'en septembre. Comment va-t-on faire pour nourrir les gens dans l'intervalle ? Les 39 millions d'euros prévus ne suffiront pas.
Les chèques alimentaires sont une très bonne idée. Les conseils départementaux et les CCAS en distribuent déjà, sous la forme de bons alimentaires ou de chèques d'accompagnement personnalisé.
Je crois qu'il faudrait mettre dans la boucle les chambres d'agriculture, grâce à des conventions avec les collectivités territoriales. Les chèques pourraient être utilisés dans des petits commerces locaux, au profit d'une agriculture elle aussi locale.
Je suggère à M. Jean-Baptiste Moreau de retirer cet amendement car son adoption bloquerait la suite du débat. Ses propositions, même si je ne suis pas d'accord avec elles, pourraient très bien trouver place dans le décret auquel l'article 1er renvoie.
La réécriture de l'article 1er que je propose est calquée sur les dispositions relatives au chèque énergie. Nous renverrons à un décret afin de prendre en compte la réalité des situations.
Je ne prétends pas qu'il ne faut rien faire de plus en matière d'aide alimentaire. Nous devrons être attentifs aux retours du terrain pour que le déconfinement ne tourne pas au drame dans certains quartiers ou territoires lourdement touchés.
C'est le délai de trois mois qui pose problème. Rien de tel n'est prévu pour le chèque énergie.
La commission adopte l'amendement.
En conséquence, les amendements CE17 de la rapporteure, CE5 et CE6 de M. Julien Dive tombent.
La commission adopte l'article 1er modifié.
Article 2 : Mise en œuvre des dispositions de contrôle des prix maximums de la vente au détail et en gros des produits alimentaires et de première nécessité
La commission est saisie de l'amendement CE18 de la rapporteure.
Le code de la santé publique prévoyant déjà un décret, le troisième alinéa de cet article est inutile. Je vous propose de le supprimer.
Mon groupe est défavorable à l'article 2. Vous voulez instaurer une économie administrée en chargeant le ministre de l'agriculture de fixer les prix agricoles. Les expériences antérieures ont montré que les prix planchers deviennent des prix plafonds et que ce système détruit toute flexibilité, ce qui entraîne des pertes financières relativement importantes dans certaines filières. Le coefficient multiplicateur cher à M. André Chassaigne existe déjà dans la filière des fruits et légumes, mais il n'est jamais appliqué car il ne correspond pas aux besoins du marché et n'améliore pas les prix d'une manière significative.
Je ne crois pas trahir de secret en disant que M. Besson-Moreau, rapporteur de la commission d'enquête sur les pratiques de la grande distribution, prépare des amendements en vue de la séance. Ils permettront de mieux réguler les relations avec les distributeurs sans aller jusqu'à une économie administrée dans laquelle les prix seraient fixés par le ministère de l'agriculture.
L'article 2 prévoit uniquement une régulation temporaire, en période de crise, afin d'éviter une flambée des prix de produits de première nécessité – peut-être une quinzaine. On est donc loin d'une économie administrée : il s'agit seulement de créer un mode de régulation qui pourra être utilisé pour éviter des désordres conduisant à des problèmes sanitaires et sociaux en cascade.
Je partage les réserves de M. Jean-Baptiste Moreau sur les prix planchers et leurs effets pervers, mais il me semble que cet article prévoit plutôt des prix plafonds pour les consommateurs.
Dans ces conditions, mon groupe est plutôt favorable à l'article 2. Lors de la crise actuelle, un simple dialogue a permis d'éviter le pire. On peut s'en réjouir, mais il n'est pas inutile de prévoir une régulation des prix pour faire face à des circonstances inattendues.
Il ne faut jamais oublier que le plafonnement des prix a un impact sur les producteurs puis sur les employés du secteur de la distribution. On entre peu à peu dans une logique de paupérisation. Il serait bien préférable d'augmenter par le travail les revenus des personnes en situation précaire. Tirer les prix vers le bas pour les aligner sur les capacités de consommation des personnes paupérisées serait extrêmement dangereux et délétère à terme.
Mon argumentation concernait la mécanique globale des articles 2 et 3, qui aboutit à une économie administrée. En effet, l'article 2 porte spécifiquement sur des prix plafonds.
La concertation a fonctionné. Par ailleurs, ces dispositions poseraient un problème de compatibilité avec le droit européen de la concurrence si on les adoptait aujourd'hui, malgré ce que la rapporteure a dit, et M. Di Filippo a eu raison de souligner que les prix encadrés sont néfastes pour les producteurs.
Dans le cadre des auditions menées avec M. André Chassaigne au sein de la commission des affaires européennes, nous avons constaté que les outils de gestion de crise ne sont pas adaptés au niveau européen car la notion même de crise n'est pas définie. Les différences de conception font qu'une même situation peut être qualifiée de crise par certains États mais pas par d'autres.
Les mécanismes de régulation des volumes et des prix doivent être envisagés à l'échelle européenne plutôt qu'au plan national. Cet article serait inopérant et impossible à appliquer.
L'analyse selon laquelle les prix plafonds seraient néfastes aux producteurs est simpliste. La proposition de loi prévoit de les conjuguer avec le coefficient multiplicateur, qui permettra d'agir sur les différentes marges – il existe toute une chaîne de valeur. L'article 2 propose une approche globale.
Le dispositif s'appliquera d'une manière temporaire et ne portera que sur certains produits, à l'instar des mesures décidées pour les masques de protection. Le ministre pourra modifier par arrêté le prix maximum sur tout ou partie du territoire, dans la limite d'un coefficient correcteur. Cet encadrement me paraît suffisant pour éviter que le mécanisme desserve toute une filière.
La commission adopte l'amendement.
Elle rejette l'article 2.
Article 3 (art. L. 632-2-1-1 [nouveau] ; L. 611-4 et L. 611-4-2 du code rural et de la pêche maritime) : Détermination d'un niveau plancher de prix d'achat au producteur pour chaque production agricole
La commission examine l'amendement CE12 de M. Jean-Baptiste Moreau.
L'article 3 vise à créer une conférence annuelle sur les prix qui rassemblerait producteurs, fournisseurs et distributeurs sous l'égide du ministère de l'agriculture et de l'alimentation. La loi « Sapin 2 » prévoit déjà qu'une « conférence publique de filière », annuelle, « examine la situation et les perspectives d'évolution des marchés agricoles et agroalimentaires concernés au cours de l'année à venir » et « propose, au regard de ces perspectives, une estimation des coûts de production en agriculture et de leur évolution pour l'année à venir ». Une telle conférence s'est tenue en 2017, sous la forme d'états généraux de l'alimentation. L'amendement demande l'organisation de ces conférences publiques annuelles – elles n'ont pas eu lieu depuis 2017 – et tend à les renforcer en associant le médiateur des relations commerciales agricoles.
Je suis défavorable à cet amendement qui viderait de sa substance l'ensemble de l'article 3 en supprimant à la fois les prix planchers et l'extension du coefficient multiplicateur. Ces dispositions donneraient de vraies responsabilités aux interprofessions et des garanties aux agriculteurs.
La conférence prévue par la loi de 2016 ne se réunit pas. À la différence des nombreuses instances déjà chargées de dresser des états des lieux en ce qui concerne les marchés agricoles, nous voudrions créer une structure de nature politique pour mener une action concrète.
Ce n'est pas parce qu'on n'est pas d'accord avec l'ensemble de la proposition de loi qu'il faut tout détricoter. Je trouve que l'article 3 va plutôt dans le bon sens. La loi de 2016 n'est pas appliquée, puisque la conférence qui doit avoir lieu chaque année n'a pas été organisée depuis les ateliers des états généraux de l'alimentation de 2017.
Selon l'ensemble des représentants des interprofessions que nous venons d'auditionner pendant six semaines avec MM. Stéphane Travert, Richard Ramos, Dominique Potier et Sébastien Jumel, l'aspect le plus positif de la loi ÉGALIM est ce qui a précédé son adoption, à savoir les ateliers des états généraux de l'alimentation : ils ont permis de mettre tout le monde autour de la table, de crever des abcès et de renouer le dialogue entre les différents acteurs. Rétablir cette étape intéressante, qui a eu le mérite de faire travailler les gens ensemble, aurait du sens. On devrait également s'en inspirer au niveau européen.
Mon agacement vis-à-vis de cette proposition de loi concerne surtout l'article 3. Je ne doute pas que la rapporteure partage les interrogations et les difficultés des agriculteurs, mais penser que de tels problèmes pourraient se résoudre grâce à une proposition de loi de trois ou quatre articles est illusoire. En outre, si la fixation d'un prix minimum a apporté des solutions par le passé, elle a aussi créé beaucoup de difficultés.
Jusque dans les années 1990, la politique agricole commune (PAC) définissait un prix minimum au sein de l'Union européenne. Cela a conduit à des surplus pour de nombreuses matières premières et à une homogénéisation totale des produits agricoles. Ce n'est pas de cette manière que nous produirons l'agriculture que nous voulons, mais par la négociation.
Il est vrai qu'il y a des filières où la négociation est impossible du fait d'un rapport de force déséquilibré entre grande distribution et producteurs, mais il en existe aussi où des organisations de producteurs s'affrontent en fixant des prix bas pour gagner des parts de marché.
Il faut une négociation organisée sous l'égide du ministère – la puissance publique a toute sa place en la matière – et non des prix administrés. Des produits de terroir et de qualité se sont multipliés depuis une dizaine d'années là où il n'y avait plus une politique de prix minimum qui lissait tout, si je puis dire, par le bas et par les quantités. Nous ne pouvons pas nous contenter de solutions aussi simplistes pour résoudre les problèmes de l'agriculture.
Ce texte veut remettre autour de la table les producteurs, les fournisseurs et les distributeurs. Il faut y ajouter les consommateurs, à qui la décision revient en dernier lieu. Depuis des années, tout se joue non plus de la fourche à la fourchette, mais de la fourchette à la fourche : c'est le consommateur qui détermine ce qu'on mange, à quel prix et selon quel type de production.
Ce sont les ateliers qui ont le mieux fonctionné dans le cadre de la loi ÉGALIM. Nous devons les relancer afin de déterminer ensemble, pour les vingt ans qui viennent, ce que nous voulons manger et à quel prix. On doit le faire en allant du consommateur au producteur. Il faut recréer l'outil qui nous manque pour y arriver. La loi ÉGALIM n'était qu'un début.
L'agriculture européenne est la plus libérale de la planète. Au Canada, pays que M. Turquois cite souvent, il existe un encadrement des volumes et des prix pour les produits laitiers. Il est possible dans le cadre d'une économie libérale qui n'est pas excessivement administrée – c'est votre souhait – d'avoir une régulation. J'ai pourtant le sentiment que vous rejetez entièrement cette idée.
Sans régulation, on ne parviendra pas à sauvegarder une agriculture européenne de qualité pour le consommateur. Il faut éviter de tomber dans un libéralisme effréné qui nous ramènerait à la vieille théorie anglaise des avantages comparatifs, selon laquelle on achète seulement le produit là où il est le moins cher possible. Ce serait catastrophique.
Je serais très heureux d'avoir un débat avec le président Chassaigne sur les forces et les faiblesses du modèle canadien en matière d'encadrement du lait, mais ce sera malheureusement pour une autre fois…
Le mécanisme européen des quotas laitiers avait des défauts, mais il permettait de réguler l'offre et la demande à l'échelle de notre continent. Avec la dérégulation, la ferme France a perdu 240 millions d'euros à chaque fois que la valeur du lait se réduisait d'un centime, et les perspectives d'exportation se sont parfois traduites par des déconvenues, notamment en ce qui concerne la Chine. Il ne faut pas agir par idéologie, mais au contraire inventer pragmatiquement de nouvelles régulations. L'alimentation n'est pas une marchandise comme les autres.
La teneur de nos débats m'étonne. Quelle est l'intention du groupe majoritaire ? S'agit-il, à l'occasion de cette disposition visant à assurer une administration des prix, que mon groupe ne soutiendra pas, de corriger la loi ÉGALIM ? Si c'est le cas, il aurait fallu nous prévenir et organiser un débat dans des conditions permettant à chaque groupe de faire valoir ses propositions. Nous nous sentons pris au dépourvu.
Quand les propositions de loi ne sont pas adoptées, cela fait débat. Et quand elles sont adoptées avec des amendements, cela fait débat aussi… J'ajoute qu'il restera du temps d'ici à la séance publique, qui aura lieu la semaine prochaine.
Les questions soulevées par ce texte sont intéressantes. J'ai donc déposé des amendements visant à insérer des éléments qui me semblent plus applicables et plus opérationnels. Nous ne vidons absolument pas de sa substance l'article 3. Nous nous opposons aux prix planchers, mais nous affirmons la nécessité de réactiver les conférences de filière, qui n'ont pas été organisées, en les musclant. Le consommateur doit évidemment être associé – les interprofessions vont jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à lui.
Les seules organisations reconnues au niveau européen sont celles des producteurs. Si on veut rééquilibrer les rapports de forces à l'intérieur des filières, il faut muscler ces organisations – c'est l'objet d'un amendement que j'ai déposé après l'article 3. On peut renforcer les organisations interprofessionnelles, Madame la rapporteure, mais il faudrait d'abord qu'il y ait une évolution du droit européen : il n'est pas possible actuellement, ce qui est sans doute regrettable, de leur confier des missions en matière de fixation des prix.
Le système fonctionne bien dans certains cas : le Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (CNIEL) a pris ses responsabilités en disant qu'il fallait réduire la production pour éviter une chute des prix trop forte.
Je ne refuse pas des outils de régulation du marché. Je pense qu'ils doivent être aux mains des interprofessions, mais il faut, pour cela, une évolution du cadre réglementaire français et surtout européen.
La commission adopte l'amendement.
L'article 3 est ainsi rédigé.
Après l'article 3
La commission examine les amendements CE13 et CE14 de M. Jean-Baptiste Moreau.
Les filières grandes cultures, viandes, fruits et légumes et viticulture sont essentielles pour notre souveraineté alimentaire. Elles représentent les plus gros volumes de production et permettent de maintenir l'agriculture dans tous les territoires en fixant de l'activité économique et donc de l'emploi. Elles font de la France la première puissance agricole européenne.
Les crédits de la PAC ont pu être mobilisés efficacement pour structurer certaines filières agricoles, comme celle des fruits et légumes, par la constitution d'organisations et d'associations d'organisations de producteurs très fortes. Ce sont des acteurs essentiels pour permettre la reprise en main de la chaîne de valeur par les producteurs et pour assurer leur juste rémunération.
L'amendement CE13 tend à encourager les producteurs à adhérer à ces structures. Celles qui respecteront une contractualisation avec l'aval selon les indicateurs de coûts de production fixés par les interprofessions bénéficieront des mesures prévues par l'article L. 553-4 du code rural et de la pêche maritime.
L'amendement CE14 prévoit des sanctions pour les acteurs de l'aval qui refuseraient d'entrer dans cette logique. La coercition semble malheureusement indispensable face à l'absence de bonne volonté de certains acteurs de la distribution, en particulier dans la période de crise que nous traversons.
Dans le prolongement des états généraux de l'alimentation et de la loi ÉGALIM, le développement des contrats tripartites, dans les secteurs où ils semblent pertinents, et surtout des contrats pluriannuels doit être encouragé.
Nous proposons ainsi un autre dispositif que les prix planchers et les coefficients multiplicateurs pour inverser le rapport de forces au sein des filières au bénéfice des producteurs.
J'émets un avis défavorable à l'amendement CE13, qui vise à renforcer les organisations de producteurs. Ce serait relativement injuste pour ceux qui ne souhaitent pas devenir membres de ces organisations. Il me paraît indispensable de respecter le principe de libre adhésion.
Je voudrais revenir sur l'Union européenne, toujours invoquée quand les choses ne bougent pas. Il va falloir que le droit européen évolue. S'agissant des masques, on a réussi à imposer un prix maximum. Pourquoi ne pourrait-on pas agir aussi en matière agricole ?
Je suis également défavorable à l'amendement CE14, qui est moins ambitieux que le dispositif des prix planchers. S'agissant des sanctions, je rappelle que la menace d'une amende de 117 millions d'euros n'a pas découragé Leclerc de poursuivre les pressions exercées par l'intermédiaire d'Eurelec, sa centrale d'achat en Belgique. Si vous voulez convaincre la grande distribution de tenir compte des indicateurs de coûts de production, dont certains n'ont pas été publiés, il faudra des amendes extrêmement fortes. Et je ne suis même pas certaine que cela suffirait.
Ce que propose M. Jean-Baptiste Moreau ressemble furieusement à un amendement défendu par les socialistes dans le cadre de la loi ÉGALIM. C'est assez cocasse et en même temps sympathique. Il semble que les idées finissent par avancer. En démocratie, il vaut mieux dialoguer avec l'opposition, l'entendre et, parfois, reconnaître qu'elle a la paternité de certaines propositions.
Il a fallu prévoir des sanctions dans la loi « Sapin 2 » pour arriver à tordre le bras de certains acteurs qui construisaient les prix d'une manière indécente. Vous renvoyez à un décret, ce qui est la limite de ce que vous proposez.
Je suis néanmoins favorable à ces amendements. M. Jean-Baptiste Moreau connaît bien l'histoire du monde ovin. Grâce aux aides de la PAC pour les filières organisées, ce secteur a pu faire face à la crise et surmonter la concurrence déloyale, notamment celle de la Nouvelle-Zélande. C'est un exemple de régulation intelligente.
Le droit européen n'est pas un obstacle majeur. La principale résistance, il faut avoir l'honnêteté intellectuelle de le dire, se trouve à l'intérieur de la profession elle-même. Le mouvement coopératif prétend, à juste titre, construire les prix d'une façon démocratique au sein de son propre univers, tandis que des filières souvent organisées à l'échelle nationale cohabitent avec diverses organisations de producteurs au sein des bassins géographiques. On rencontre donc des difficultés pour coconstruire les prix. Il faudra reprendre le dialogue avec les acteurs concernés en s'appuyant sur l'armature juridique proposée par notre collègue.
Un ancien président de la commission des affaires économiques rappelait régulièrement qu'on écrit la loi lorsqu'on légifère… J'ai donc regardé en quoi ces deux amendements amélioreraient les textes en vigueur.
J'ai l'impression que l'amendement CE13 ajoute un élément : les organisations de producteurs devront garantir une rémunération minimale, en fonction des indicateurs de coûts de production, pour bénéficier d'aides publiques. Il y a une sorte de plus-value.
En revanche, je ne comprends pas bien l'apport de l'amendement CE14. L'article L. 631‑24 du code rural et de la pêche maritime, issu d'une ordonnance de 2019, indique d'une manière très complète comment la contractualisation doit avoir lieu. L'amendement dit en somme que la loi est obligatoire, ce qui est une lapalissade. La loi s'impose et il peut y avoir des sanctions pour ceux qui la violent.
Mon groupe est favorable à ces amendements. Nous avions débattu de ces sujets dans le cadre de la loi ÉGALIM, et je me réjouis qu'ils reviennent sur la table. Encore un petit effort, et nous allons renforcer l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires…
Contrairement à la rapporteure, je ne vois pas de contradiction fondamentale entre la volonté d'aller vers des prix garantis et ces amendements, qui permettraient d'avancer en ce qui concerne le partage de la valeur. Je préfère que M. Jean‑Baptiste Moreau se comporte en peintre impressionniste, en donnant des petits coups de pinceau pour faire évoluer la loi ÉGALIM, plutôt qu'en rouleau compresseur (Sourires). Je soutiendrai ces petits ajustements parce qu'ils vont plutôt dans le bon sens.
La commission adopte successivement les amendements CE13 et CE14.
Elle est saisie de l'amendement CE4 de M. Julien Dive.
Dans le contexte actuel de crise sanitaire, les agriculteurs restent mobilisés pour nourrir la population malgré des obstacles tels que le surstockage, qui est notamment lié à la perte de débouchés causée par la fermeture des frontières, de la restauration hors foyer (RHF) et de certains établissements et administrations publics. Il est indispensable de redémarrer la RHF en donnant la préférence à la production française lorsqu'elle est excédentaire. Alors que la crise risque de se prolonger, ce serait un acte de solidarité nationale avec les producteurs.
Compte tenu de la situation d'urgence, on pourrait envisager une expérimentation de dix-huit mois au cours de laquelle la passation de contrats publics portant sur des denrées alimentaires françaises ou locales, surgelées ou non, serait encouragée. On pourrait privilégier une origine pour des lots spécifiques dans le cadre des commandes publiques en 2020 et 2021. Plusieurs régions ont déjà donné l'exemple. Afin de contourner l'obstacle de l'irrecevabilité financière de l'article 40, notre amendement demande la remise d'un rapport sur ce sujet.
Je suis favorable à votre amendement. Nous devons défendre une forme de protectionnisme pour notre agriculture et utiliser le levier de la commande publique. La reprise prochaine de la restauration hors domicile pourra être l'occasion de modifier les habitudes et de favoriser des commandes plus locales, évolution qu'on a pu observer ces derniers temps et qu'il faut encourager.
Nous avons fait évoluer la commande publique à l'époque du Grenelle de l'environnement grâce à un amendement que j'avais présenté. Il prévoyait qu'un critère de proximité pouvait être pris en compte dans le cadre de la restauration collective. Cela s'est fait de manière diverse, notamment en raison d'un manque de formation des agents chargés de gérer les commandes, mais d'énormes progrès ont été accomplis, en particulier parce que des associations ont fait bouger les choses.
Le présent amendement demande un rapport sur cette question. Il me semble utile d'établir un état des lieux pour savoir comment le code des marchés publics est appliqué. Et si cela permet d'avancer, de faire évoluer la loi, ce sera encore mieux.
Je trouve cet amendement tout à fait pertinent. Dans le cadre des débats sur la loi ÉGALIM, j'avais beaucoup insisté pour que la référence au « bio » soit remplacée par celle au « local » dans les quotas imposés à la restauration collective. Compte tenu de la situation actuelle, qui bouleverse les modèles économiques, nous n'y couperons pas. Il faut au moins un rapport sur ce sujet. Nous verrons que les collectivités locales ont beaucoup d'avance sur le législateur. Il serait très opportun de les accompagner, en particulier dans le contexte actuel.
L'importance de la RHF pour l'agriculture française avait été mise en évidence lors des débats sur la loi ÉGALIM. Un rapport sur cette thématique me semble opportun à ce stade de l'application de la loi pour voir s'il est possible de faire évoluer le cadre des appels d'offres. Mon groupe soutient donc cette demande.
La commission adopte, à l'unanimité, l'amendement.
Article 4 : Gage
La commission adopte l'article 4 sans modification.
Elle adopte l'ensemble de la proposition de loi modifiée.
Membres présents ou excusés
Commission des affaires économiques
Réunion du mercredi 27 mai 2020 à 9 h 30
Présents. ‑ M. Damien Adam, Mme Sophie Beaudouin-Hubiere, M. Thierry Benoit, M. Éric Bothorel, Mme Pascale Boyer, M. André Chassaigne, M. Dino Cinieri, M. Jean-Michel Clément, Mme Michèle Crouzet, M. Fabien Di Filippo, M. Julien Dive, Mme Valéria Faure-Muntian, Mme Christine Hennion, M. Antoine Herth, M. Bastien Lachaud, M. Sébastien Leclerc, M. Roland Lescure, M. Jean-Baptiste Moreau, Mme Anne-Laurence Petel, M. Dominique Potier, M. Richard Ramos, M. Vincent Rolland, Mme Bénédicte Taurine, M. Nicolas Turquois
Excusés. - Mme Paula Forteza, M. Sébastien Jumel, Mme Laure de La Raudière, M. Serge Letchimy, M. Max Mathiasin