Je tiens tout d'abord à souligner la réactivité de l'Europe. La Commission a rapidement levé les critères du pacte de stabilité et permis aux États de soutenir directement les entreprises. La Banque centrale européenne (BCE) a également agi sans délai. Paradoxalement, j'ai entendu beaucoup de nos concitoyens européens se plaindre d'une insuffisance d'Europe pour répondre à la crise sanitaire et à la survenue d'une crise économique et sociale.
En tant que commissaire chargé du marché intérieur, je me suis rapproché des 14 écosystèmes industriels que nous avions identifiés, afin de mesurer les conséquences directes de la crise et d'anticiper un redressement aux troisième et quatrième trimestres. Parallèlement à l'évolution de la pandémie et à la sortie du déconfinement, nous avons mis en place des systèmes hérités du kurzarbeit, « travail court », traduit en français par chômage partiel, qui ont bien fonctionné.
J'ai travaillé main dans la main avec M. Paolo Gentiloni, le commissaire chargé de l'économie. À l'époque où vous étiez stagiaire à la Commission, Monsieur le président, en tant que ministre de l'économie et des finances, je réduisais la dette de la France. Toutefois, dans cette crise particulière, j'ai insisté pour que chaque État membre ait équitablement accès aux ressources nécessaires. Pas un pays au monde n'a le premier sou vaillant pour faire face aux besoins immédiats de liquidités et d'accompagnement du redressement ! Tous les États, à commencer par l'Allemagne, vont devoir s'endetter significativement. Un certain nombre de pays se sont hâtés de voter des plans de redressement massifs. En moins d'une semaine, l'Allemagne a lancé un plan de 356 milliards d'euros, soit 10 % de son produit national brut (PNB), dont 100 milliards d'euros d'aides directes aux entreprises. Mais pour maintenir l'intégrité du marché intérieur, il faut, par exemple, que les chaînes de valeur produisant pour Daimler des éléments critiques dans le nord de la Lombardie ou en Catalogne puissent redémarrer et que chaque État ait accès à ces ressources.
La BCE a réagi positivement en proposant de mettre 750 milliards d'euros à la disposition des États. Mais il faut qu'ils puissent intervenir de façon symétrique. Le ministre de l'industrie portugais a souligné ainsi que le montant qu'il avait mobilisé immédiatement pour les entreprises ne correspondait même pas à ce qui avait été mis à la disposition du voyagiste TUI par le gouvernement allemand. Il fallait donc un level playing field (une règle du jeu équitable) intracommunautaire. Avec M. Paolo Gentiloni, nous nous sommes employés à créer rapidement un plan de relance robuste afin de corriger des effets délétères pour le marché intérieur. Nous avons estimé le montant nécessaire pour intervenir en complément des États entre 1 000 et 2 000 milliards d'euros, identique à celui indiqué par la BCE.
Le 23 avril 2020, lors d'une réunion du Conseil européen, désireux de sortir du débat entre les frugaux et les non-frugaux, M. Charles Michel a convaincu les chefs d'État et de Gouvernement de donner mandat à la Commission d'évaluer les besoins et de proposer les instruments pour y répondre. S'agissant de montants considérables et de démarches inédites, nous avons longuement discuté au sein de la Commission et avec le Parlement européen et les États membres, garants de notre règle démocratique.
Durant cette démarche est intervenue la proposition franco-allemande. L'Allemagne faisait partie des États frugaux, hostiles à l'émission d'une dette, même portée par la Commission. Après de nombreux échanges entre le Président de la République et la Chancelière, nous sommes intervenus par le biais des écosystèmes. Je rappelle que M. Charles Michel avait demandé leur prise en compte pour sortir de la dialectique État contre État et raisonner chaîne de valeur par chaîne de valeur. L'Allemagne, par exemple, exporte 59 % de sa production sur le marché intérieur. Chacun se doit donc de trouver les moyens d'aider son tissu et économique et industriel à sortir de cette situation inédite. Les industriels allemands se sont ainsi mobilisés au travers des écosystèmes pour entretenir un dialogue avec la Chancellerie, parfois même en la personne de la Chancelière, qui apprécie les approches rigoureuses et scientifiques.
La proposition franco-allemande est historique, et elle nous a permis de finaliser la nôtre une fois l'évaluation terminée. À l'issue du débat « subventions contre prêts », nous avons abouti au besoin minimum de 500 milliards d'euros de subventions. Pour nombre d'entreprises touchées, il faut en effet des subventions et non des prêts. L'activité marchande et l'investissement s'étant arrêtés, le montant minimum de la réparation est estimé entre 700 milliards et plus de 1 000 milliards d'euros, le coût de l'arrêt de l'investissement étant chiffré à 825 milliards d'euros. Cela peut être accompagné par des prêts. Il s'agit d'éviter un déclassement de l'Europe par rapport aux États-Unis ou à la Chine. Cette proposition doit maintenant obtenir l'approbation des vingt-sept États membres.
Aux 500 milliards d'euros de subventions s'ajoutent 250 milliards d'euros de prêts « back-to-back », qui peuvent être consentis à des États pour « déstresser » leur position par rapport au marché. Je pense notamment à l'Italie, qui devra emprunter, l'année prochaine, 300 milliards d'euros.
Les 500 milliards d'euros de subventions se répartissent en 433 milliards de subventions directes et 67 milliards de financements destinés à doper des programmes que la Commission connaît bien, qui ont montré leur efficacité pour accompagner des plans d'investissement et de redressement à moyen ou long terme, ce qui représente au total, par effet de levier, une force de frappe de 500 à 600 milliards d'euros supplémentaires. S'ajoutent les 540 milliards d'euros dont le principe a été obtenu par l'Eurogroupe, puis par le Conseil européen, décomposés en 200 milliards d'euros de la Banque européenne d'investissement (BEI), 240 milliards d'euros du Mécanisme européen de stabilité (MES), assorti de critères allégés et tourné vers le monde médical, et 100 milliards d'euros du fonds SURE, offrant aux États membres ne disposant pas du chômage partiel, la possibilité de préserver l'employabilité.
Cette réponse chiffrée, correspondant au montant que nous avions identifié avec M. Paolo Gentiloni, est historique. Pour la première fois, si nous avons les autorisations nécessaires, la Commission va pouvoir emprunter massivement sur les marchés, pour une maturité à trente ans. La demande existe sur les marchés. Grâce à la notation triple A, nous obtiendrons des conditions d'intérêt proches de 0 %, ce qui ne devrait pas obérer les budgets de nos successeurs. Toutefois, une dette devant être honorée, la Commission devra progressivement augmenter ses ressources propres. L'ajustement des quotas d'émission carbone aux frontières, dit improprement « taxe carbone », procurera des ressources à partir de produits ne respectant pas les normes environnementales du Pacte vert. La taxe numérique GAFA finira par voir le jour. La Commission est favorable à ce que cela se fasse dans le cadre de l'OCDE, mais si tel n'était pas le cas, nous la proposerions. En revanche, les rumeurs sur un projet de taxation des entreprises à hauteur de 0,2 % du chiffre d'affaires sont sorties de nulle part. Un dialogue permanent entre le Parlement et les États membres sera nécessaire pour augmenter les ressources propres de la Commission, pour lui permettre de rembourser, soit budget après budget, soit à la fin l'intégralité du capital.