L'actualité nous offre une bonne introduction à notre débat sur les grands projets de recherche et la place de la France : le 7 octobre, l'Académie royale des sciences de Suède a décidé d'attribuer le prix Nobel de chimie à deux femmes – une Française, Mme Emmanuelle Charpentier, et une Américaine, Mme Jennifer Doudna – pour la mise au point d'une technique révolutionnaire d'édition génomique dont nous continuerons à entendre parler longtemps.
Ce brillant succès, si nous devons nous en féliciter, dissimule toutefois deux réalités moins plaisantes. La première, à laquelle je suis sensible en tant qu'ancien chercheur, est la place encore très minoritaire qu'occupent les femmes dans la profession. Je l'ai encore constaté au cours de mes travaux préparatoires pour la rédaction du présent avis : sur les treize organismes, entreprises ou administrations auditionnés, douze étaient représentés par des hommes. Il y a là une situation dont nous ne saurions évidemment nous satisfaire.
La seconde tient au caractère très international du parcours de Mme Charpentier : elle est passée par les États-Unis, la Suède et l'Allemagne – elle dirige une unité de l'Institut Max‑Planck à Berlin – et n'est pas revenue en France depuis son doctorat, en 1995. L'international, c'est parfait quand on choisit de partir, et c'est même indispensable dans le secteur de la recherche. Mais quand le départ est lié, comme c'est le cas de Mme Charpentier, à l'incapacité de notre pays de fournir des conditions de recherche adéquates, de la flexibilité, des moyens et l'accueil au sein d'une équipe, cela s'appelle la fuite des cerveaux. Ce n'est pas bon et il faudra y remédier.
Force est de reconnaître que le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), adopté par notre assemblée le 23 septembre, a eu le grand mérite de mettre au jour les difficultés rencontrées par nos unités de recherche, même les plus prestigieuses, qui favorisent la fuite des cerveaux. Or, on le sait, la recherche conditionne en grande partie l'avenir d'un pays. Si les économies de certains pays, comme le Japon, la Corée du Sud ou l'Allemagne, restent hautement compétitives, c'est en partie lié à l'intensité de leurs efforts de recherche, se traduisant par un niveau de dépenses intérieures de recherche et développement supérieur à 3 % de la richesse – notre propre ratio stagne, depuis 2014, aux alentours de 2,2 %. On ne peut que se féliciter qu'avec la LPPR, beaucoup d'argent sera injecté dans le système dans les années à venir.
Je vous parlerai, dans le cadre de cet avis budgétaire, des grands organismes de recherche, en particulier ceux qui sont financés par le programme 172. Ses crédits, qui s'élèvent à 7 milliards d'euros environ, sont répartis entre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Agence nationale de la recherche (ANR), l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et quelques autres organismes. On ne saurait dissocier l'examen de ce programme de celui du programme 150 « Formations supérieures et recherche universitaire », doté de 13,9 milliards, dont une partie abonde de fait les projets des grands organismes de recherche. J'évoquerai également le programme 193 « Recherche spatiale » et une partie du programme 190, pour IFP-énergies nouvelles (IFPEN).
Deux éléments d'ordre structurel caractérisent le budget des grands organismes de recherche. Premièrement, tout est enchevêtré. Par construction, en France, il y a les grands organismes et les universités, mais la plupart des laboratoires de recherche sont mixtes, associant, par exemple, un ou plusieurs grands organismes et un établissement universitaire. Deuxièmement, les budgets sont très contraints en raison du poids des ressources humaines, ce qui explique la difficulté à les faire évoluer. Par ailleurs, ces dernières années, ces budgets ont été en souffrance, car les moyens accordés ne correspondaient pas aux ambitions affichées.
Tous les organismes en question joueront un rôle majeur dans les grandes transitions dans lesquelles notre pays est engagé : la transition énergétique – avec, en particulier, l'hydrogène, qui revêt une importance particulière et est mis à l'honneur dans le plan de relance ; la transition agro-écologique, dont il a été longuement question ces dernières semaines, et dans laquelle l'INRAe jouera un rôle important ; la transition spatiale, domaine où se produisent en ce moment de grands chambardements technologiques, médiatiques et économiques, où la France a traditionnellement une expertise et une position importantes – là encore, les organismes de recherche joueront un rôle fondamental.
En vérité, le projet de loi de finances pour 2021 me semble assez paradoxal. À première vue, les crédits alloués aux principaux programmes de recherche progressent : 133 millions d'euros supplémentaires en autorisations d'engagement (AE) et 67 millions en crédits de paiement (CP) par rapport à 2020. Le programme 172, en particulier, qui est le cœur de la mission, affiche une progression de 355 millions d'euros en AE et de 222 millions en CP, ce qui est en parfaite cohérence avec les orientations du projet de loi de programmation.
Il convient de noter, en particulier, un relèvement considérable des moyens de l'ANR, qui permettra d'avoir des taux d'acceptation des projets plus importants : ils passeront à 18 %, puis à 23 %, enfin à 30 %. Les préciputs augmenteront, eux aussi, ce qui abondera l'ensemble de la recherche française.
Toutefois, au-delà de l'ANR, l'éventail des situations est plus large. La dotation du CNRS s'accroît dans une proportion satisfaisante. C'est moins vrai pour les autres organismes : les crédits de l'Institut de recherche en informatique et en automatique (INRIA), de l'INSERM et de l'INRAe stagnent, alors que la situation des uns et des autres appelle, pour des raisons diverses, à accroître l'ambition. Dans le cas de l'INSERM, on pense bien sûr à la pression qui s'exerce dans le cadre de la crise du Covid-19. Pour INRIA, il y a le plan visant à développer les start-ups et l'interface entre numérique et entreprises. S'agissant de l'INRAe, qui résulte de la fusion réussie entre l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) et l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (IRSTEA), de grands espoirs reposent sur lui dans le domaine de l'agro-écologie.
Les autorités de tutelle ont tendance à attendre la conclusion des contrats d'objectifs et de moyens avant de réévaluer les dotations. Cette démarche risque de mettre ces organismes en difficulté. Elle traduit surtout, selon moi, un manque d'ambition contraire à l'état d'esprit qui a présidé aux travaux d'élaboration de la LPPR.
J'en viens à la recherche spatiale. Les crédits du programme 193 connaissent une forte baisse, qui s'explique pour l'essentiel par un retour à la normale de la contribution française à l'Agence spatiale européenne. En effet, la France avait du retard à rattraper, ce qui s'est traduit par un gonflement des crédits pendant quelques années. La diminution est également liée à des mesures de périmètre : une partie des dépenses du Centre national d'études spatiales (CNES) sont désormais financées par la nouvelle mission « Plan de relance », examinée hier par notre commission. Le choix opéré par le Gouvernement d'intégrer à cette mission temporaire des dépenses qui auraient pu être retracées dans leurs programmes d'origine nuit beaucoup, selon moi, à la lisibilité des documents budgétaires, et donc à la qualité du travail parlementaire.
Sur le fond, l'entretien organisé avec le président du CNES a été l'occasion d'évoquer plusieurs motifs d'inquiétude s'agissant de la politique spatiale française. La filière a été durement affectée par les effets de la crise sanitaire : comme vous le savez, la Guyane a été très touchée, ce qui a entraîné la fermeture pendant deux mois du centre spatial, contrairement à d'autres bases de lancement dans le monde. Le chantier du pas de tir a été, lui aussi, interrompu, avant de reprendre selon un rythme dégradé. Les projets de certains clients ont également été retardés.
Le retard pris dans l'achèvement du projet Ariane 6 intervient alors que l'économie de l'espace est en pleine recomposition, avec l'affirmation de nouveaux acteurs privés – SpaceX, mais aussi Amazon – et la montée en puissance de segments de marché à haute valeur ajoutée, en particulier les satellites et les applications, et la part grandissante des start-ups. Une nouvelle économie se met en place, dans laquelle la France doit s'engager. L'an dernier, l'Europe a réagi en affichant sa volonté d'intensifier ses efforts, avec une contribution financière atteignant un niveau sans précédent, de l'ordre de 14,5 milliards d'euros au cours des prochaines années. Dans cet ensemble, il est important que la France continue à jouer un rôle prééminent, de façon à ce que l'Europe ne s'efface pas d'un marché stratégique en termes de souveraineté – je pense en particulier aux lanceurs, qui deviennent réutilisables, ou encore à certaines évolutions d'internet en lien avec l'espace, par exemple les prévisions météo. Ce sont des enjeux majeurs dont, soit dit en passant, notre commission devrait continuer à se saisir.
Parmi les trois domaines de recherche stratégiques que j'évoquais tout à l'heure, celui de l'énergie a fait l'objet d'une attention particulière dans mon rapport. L'annonce par le Gouvernement, en septembre dernier, d'une stratégie nationale pour le développement de l'hydrogène décarboné, et l'inscription des mesures correspondantes dans le plan de relance illustrent la prise de conscience que notre pays devra, pour faire face à la transition énergétique, mobiliser des ressources lui permettant de s'extraire définitivement de sa dépendance aux énergies fossiles. Il convient de se féliciter sans ambages de l'ambition affichée par le plan de relance : en matière d'hydrogène, il représente un changement complet d'ordre de grandeur.
L'hydrogène, plus précisément la molécule de dihydrogène (H2), n'est pas tant une source d'énergie qu'un vecteur : une fois qu'il a été isolé, il peut être transporté et servir à alimenter toute une série mécanismes – on parle d'hydrogène vert, gris, bleu, etc. L'hydrogène peut être produit de manière carbonée ou décarbonée, selon la nature de l'énergie utilisée : photovoltaïque, éolien ou encore hydraulique. L'hydrogène est obtenu par électrolyse de l'eau ou par l'usage de chaleurs très importantes, en association avec certains processus dans les réacteurs nucléaires.
Les usages potentiels de l'hydrogène sont considérables. Nous avons été impressionnés par tout ce qui nous a été présenté dans le cadre de la préparation du rapport : injection dans les canalisations de gaz urbain, usage industriel sous forme d'acide formique ou d'ammoniac, conversion en électricité ou encore carburant de substitution. Airbus évoque même un avion à propulsion hydrogène à l'horizon 2035 – je le signale tout en sachant que le débat sur les mobilités légères a avancé plus vite que celui sur les mobilités lourdes.
Il convient de noter l'expertise particulière de la France dans le domaine de l'électrolyse à haute température, s'appuyant, d'une part, sur le secteur nucléaire et, d'autre part, sur le grand savoir-faire du CEA et du CNRS. Il y a là un avantage comparatif que la France se doit d'exploiter. Cette question est d'ailleurs indépendante de la position que l'on peut avoir sur l'avenir du nucléaire.
Il convient donc de saluer l'ambition de la nouvelle stratégie nationale en matière d'hydrogène. Du reste, les moyens financiers annoncés pour 2021 et 2022 sont sans commune mesure avec ce qui s'était produit lors du lancement du premier plan hydrogène, en 2018. L'année 2020 est vraiment, de ce point de vue, une année zéro.
Compte tenu de cette ambition, il est paradoxal que le projet de loi de finances pour 2021 en vienne à pénaliser – sans le vouloir, sans doute – l'un des organismes publics de recherche les plus en pointe dans le domaine de l'hydrogène, à savoir IFPEN. Certes, sa dotation est stable – 122 millions d'euros –, mais c'est d'autant plus injuste que le secteur est en pleine expansion, que le plan de relance participe au développement et que l'établissement a opéré depuis plusieurs années une réorientation de ses activités de recherche en direction de la transition écologique et de la mobilité durable. Surtout, le mode de financement d'IFPEN fait la part belle à des ressources propres issues de portefeuilles de brevets et de dividendes de filiales, qui sont en forte baisse du fait de la crise du Covid-19. Cette diminution est estimée par les représentants d'IFPEN à près de 10 millions d'euros sur les deux ans que devrait durer la crise. C'est considérable pour un établissement dont le budget s'élève à 280 millions d'euros. Cela le place objectivement dans une situation de grande fragilité. Voilà pourquoi je vous propose dès à présent de procéder, par voie d'amendement, à une réallocation de moyens correspondant à la baisse de ressources qu'il devrait subir. Il s'agit d'opérer un transfert du programme 172 vers le programme 190. Pour remédier aux autres insuffisances que je décrivais tout à l'heure, en revanche, il faudrait davantage de moyens que ceux qui figurent dans le périmètre de la mission dont j'ai la charge.
Vous l'aurez compris, selon moi, les points forts de ce projet de budget ne suffisent pas à en compenser les insuffisances. C'est pourquoi j'émets un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission. Cela ne signifie pas que tout est à jeter, au contraire : il y a des points forts, que je salue, concernant l'ANR, le CNRS et la stratégie hydrogène. Mais, en regard, il y a les points faibles que j'ai indiqués, à savoir le manque d'ambition pour l'INSERM, l'INRAe et INRIA, la situation de détresse d'IFPEN et le défaut de lisibilité globale du budget.