La crise actuelle est inédite. Elle bouscule même des secteurs considérés comme les plus prospères et les mieux assis de notre économie. Ainsi, selon l'observatoire Trendeo, l'aéronautique représente à elle seule 62 % des suppressions d'emplois dans l'industrie depuis janvier dernier. Cela concerne des fleurons nationaux, de puissants donneurs d'ordre représentant des milliers d'emplois à travers l'Europe, mais aussi une myriade de sous-traitants qui forment un tissu industriel souvent innovant et font de la France un pays en pointe, mais qui sont surtout les derniers pourvoyeurs d'emplois dans des bassins de vie au solde migratoire négatif. Nous attendions du budget national des réponses à la hauteur de ces enjeux. Il n'y a malheureusement rien de tel dans les crédits dont vous m'avez confié l'examen.
Les dotations consacrées à l'industrie par l'État au sein de la mission budgétaire « Économie » sont réunies dans l'action n° 23 « Industrie et services » du programme 134 « Développement des entreprises et régulations ».
Hors dépenses de personnel, les crédits en faveur de la compétitivité de nos industries passeront en 2021 à 840 millions d'euros en autorisations d'engagement (AE) et à 846 millions d'euros en crédits de paiement (CP), ce qui représente une augmentation d'environ 36 %. Dans les faits, néanmoins, cette évolution n'est que la traduction d'un alourdissement de 44 % de la compensation carbone des sites électro-intensifs, qui mobilisera près de 403 millions d'euros. C'est un poste de dépenses important pour l'État, mais le dispositif n'incite pas les entreprises à s'engager activement dans leur transition énergétique.
Toutes les autres sous-actions seront, au mieux, stabilisées, notamment les crédits destinés à l'encadrement des activités industrielles ou à la surveillance des marchés, qui ne sont toujours pas à la mesure des constats de non-conformité qui sont faits. S'agissant de la participation de l'État aux actions de développement économique, le désengagement amorcé depuis des années, au prétexte des nouvelles responsabilités des régions, se poursuivra. Par ailleurs, les documents budgétaires restent discrets sur le manque à gagner de 10 milliards d'euros lié à la réforme des taxes sur la production prévue par l'article 3 du projet de loi de finances.
À l'exception des dépenses fiscales, qui profitent aussi aux grandes entreprises, la mission « Économie » ne contribue plus suffisamment à l'accompagnement des petites et moyennes entreprises (PME) et des très petites entreprises (TPE). En cette période de crise, néanmoins, il est vrai que le gros des moyens mobilisés en faveur de notre industrie est inscrit ailleurs, en particulier dans le plan de relance. Je me suis attachée à apprécier son adéquation et son efficacité à travers l'examen du soutien apporté par l'État à la filière aéronautique.
La chute du trafic aérien a entraîné un ralentissement et même un quasi-arrêt de l'activité de nombreuses PME sous-traitantes. Chaque jour, la presse énumère de nouveaux plans de restructuration sur l'ensemble du territoire.
Les sous-traitants ont pu bénéficier des mesures d'aide exceptionnelles déployées durant les premiers mois de la crise. Les prévisions ne permettant pas d'espérer une reprise significative du secteur aéronautique avant 2022, voire 2024, le Gouvernement a lancé en juin un plan dit « Aéro », de 15 milliards d'euros, dont 7 milliards pour un prêt et une avance accordés à Air France. La moitié de cette somme doit lui permettre de boucler une commande de soixante appareils auprès d'Airbus. Une grande partie du plan vise en effet à soutenir le transport aérien et les commandes d'aéronefs, essentiellement par des avances financières, devant être remboursées, notamment dans le cadre d'un moratoire sur les remboursements des crédits à l'exportation déjà octroyés aux compagnies aériennes. Quant aux 832 millions d'euros de commandes publiques militaires et parapubliques qui sont inscrits dans le plan de relance, il s'agit d'une accélération des projets préexistants.
Les fonds réellement débloqués pour le secteur s'élèvent à environ à 200 millions d'euros, déjà versés, pour constituer un fonds d'investissement aéronautique de 630 millions avec les grands donneurs d'ordre et, dans le cadre du plan de relance, à 300 millions sur trois ans, dans le cadre d'un fonds de modernisation pour le rattrapage du retard des PME de ce secteur en matière de numérisation et de robotisation. Sont également prévus 1,5 milliard d'euros sur trois ans pour l'innovation et le développement de l'« avion vert ». Il me semble donc que la mobilisation de l'État est moins massive que ce qui avait été annoncé.
L'utilisation de ces fonds publics pose en outre un certain nombre de questions. Les nouveaux crédits pour la recherche permettront au moins de sauver plusieurs centaines d'emplois de chercheurs et d'ingénieurs, mais notre territoire héberge des PME faisant partie des plus créatives au monde et il est impératif de soutenir l'ensemble des innovations, dans l'intérêt de notre rayonnement, en prenant en compte les différentes trajectoires susceptibles de conduire aux technologies à venir.
Le soutien à l'« avion vert » est salutaire, mais un avion propulsé à l'hydrogène est-il seulement concevable à l'horizon 2035 alors que 90 % de l'hydrogène est actuellement produit par une méthode plus émettrice en CO2 que le kérosène ? Le ravitaillement et le stockage de l'hydrogène nécessiteront, par ailleurs, une restructuration de l'ensemble des aéroports par lesquels de tels avions transiteront. De plus, le stockage à haute pression et la production par électrolyse ne sont ni compétitifs, ni totalement finalisés à l'heure actuelle pour des productions de cette ampleur. Enfin, selon certains collectifs de chercheurs, il faudrait chaque année l'équivalent en électricité de la production de seize réacteurs nucléaires pour alimenter l'ensemble des avions atterrissant et décollant à l'aéroport Charles-de-Gaulle…
Autre difficulté, les investissements de consolidation peuvent avoir leur utilité mais, concrètement, ils ne seront probablement destinés qu'aux sous-traitants de premier rang que les donneurs d'ordre voudront sauver. Selon les cofinanceurs, le fonds vise à faciliter les rapprochements dans ce secteur : on sait, en gros, ce que cela signifie…
La gestion du fonds d'investissement Ace Aéro Partenaires a été confiée à Ace Management, filiale de Tikehau Capital, qui a à sa tête l'ancien directeur de la stratégie d'Airbus. Je m'interroge sur ce choix : pour quelles raisons la gestion du fonds n'est-elle pas revenue à une instance publique telle que la Banque publique d'investissement (BPIfrance) ?
Il semble que les aides financières de ce fonds, comme celles du fonds de modernisation, n'étaient toujours pas parvenues aux entreprises au début du mois, ce qui est un réel problème. S'agissant de l'accès à l'ensemble des aides, qu'elles soient européennes, régionales ou de l'État, les rouages administratifs demeurent complexes pour les PME, alors qu'elles sont les plus durement touchées par la crise.
Mais le principal problème de la stratégie gouvernementale de soutien à la filière aéronautique est de ne pas avoir obtenu de vrais engagements des donneurs d'ordre pour préserver les savoir-faire, les capacités à faire et les emplois dans notre pays. C'est pourtant une attente légitime à l'égard des premiers bénéficiaires des milliards d'euros d'argent public qui sont engagés, en plus des investissements massifs et continus de l'État depuis soixante ans en faveur du donneur d'ordre Airbus – qui versait encore 1,3 milliard d'euros de dividendes à ses actionnaires pour l'exercice 2018 et qui demeure en tête du CAC40.
Il faudrait que les objectifs du plan Aéro soient davantage que des orientations de la part du Gouvernement : il devrait s'agir d'exigences, de conditions pour le versement des crédits publics massifs qui sont prévus.
Les auditions m'ont alertée sur des évolutions menaçantes qui se dessinaient dans la filière avant la crise, notamment les dangereuses stratégies d'achats monosources extra‑européens des donneurs d'ordre et les encouragements à délocaliser adressés aux sous‑traitants. Il ne faudrait pas que les bouleversements économiques actuels facilitent ces dérives, alors que le ministre de l'économie a affiché parmi ses priorités une volonté de relocalisation – que nous approuvons, mais dont nous avons du mal à voir la traduction dans le plan « Aéro ».
Face à ces menaces graves, la charte d'engagement sur les relations entre donneurs d'ordre et sous-traitants qui a été adoptée par la filière ne me paraît pas suffisamment engageante : elle ne permet pas de protéger et de soutenir réellement nos PME, alors que certaines sont alignées sur les objectifs du futur. Le plan « Aéro » ne contient aucune mesure visant à soutenir la production de matériaux sur le territoire national, voire à y astreindre, ou à soutenir le recyclage des avions en fin de vie, alors que la France héberge un leader européen en la matière.
L'exécution pratique des mesures prévues par le plan gouvernemental est laissée entre les seules mains des grands groupes et donneurs d'ordre, alors qu'il faudrait une réelle stratégie industrielle dictée par la puissance publique pour défendre les intérêts nationaux, la relocalisation et l'emploi à la hauteur des enjeux, notamment celui de la planification écologique.
Pour toutes ces raisons, je donnerai un avis défavorable aux crédits de la mission « Économie » s'agissant de l'industrie.