« Nous, on a fermé pendant deux mois, me disait le directeur des chaussures Deguerville, un petit commerçant d'Abbeville, et, pendant ce temps-là, vente-privee.com se gavait ! ». Quels commerces voulons-nous, quels centres-villes, quelles villes ? On peut évidemment craindre que le temps du Covid soit un accélérateur, un catalyseur d'évolutions déjà en cours : après la première lame que fut l'installation des hypers et supermarchés en périphérie, puis la deuxième, l'arrivée du numérique, voilà la troisième lame, avec le coronavirus…
On peut bien lancer toutes les actions que l'on veut, « Action Cœur de ville et autres », un ogre arrive, qui dévore nos emplois – Amazon détruit plus d'emplois qu'il n'en crée selon un rapport de M. Mounir Mahjoubi, membre de la majorité, évalue la différence à 10 000 emplois ; d'autres estiment que, pour un emploi créé par Amazon, deux sont détruits ailleurs, ou qu'un emploi en librairie chez Amazon équivaut à dix-huit dans les librairies indépendantes. Un ogre qui dévore nos impôts : les profits réalisés en Europe partent massivement vers le paradis fiscal américain du Delaware et peuvent même échapper même à la TVA quand ils sont engrangés sur le marketplace. Un ogre qui dévore nos terres enfin, souvent les meilleures : dix sites sont en construction, ce qui pose la question de la complicité des pouvoirs publics. On ne peut pas soutenir que l'on veut préserver les commerces de centre‑ville et dérouler le tapis rouge à ce monstre en finançant des ronds-points et en cédant à bas coût des terres destinées à être artificialisées.
Et l'ogre s'est gavé pendant le temps du Covid : la seule fortune personnelle de M. Jeff Bezos a augmenté de 24 milliards de dollars en deux mois au printemps, et l'action d'Amazon France a bondi de 21 %. Face à cette situation, nous restons passifs – l'entreprise n'est pas taxée –, voire complices.
Si on laisse le destin du commerce à la fatalité, à la main invisible du marché ou au seul libre choix des consommateurs, on risque d'augmenter la vacance des commerces de centre-ville. Il faut donc une reprise en main par le politique, qui rétablisse l'équilibre entre les deux plateaux que sont les chaussures Deguerville et vente-privee.com, ou la librairie du Labyrinthe, à Amiens et Amazon.
D'ailleurs, la baisse de ce que l'on appelle les impôts de production, qui concerne notamment le foncier, va très vraisemblablement profiter bien davantage à vente-privee.com qu'à Deguerville, à Amazon qu'à la librairie du Labyrinthe ! C'est quasiment encourager l'ogre à continuer de dévorer nos emplois, nos impôts, nos terres, nos centres-villes.
Je sonne l'alerte : on peut mettre tous les milliards que l'on veut, si l'on n'entrave pas la marche de cet ogre, on n'aboutira à rien.