« Il est temps de se demander si ceux qui créent la richesse n'ont aucun droit aux bienfaits et splendeurs qu'elle procure » : voilà ce que déclarait Jean‑Baptiste Godin, fondateur au XIXe siècle du familistère de Guise, en Picardie, et qui peut être considéré comme l'un des fondateurs de l'économie sociale et solidaire. Et c'est ainsi qu'il décida de redistribuer largement les énormes bénéfices qu'il tirait de la fabrication de son poêle et qu'il aurait pu accaparer, en construisant un Versailles pour les ouvriers, un palais social avec une piscine pour que tout le monde, y compris les enfants, apprenne à nager, un théâtre, des écoles – car l'école laïque et obligatoire n'existait pas encore –, et en partageant son entreprise avec tous ses salariés dans une association du capital, du travail et du talent, à une époque où les autres patrons faisaient construire, y compris le long de la Somme, d'immenses châteaux qui étaient la conversion en pierre de leur capital tiré de l'industrie textile, entretenaient des danseuses à Paris et avaient des chevaux à ne plus savoir qu'en faire.
C'est la même situation qui prévaut aujourd'hui : les milliardaires français sont ceux qui, en une décennie, se sont le plus enrichis dans le monde après les Chinois – la France a la médaille d'argent, bravo ! Leur fortune a été multipliée par cinq – plus 439 % – en dix ans. Je doute que leurs salariés aient vu semblable explosion de leur compte en banque. Et comment cela se traduit-il ? Par des yachts et des châteaux ; le Financial Times publie même un supplément intitulé How to spend it – « Comment le dépenser ». Et ce sont ces gens-là qu'on aide à traverser la crise grâce aux dispositifs de chômage partiel et de soutien aux filières ?
Dans un tel contexte, on ne peut que saluer les efforts des acteurs de l'économie sociale et solidaire – et je veux bien vous compter parmi eux, Madame la rapporteure pour avis – pour promouvoir, en dignes héritiers de Jean-Baptiste Godin, une économie qui respecte les hommes et la nature et se fixe d'autres buts que le profit, d'autres espérances que les dividendes.
Maintenant, comment faire en sorte que l'économie sociale et solidaire, qui devrait être la norme, soit davantage que le supplément d'âme de Bridgestone et d'Amazon, qu'un petit à-côté gentillet, qu'elle interroge le système dominant et vienne transformer une économie qui écrase bien souvent et l'homme et la nature ? Ma conviction est que l'on ne pourra pas développer l'économie sociale et solidaire sans entraver les fauves.
L'économie sociale et solidaire pose deux questions essentielles. Premièrement, à qui est le pouvoir ? À ceux qui font, répond l'ESS : le pouvoir est partagé au sein de l'entreprise et non réservé au capital. En ce qui concerne l'économie dominante, j'accepterais que les représentants du capital siègent au conseil d'administration aux côtés des salariés et d'autres acteurs comme les associations environnementales et de consommateurs.
Seconde question : à qui vont les bénéfices ? Dans l'économie sociale et solidaire, ils sont redistribués, après investissement dans l'outil de travail, non au capital mais aux salariés ou aux membres de la coopérative, selon la nature de la structure.
Ces deux enjeux peuvent être dévoyés, mais ils relèvent du bon sens et devraient guider même l'économie dominante ; les réponses que l'économie sociale et solidaire apporte à ces deux questions devraient devenir la règle pour tous.