Intervention de François Bayrou

Réunion du mercredi 16 décembre 2020 à 9h30
Commission des affaires économiques

François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan :

J'étais impatient que nous ayons cette rencontre, mais je ne voulais pas la susciter car cela aurait été un peu irrespectueux à l'endroit de votre assemblée. Je suis très attaché au respect du Parlement et à la mise en valeur de ce que représente son apport aux grands choix du pays. Cela a toujours été l'un des cadres de ma pensée, même si d'importantes améliorations devraient être apportées, dont nous parlerons peut-être un jour dans d'autres enceintes.

Qu'est-ce que le Plan ? Quelle idée étrange, à croire certains experts, de ressusciter cette démarche, cette organisation, même si je tiens à ce qu'elle soit la plus légère possible – j'ai toujours pensé que les commandos étaient plus efficaces que les armées mexicaines…

J'ai toujours été frappé de constater que certains États réfléchissaient dans une perspective à trente ans alors que nous, nous ne réfléchissions parfois même pas à trente jours. Ce disant, je ne caricature pas du tout. Pour avoir exercé des fonctions gouvernementales et partagé les orientations du Gouvernement de l'époque comme responsable d'un des partis de la majorité, je sais que, la plupart du temps, les décisions gouvernementales obéissent à une dynamique de la réaction : un fait divers ou un accident se produit, il suscite une émotion dans l'opinion, les chaînes d'information en continu et les réseaux sociaux s'en emparent, les parlementaires se font interpeller le week-end dans leur circonscription et interpellent à leur tour le Gouvernement, les ministres tremblent à l'idée que les sondages risquent d'être mauvais, etc., et c'est ainsi, hélas ! que fonctionnent nos instances de décision. En revanche, des entités aussi différentes que la Chine et les États-Unis ont des plans. Celui de la Chine est presque caricatural tant il descend dans le détail, mais les États-Unis ne sont pas en reste : lorsque le président Eisenhower créa en 1958 l'ARPA ( Advanced Research Projects Agency ), qui devint plus tard la DARPA ( Defense Advanced Research Projects Agency ) – l'ajout de la défense ouvrait l'accès aux renseignements et aux financements –, ce n'était pas autre chose que la même volonté d'intégrer le long terme dans les décisions à prendre par les gouvernements au jour J.

En France, nous en sommes depuis très longtemps dépourvus. Je ne dis pas que ce soit le cas de toutes les organisations gouvernementales, mais le débat public n'intègre jamais cette dimension. Voilà pourquoi j'ai toujours défendu l'idée – en restant pendant longtemps très minoritaire et même solitaire – qu'il fallait faire autrement et que si nous sommes une nation, il faut qu'il y ait une volonté. Si nous avons construit l'Union européenne, il faut que nous y portions des orientations fortes et de long terme. D'où la nécessité de reconstituer cette mission destinée à enraciner, dans le débat public, les questions de moyen et de long terme.

J'ai toujours défendu l'idée que cette responsabilité soit confiée à un homme politique, le plus près possible du Président de la République. J'ai peut-être donné l'impression d'être obsédé par cette idée avant que le commissariat au Plan ne soit recréé, mais je ne suis pas le seul. Dans ses Mémoires, Jean Monnet, qui s'était vu confier cette fonction par le général de Gaulle, raconte comment il s'est battu pour être rattaché directement au chef de l'exécutif et non au ministère des finances. Pour ma part, j'ai toujours pensé que le Président de la République avait précisément pour fonction de définir les orientations de long terme. Il était donc dans la logique des choses que le commissariat au Plan ne soit pas une instance gouvernementale, mais indépendante du Gouvernement. J'ajoute que lorsque je me battais pour cette idée, je n'avais jamais pensé que je pourrais être amené à assumer cette fonction. Quand je parlais d'être au plus près de la présidence de la République, ce n'est pas au Plan que je m'imaginais, mon obsession était d'une autre nature…

Cette idée a cheminé lentement – en restant toujours minoritaire – jusqu'à ce que survienne un élément déclencheur : l'épidémie de la covid. Ce fut un moment clé, révélateur de plusieurs aspects de la situation du pays, dont j'en retiendrai plus particulièrement deux.

Le premier, c'est que l'on a découvert qu'un grand pays de médecine et de production pharmaceutique comme le nôtre était en situation de pénurie, ou du moins de menace de rupture, de molécules absolument essentielles à la santé tels que le curare, les anticancéreux, les antibiotiques, les anti-inflammatoires ou même le paracétamol. Ce fut la même chose pour les masques, et même ce qui se passait en Italie n'a pas provoqué la nécessaire prise de conscience chez nous ; et pourtant, c'était le nord de l'Italie qui était le frappé, autrement dit les régions qui avaient le réseau hospitalier le plus up to date. Et en élargissant, on s'est aperçu que bien d'autres secteurs étaient menacés par une pénurie de biens essentiels.

Le deuxième élément, vous le connaissez bien pour avoir été, en raison de vos fonctions, aux premières loges : nous avons déployé un réseau de solidarité extrêmement généreux à l'égard des entreprises, des salariés et des familles, et maintenant des étudiants, en mobilisant des centaines de milliards d'euros. J'avais d'emblée prévu que cela coûterait entre 500 et 700 milliards d'euros ; neuf mois plus tard, nous sommes bien dans cet ordre de grandeur.

Cette mobilisation d'argent public pose non seulement la question de la dette et du déficit, mais une autre, tout aussi vitale : un tel effort de solidarité sociale ne peut être soutenu sans un appareil productif qui permette de le financer. Or l'appareil productif français a suivi une pente désastreuse au cours des vingt-cinq dernières années, même si cela s'est un peu stabilisé ces derniers temps. En Allemagne, la part de l'industrie dans le PIB est de 25 %, contre seulement 13 % en France. Le ratio est à peu près le même pour les emplois. Et pour le commerce extérieur, cela aboutit à la catastrophe que vous savez : un déficit de 80 milliards d'euros pour l'économie française et un excédent de 250 milliards pour l'économie allemande – et même de 50 milliards pour l'économie italienne, alors que les Français imaginent souvent l'Italie comme un des « hommes malades » de l'Europe : ce n'est pas vrai, en tout cas pas du point de vue de l'appareil productif. Cette prise de conscience, à laquelle, j'en suis sûr, chacun d'entre vous est parvenu, a amené le Président de la République à me confier cette mission.

Je compte travailler avec vous, au sens large du terme – autrement dit, pas seulement avec la commission des affaires économiques. J'ai toujours été frappé par la quantité de productions intelligentes, d'études brillantes, d'expertises et d'expériences développées dans les innombrables rapports de l'Assemblée nationale, du Sénat, du Conseil économique, social et environnemental (CESE), et de divers think tanks. Ces rapports ont un point commun : ceux qui les signent prennent le temps d'entrer dans la profondeur des sujets, puis ils sont présentés devant vos commissions ; ils font quelquefois l'objet d'une dépêche AFP ; puis on les pose sur le plus bas rayon d'une étagère et personne n'en entend plus jamais parler. C'est une frustration incroyable pour vous, parlementaires, et il devrait en être autant pour la nation : on a bâti des équilibres institutionnels justement pour que la sève qui remonte du terrain, terrain d'expérience et terrain d'expertise, puisse servir ; or il y a là un missing link, un chaînon manquant, qui fait que rien ne sort plus jamais.

En l'occurrence, tous les problèmes que je viens de décrire avaient déjà été traités. Le livre blanc de la défense de 2008 et la revue stratégique de 2016 avaient ainsi parfaitement décrit les risques d'une pandémie virale pulmonaire – il suffisait d'ailleurs de regarder l'histoire : la grippe espagnole, qui n'était pas autre chose, a fait 50 millions de morts – et identifié le risque de déstabilisation qu'elle représenterait pour notre pays. De la même manière, un rapport sénatorial de 2018 analysait les risques de pénurie de médicaments et émettait des propositions. J'imagine qu'il a été présenté, mais je n'en ai pour ma part jamais entendu parler. Et on en est resté là, on a laissé arriver toute cette affaire.

On sait ce qui s'est passé pour les masques : nous avions une usine de Bretagne qui en produisait 200 millions par an avant d'être vendue à Honeywell, lequel a finalement décidé de la fermer. D'autres usines dans divers secteurs stratégiques ont connu le même sort : j'ai en mémoire l'achat par un fonds de pension de l'usine Celanese, à Lacq, la seule en Europe à produire de l'acide acétique, composant essentiel pour toute opération chimique. L'Europe a exigé qu'on ne touche pas à l'usine et à son personnel pendant cinq ans ; le fonds de pension a signé l'engagement et, à cinq ans et un mois, il a fermé l'usine, récupéré les carnets de commandes et concentré la production en Arabie saoudite… qui est peut-être une zone de sécurité dans le monde, mais peut-être pas avec toutes les garanties souhaitables.

Pendant des années, on a donc laissé faire, en tout cas respecté les décisions prises dans l'intérêt particulier des entreprises. Or j'ai toujours défendu l'idée, y compris contre quelqu'un que j'estime beaucoup, M. Alain Madelin, que l'intérêt général ne peut être réduit à la somme des intérêts particuliers. Je comprends qu'une entreprise fasse des choix de gestion en se concentrant sur tel produit et en abandonnant tel autre, mais il devrait y avoir une autorité publique pour rappeler ce que l'État ne laissera pas faire. Des tentatives ont été faites, des règles ont été écrites, des armes ont été offertes, mais elles sont peu utilisées et ce qui reste de la part de l'industrie dans le PIB français montre que l'on n'y est pas arrivé. Je compte donc travailler avec vous, et c'est pour cela que j'étais impatient que vous m'invitiez. Je suis allé devant le Sénat et cinq fois devant le CESE, qui a précisément cette vocation, et je compte travailler avec les relais de cette sève d'expérience et d'expertise, qui n'est plus qu'une mine à l'abandon.

Nous nous sommes installés, avec une toute petite équipe, et avons pris possession hier de nos bureaux, rue de Constantine, juste à côté de l'Assemblée. Nous avons commencé nos travaux par une étude intitulée « Et si la covid durait ? », que nous avons présentée au CESE. Nous vous en avons envoyé un exemplaire et sommes prêts à discuter avec vous. Il s'agit de la première étude en Europe consacrée à l'éventuelle prolongation de l'épidémie. Au départ, tout le monde croyait qu'il ne s'agirait que d'un épisode. Nombre de communications montraient d'ailleurs une courbe en cloche, avec une augmentation du nombre de cas suivie d'une régression et d'une disparition, à l'instar de la grippe aviaire ou du SRAS ; on s'aperçoit qu'il n'en a rien été. Nous avons connu un premier épisode, durant lequel nous avons été peu atteints, puis un deuxième marqué par la montée en flèche du nombre des contaminations suivie d'une chute significative pour atteindre un plateau, d'où elles semblent repartir à la hausse. Dans la région de Pau, qui compte 400 000 habitants, moins de dix morts avaient été recensés durant le premier épisode, mais on en compte maintenant près de 110.

Si l'épidémie durait, notre manière d'être en serait entièrement chamboulée. En quelques mois, nous sommes entrés dans un monde où l'on ne s'embrasse plus, on ne se serre plus la main, on ne se rend plus visite, on ne voyage plus ; un monde marqué par une crise économique inimaginable pour le transport aérien et l'aéronautique, un affaiblissement des ventes d'automobiles et de la consommation, et un blocage des échanges – dont l'augmentation exponentielle fondait, depuis cent cinquante ans, notre modèle de développement. Que va-t-il se passer dans le monde du travail, avec l'augmentation faramineuse du télétravail ? Quelles seront les conséquences de l'explosion du commerce en ligne pour les commerces de centre-ville comme pour les grandes surfaces, qui ne se portent pas mieux que les autres ? Qu'adviendra-t-il des équilibres internationaux, sachant que la Chine affirme avoir maîtrisé l'épidémie et que sa croissance est déjà positive ? Nous avons produit une étude là-dessus, que nous avons la volonté d'enrichir, car je n'ai pas l'intention de bloquer la réflexion. Comment notamment doit-on traiter les questions de la pauvreté et de la solitude, qui risque d'exploser ? Ces préoccupations méritent d'être examinées en enrichissant et en corrigeant continuellement les orientations.

Par ailleurs, nous publierons dans quelques jours une deuxième étude sur les produits vitaux dont nous pourrions être amenés à manquer en cas de crise du fait de l'organisation de la production et des échanges – par exemple, les gants médicaux. Le prix des boîtes de gants pour les soins infirmiers a augmenté d'un facteur 5 depuis le printemps. Nombre d'officines en ont manqué. Or en cas d'épidémie, les soignants ne peuvent pas faire leur travail sans protections – blouses, gants, charlottes, etc. L'objet de cette étude vise à savoir ce que l'on fait pour les productions vitales, qu'il convient de définir. Or, pour l'instant, cette liste n'existe pas. Il y en a bien dans certains secteurs : depuis quinze ans, le ministère de la défense conduit un très gros et beau travail de réflexion, de stratégie, d'équipement et de mise en conformité de ses outils. Mais pour nombre d'autres secteurs, il n'y a rien. Participer à la définition de ce qui est vital et stratégique sera un très beau travail pour vous. Comment identifier les secteurs stratégiques et les aider ? Cette première étude est une ébauche et je n'ai aucune jalousie en la matière : chacun pourra enrichir car tout est perfectible. J'essaierai d'ailleurs, dans ma méthode, d'éviter le piège qui consiste à attendre qu'une étude soit parfaite pour la publier. Les universitaires connaissent bien ce phénomène. Autrefois, la rédaction de certaines thèses d'État prenait jusqu'à douze ans. Ici, nous sommes dans l'action, en tout cas en liaison avec l'action.

Le troisième sujet que nous avons abordé concerne la façon de penser la reconquête d'un appareil productif dans les dix, vingt ou trente ans à venir – mais qui doit commencer demain matin. Comment bâtir une réflexion stratégique en la matière ? J'ai déjà dit à quel point les Américains sont conséquents dans cette affaire. Ils viennent d'acheter une entreprise britannique de design de microprocesseurs d'architecture, ARM, pour un montant de 40 milliards de dollars. Cette incroyable offensive, destinée à contrôler le secteur des microprocesseurs, est une orientation stratégique majeure pour les États-Unis, qui sont proches du monopole dans ce secteur essentiel pour la vie des économies et des nations. C'est dire l'œuvre impressionnante à laquelle nous nous attaquons.

Voilà pour notre calendrier de travail, qui est déjà bien avancé dans ces trois sujets. Nous avons également l'intention d'étudier bien d'autres domaines, comme la gestion de la dette, la dynamique démographique – où toute réflexion a été abandonnée depuis des années alors que les Allemands dont dû, en toute urgence, accepter un million d'immigrés pour limiter leur déficit en la matière –, le traitement de la pauvreté, autant de questions qu'il nous faut traiter sans attendre et en allant aussi vite que possible : nos concitoyens ont trop souvent le sentiment que l'action publique se limite à des discours, parfois de beaux discours, et à des idées, parfois de bonnes idées, mais qui n'engrènent jamais sur le réel.

Je voulais aussi défendre devant vous cette préoccupation d'une politique pensée d'abord dans le long terme, dans les dynamiques, dans les grandes orientations, dans une logique pluridisciplinaire : il ne s'agit pas de se cantonner à l'économie ou tel autre aspect de la vie de la nation, mais de les faire se rencontrer, de mettre en exploitation une mine extraordinaire de connaissances et d'expertises pour l'instant totalement inutilisée dans la réflexion de notre pays. La grande différence entre la France et les États-Unis tient au fait que ces derniers mettent à contribution quasi exclusivement les universitaires, alors que chez nous, ils ne sont pratiquement jamais associés à la réflexion. Et cela a un double « effet Kiss Cool », négatif celui-là : une capacité d'intelligence non utilisée et une recherche universitaire qui s'éloigne du réel.

Je terminerai en reprenant la formule du président Roland Lescure, car je la partage à 1 000 % : nous nous en sortirons ! Nos atouts et nos capacités peuvent nous offrir une chance comme nous n'en avons peut-être jamais eu dans les décennies précédentes, parce que le monde est à un moment d'inflexion. Si nous en prenons conscience, nous pourrons avancer. Je ne suis pas pessimiste, d'abord parce que cela n'est pas dans ma nature, ensuite parce que je crois que nous avons beaucoup d'atouts à mettre en valeur pour que notre pays retrouve cette dynamique qu'il a, hélas, perdue depuis trop longtemps et que la crise a permis de révéler.

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