Je suis toujours heureux de revenir à l'Assemblée. Pour y avoir siégé par le passé, je sais l'importance et la qualité des travaux de ses commissions.
Je vous remercie de l'appréciation que vous me témoignez. Ces négociations étaient néanmoins le fruit d'un travail collectif. J'ai dirigé durant quatre ans et demi une équipe exceptionnelle de soixante-dix personnes de dix-huit nationalités différentes, représentant les expertises de toutes les directions générales. En novembre et décembre 2020, les négociations étaient continues, incluant les six week-ends, avec des débriefings nocturnes regroupant la task force, les experts, et les membres du Conseil.
L'unité que vous saluiez plus tôt est née de la prise de conscience suscitée par le vote du Brexit, en juin 2016. Désigné comme négociateur en octobre, j'ai durant trois mois rencontré chaque chef d'État ou de gouvernement, visitant 27 capitales. Le Brexit, suivi de l'élection de M. Trump, dans un contexte de menaces géopolitiques et terroristes accrues, ainsi que de changement climatique, a généré un sentiment de gravité, et par conséquent de responsabilité concernant le destin du projet européen. Aussi, les deux institutions ont nommé un seul négociateur, avec la confiance du Parlement européen.
J'ai cultivé cette unité vitale, en adoptant une transparence totale, inhabituelle dans le cadre de négociations. Le conseil des 27 Brexit delegates des États membres s'est réuni une ou deux fois par semaine durant quatre ans et demi, permettant d'informer systématiquement chacun de manière équitable.
De plus, j'ai visité trois à quatre fois chaque capitale. J'ai écouté les partenaires sociaux, les parlements, les gouvernements, afin de prendre en compte leurs préoccupations spécifiques, dont les 26 autres membres se sont systématiquement montrés solidaires. Chypre s'inquiétait de ses deux bases militaires britanniques, et l'Espagne de Gibraltar. La Finlande s'interrogeait sur le transport aérien. Les huit pays côtiers se préoccupaient de la pêche dans les eaux territoriales britanniques. Quant à l'Irlande, j'y reviendrai ensuite.
Cette négociation aura été un long parcours, comprenant diverses étapes. Deux traités ont été négociés. Le premier concernait le divorce, dont je ne me félicite pas. Il sécurise les droits – sociaux et de résidence – des 4,5 millions de citoyens affectés, pour eux-mêmes et leur famille, pour la durée de leur vie. Il a été ratifié en novembre 2019, au terme de trois ans de travail. Il garantit en outre le financement par les Britanniques, malgré cette séparation, de toutes les décisions antérieures prises à 28. Aussi, ce qui reste à financer le sera.
Durant toute cette négociation, j'ai porté trois exigences : la paix en Irlande, la protection du marché intérieur, et la possibilité de quelques opérations avec la Grande-Bretagne pour l'avenir.
La paix en Irlande n'est pas un sujet technique ou financier, mais humain. Elle est très fragile. Nous sommes parvenus avec le Gouvernement de M. Boris Johnson à un compromis résolvant la quadrature du cercle. L'absence de frontière sur l'île est essentielle à la paix. Le contrôle de tout produit y entrant – dont les marchandises arrivant de Grande-Bretagne via l'Irlande du Nord – pour s'assurer du respect du code douanier européen garantira la sécurité du marché unique. Enfin, la coopération économique entre le nord et le sud sera assurée. Une vache transportée d'Angleterre à Belfast doit y être contrôlée, car elle y franchit la frontière extérieure du marché unique. Il s'agit de protéger les consommateurs, les budgets et les entreprises contre la contrefaçon.
La première négociation a servi de fondation. Les Britanniques ont toutefois suscité des craintes l'an dernier, lorsqu'ils ont tenté de remettre en cause ce traité sur la question irlandaise, une provocation délibérée qui risquait de susciter une rupture de confiance. Ils sont finalement revenus à la raison, retirant leurs menaces.
Les solutions trouvées sont complexes, mais la situation de l'Irlande l'est également. Deux pays occupent une même île. L'un d'eux ayant quitté l'union douanière, nous avons été contraints d'imaginer des solutions originales, mais compliquées.
La seconde négociation a été engagée pour la durée de la transition, avec une date d'échéance au 31 décembre 2020. Nous aurions pu la prolonger, mais les Britanniques ne souhaitaient pas reporter davantage leur sortie du marché unique et de l'union douanière. L'alternative à un accord général incluant un accord de commerce était donc le no deal, qui n'aurait pas été sans conséquence.
Nous avons proposé aux Britanniques différents modèles de coopération. Le plus intégré correspond aux exemples norvégiens ou islandais : la Norvège ne souhaitait pas intégrer l'Union, mais elle appartient au marché unique. Nous disposions d'autres solutions avec des options de moins en moins intégrées. Il nous fallait aussi tenir compte des lignes rouges britanniques : absence de Cour de Justice, absence de contribution au budget européen, absence de lien avec la politique commerciale commune. Ils ont, par ces exigences, fermé la porte aux différents modèles intégrés que nous proposions, ne laissant qu'une possibilité : celle d'un accord de libre-échange.
La nature de ce type d'accord dépend néanmoins des pays qu'ils concernent, et plus particulièrement de leur proximité géographique et des volumes échangés. L'Union européenne a négocié une soixantaine d'accords de libre-échange dans son histoire. La Grande-Bretagne se trouve cependant dans une situation unique. Elle a une frontière terrestre, en Irlande, avec le marché unique, tandis qu'elle est le partenaire possédant le plus fort volume d'échanges avec l'Union. Une coopération inédite devait donc être définie. Établir des règles équitables était fondamental.
De plus, nous avons négocié pour la première fois un accord de libre-échange dans un contexte de divergence réglementaire, le Royaume-Uni entendant recouvrer son autonomie dans ce domaine. Tous les autres accords s'inscrivaient au contraire dans un contexte de convergence des standards et des normes, afin de faciliter les échanges. Il convenait donc de s'assurer que la souveraineté réglementaire britannique ne transformait pas l'accord conclu en outil de dumping social, environnemental, fiscal ou économique.
Nous sommes parvenus à un accord plus ambitieux que les accords de libre-échange classiques, au terme de neuf mois seulement de négociation, une durée particulièrement courte, quatre à cinq ans étant généralement nécessaires avec d'autres pays.
Nous n'avions toutefois que peu de temps. Nous avons donc proposé dès le départ au Royaume-Uni un accord commercial éliminant tous les tarifs douaniers et tous les quotas. En contrepartie, l'Union européenne et ses membres ont naturellement exigé des règles équilibrées, évitant autant que possible tout dumping.
Le premier chapitre de cet accord concerne le commerce des biens et d'une partie des services. Il ne fixe aucun tarif douanier aux échanges entre l'Union européenne et la Grande‑Bretagne, alors que l'Union représente 46 % des exportations de cette dernière, le flux inverse ne s'élevant qu'à 8 % des exportations européennes. Un cadre inédit de level playing field, de règles du jeu, a en contrepartie été fixé, afin qu'aucune des deux parties ne soit tentée de créer des distorsions de concurrence susceptibles de détruire des emplois chez son partenaire.
Ces distorsions peuvent provenir d'aides d'État. Or, le Royaume-Uni est sorti du système de contrôle correspondant de l'Union, sans pour l'instant préciser comment il s'organisera en interne dans ce domaine. Les divergences réglementaires peuvent également être à l'origine de distorsions. Nous sommes convenus de rester au moins au niveau atteint fin 2020 concernant les standards et les normes environnementaux et sociaux. Nous vérifierons l'absence de régression dans le temps, par le biais de dispositions nouvelles. Leur usage et leur efficacité devront être évalués sans trop attendre. Ces dispositions permettent à l'une des parties de prendre des mesures compensatoires – dont le rétablissement de tarifs douaniers – si l'autre crée des distorsions de concurrence, par des aides d'État massives ou des divergences réglementaires.
La vigilance sera indispensable, les autorités britanniques ayant annoncé depuis trois semaines leur intention d'adopter des règles différentes concernant les pesticides, la durée hebdomadaire du travail, ou encore les services financiers. Si des divergences suscitent des difficultés, la Commission devra en être informée, par le secteur concerné, les parlements nationaux, ou encore le Parlement européen.
Le deuxième chapitre de l'accord porte sur la coopération économique et sociale, en matière de connectivité des transports routiers et aériens, ou encore d'énergie – interconnectivité électrique, énergie renouvelable… Il ouvre également un certain nombre de programmes européens à la Grande-Bretagne, en tant que pays tiers, dans de nouvelles conditions financières et juridiques, concernant la recherche universitaire ou encore certains programmes satellitaires. Les Britanniques ont en revanche refusé de se maintenir dans Erasmus, car ils entendent mettre en place un programme concurrent.
Ce deuxième chapitre traite enfin de la pêche, qui a reçu une attention conséquente jusqu'à la dernière minute. Le Royaume-Uni a – sans succès – cherché à faire de ce sujet, le seul où nous étions demandeurs, un levier de négociation. En effet, les pêcheries européennes réalisent 650 millions d'euros par an de chiffre d'affaires dans les eaux britanniques, contre 850 millions d'euros de chiffre d'affaires généré par les pêcheurs britanniques dans leurs eaux territoriales. La pêche dans les eaux européennes ne représente en revanche pour ces derniers que 150 millions d'euros.
Les positions de départ étaient les suivantes : les Britanniques souhaitaient exploiter seuls leurs eaux territoriales ; nous réclamions le maintien du statu quo. Un compromis a donc été recherché.
J'ai tenu compte des seuils d'acceptabilité des huit principaux États européens côtiers concernés, qui les avaient signifiés à la Commission. Je rappelle que tout accord nécessitait l'unanimité des 27 États membres. Leur solidarité a toutefois représenté un atout.
Nous sommes parvenus à la disposition suivante : l'Europe rendra 25 % de ses capacités de pêche dans les eaux britanniques, sur une répartition des stocks comprenant cent espèces de poissons, dont certaines présentent davantage de valeur que d'autres. Au terme de cinq ans et demi, le Royaume-Uni retrouvera cependant sa souveraineté complète, et une capacité de discussion annuelle quant à l'accès à ses eaux territoriales.
La Grande-Bretagne pourra alors nous fermer tout ou partie de cet accès. Une telle configuration devra donc être préparée. L'accord prévoit des mesures de dissuasion, comme le rétablissement de tarifs douaniers non négligeables sur les importations de différents poissons, dont le maquereau, voire la mise en œuvre de mesures « miroirs » – cinq ans et demi de transition puis une discussion annuelle – dans d'autres secteurs, en particulier l'énergie. Or, l'interconnectivité au marché électrique européen est essentielle pour le Royaume-Uni.
Le troisième chapitre porte sur la sécurité intérieure des citoyens. Les Britanniques s'engagent à respecter dans la durée les principes de la Convention européenne des droits de l'homme et la protection des données personnelles échangées. Une coopération opérationnelle sera construite concernant Europol, Eurojust, l'extradition, la lutte contre le blanchiment, l'échange de données ADN et le contrôle des passagers aériens.
Dans sa déclaration politique d'octobre 2019, M. Boris Johnson avait évoqué la politique étrangère, la défense, la sécurité extérieure et la coopération. Les Britanniques ont néanmoins refusé toute discussion sur ces sujets. Ce chapitre important n'a donc pas été négocié. Il reste ouvert pour l'avenir, si nos partenaires le souhaitent. Nous leur avons signifié encore récemment notre disponibilité, mais sans fébrilité.
Le dernier chapitre de l'accord détaille le système de gouvernance visant à résoudre les éventuels conflits. Les Britanniques ont fini par accepter un cadre global, au moins sur les questions économiques, l'Union européenne ayant refusé le système « suisse », qui divise cette question entre de multiples accords à l'autonomie propre. Le compromis inclut un système de règlement des conflits ainsi qu'une possible suspension croisée de différents aspects du partenariat en cas de non-respect des engagements de l'accord.
L'accord ne définit pas la coopération sur les services financiers, excepté en matière réglementaire. Sur ce sujet, une discussion est en cours, comme nous en conduisons avec le Japon ou les États-Unis. Elle ne concerne toutefois pas les équivalences. Nous n'anticiperons pas la décision unilatérale que la Commission et l'Union peuvent prendre concernant l'attribution de ces équivalences. Nous conservons cette capacité, afin d'en faire éventuellement usage au mieux de nos intérêts.
Nous n'oublions pas la récente crise financière de 2008, dont nous subissons toujours les conséquences, que la covid a d'ailleurs aggravées. Préserver la stabilité de l'euro et de l'Union européenne est primordial. Nous avons donc des exigences certaines en matière de supervision et de régulation. Des chambres de compensation, qui n'existent pas encore côté continental, ont obtenu une équivalence. Quelques autres équivalences pourront être accordées, mais au service de nos intérêts et de la préservation de la stabilité financière de la zone euro.
L'accord a été conclu le 24 décembre à 18 heures. Son processus d'approbation par le Parlement européen est en cours. Dans l'attente, les États membres ont approuvé son application provisoire à compter du 1er janvier 2021. Le Parlement ne statuera probablement pas d'ici fin février. En effet, les 27 États exigent de disposer d'une traduction authentifiée du texte dans les 24 langues officielles de l'Union. Ces traductions ne sauraient être produites avant le 28 février. Aussi, le dispositif d'application provisoire devra être prolongé de quelques semaines, le temps que l'authentification des 24 traductions de 1 400 pages soit achevée.
Je resterai à la disposition de la Commission, bien que ma mission soit terminée, pour accompagner ce processus jusqu'à son terme.