Intervention de Philippe Baptiste

Réunion du mercredi 7 avril 2021 à 11h15
Commission des affaires économiques

Philippe Baptiste :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'accueillir et de me donner l'occasion de présenter mon parcours et, surtout, mon projet pour le CNES.

Le spatial est devenu un enjeu absolument essentiel tant pour les télécommunications que pour nos industries, l'observation de la Terre, le climat, la science, la défense et la sécurité intérieure. Les géants du numérique ne s'y sont pas trompés : ils y investissent massivement, tout comme les États et de nouveaux entrants. Dans ce monde qui change à toute vitesse, les acteurs français et européens doivent relever des défis considérables mais aussi saisir de nouvelles opportunités.

Je tiens tout d'abord à saluer le travail mené M. Jean-Yves Le Gall au cours de ses mandats à la tête du CNES : avec ses prédécesseurs, il a construit l'un des fleurons scientifiques et technologiques de notre pays et soutenu efficacement nos champions industriels, notamment, dans l'industrie des télécoms, Airbus et Thales qui, avec tous leurs équipementiers, font aujourd'hui partie des grands champions internationaux, avec près de 60 % du marché mondial. Cette réussite témoigne, entre autres, de la pertinence d'un certain nombre de choix fait depuis des années par l'État, le CNES et l'industrie sur des programmes de recherche et développement conjoints.

Jean-Yves Le Gall a également su faire rayonner la technologie et la science françaises et européennes dans le monde entier. Je tiens aussi à citer son prédécesseur, Yannick d'Escatha, grand serviteur de l'État et grand industriel, qui a profondément rénové le CNES.

Quelques mots sur mon parcours professionnel : ingénieur et chercheur, j'ai consacré toute ma carrière à la science, à la technologie et à leurs applications. La science nous permet de comprendre le monde, qui change chaque jour la vie des hommes et qui est l'un des moteurs d'un progrès auquel je crois résolument. Après un master en Grande-Bretagne et un diplôme d'études approfondies en France, j'ai choisi de faire de la recherche en optimisation combinatoire et en mathématiques discrètes, des domaines aux frontières de l'informatique, des mathématiques et de l'intelligence artificielle.

Si vous validez ma nomination à la tête du CNES, je n'en serai pas le premier président informaticien-mathématicien : j'inscrirai humblement mes pas dans ceux de Jacques-Louis Lions et d'Alain Bensoussan, tous deux grands présidents et mathématiciens appliqués, qui ont beaucoup œuvré dans le domaine de l'automatique.

Ingénieur dans un groupe de bâtiment et de travaux publics, j'ai commencé mon doctorat en travaillant sur des projets de recherche et développement très appliqués qui m'ont amené à m'intéresser à des sujets plus fondamentaux d'algorithmique, étudiés depuis assez longtemps par la communauté scientifique. Le cheminement emprunté avec un certain succès pour résoudre ces problèmes m'a permis de réfléchir sur cette démarche, et ce premier aller-retour réussi entre application et théorie a profondément structuré ma carrière de chercheur, mais aussi d'industriel.

J'ai ensuite rejoint le CNRS, puis j'ai été professeur chargé de cours à Polytechnique pendant une dizaine d'années. J'ai conduit une activité académique en essayant de la mener au meilleur niveau tout en m'attelant également à des problèmes industriels : j'ai ainsi eu l'occasion, comme ingénieur et comme chercheur, de travailler pour ILOG, pour Bouygues, pour IBM aux États-Unis et de mener un certain nombre de contrats de recherche avec Thales, Eurocontrol, TDF et Microsoft. J'ai ainsi été en contact avec des secteurs industriels variés – l'édition logicielle, les semi-conducteurs, l'aéronautique, le contrôle aérien –, ce qui m'a valu de travailler, il y a quelque temps de cela, à l'ordonnancement des prises de vues par satellites. J'ai également participé à la création d'un certain nombre de start-up dans le domaine de l'énergie.

Je me suis progressivement investi dans des activités de management de la recherche, en dirigeant mon laboratoire à Polytechnique, puis l'un des dix instituts du CNRS, et enfin comme directeur général délégué de ce grand organisme, qui est par ailleurs le premier partenaire du CNES et qui finance les personnels et les laboratoires académiques travaillant sur des sujets spatiaux.

J'ai également été directeur scientifique de Total et, après avoir réorganisé l'ensemble de la recherche et développement, je suis devenu le premier Chief Technical Officer (CTO) du groupe. Cette nouvelle organisation a permis de lancer des projets ambitieux, notamment autour du stockage du carbone.

J'ai enfin été, ces dernières années, directeur de cabinet de Frédérique Vidal, puis le conseiller « Éducation, enseignement supérieur, recherche et innovation » d'Édouard Philippe, fonctions qui m'ont amené à suivre directement notre politique spatiale.

Je bénéficie donc d'une expérience dans les champs industriel, scientifique et technologique et crois avoir également acquis une certaine familiarité avec le fonctionnement de l'État ainsi qu'avec le pilotage des grandes institutions publiques.

S'agissant des axes stratégiques du CNES, je pars d'un constat : le secteur spatial connaît à la fois de grands bouleversements et une accélération inédite, à l'origine de laquelle se trouvent trois facteurs, dont le premier est la miniaturisation croissante des satellites, une réduction des temps de conception, d'industrialisation et de déploiement. Le deuxième consiste en une réduction des coûts de fabrication et de lancement, et même de maintenance des lanceurs, grâce en particulier au succès du réutilisable. Le troisième tient dans l'agilité accrue de nouveaux acteurs appliquant des méthodes ayant déjà fait leurs preuves, non seulement dans le monde du numérique, mais également dans un certain nombre de secteurs applicatifs comme celui de l'automobile.

Ces trois facteurs lèvent progressivement les barrières à l'entrée des marchés spatiaux, barrières qui semblaient totalement infranchissables il y a encore une dizaine d'années. Les nouveaux entrants amènent non seulement, et de façon massive, des capitaux nouveaux, mais également des nouveaux modèles de recherche et développement et de commercialisation.

Ces bouleversements profonds sont autant de défis qui doivent être relevés par la France ainsi que par ses partenaires. Si notre organisation doit évidemment s'adapter très vite, elle n'en reste pas moins une puissance spatiale de premier plan : le CNES a développé un savoir-faire reconnu internationalement, les satellitiers français comptent parmi les champions mondiaux, le CST y étant d'ailleurs pour beaucoup, Ariane 5 est un lanceur fiable et robuste, et Ariane 6 saura capitaliser sur ses succès, le Centre spatial guyanais (CSG) représentant également un atout exceptionnel. Enfin, les équipes scientifiques et les instruments français sont régulièrement sélectionnés pour participer aux grandes missions internationales. Nous disposons donc de grandes forces.

Je voudrais dans ce contexte aborder cinq enjeux stratégiques pour les années qui viennent, le premier étant celui des données du spatial. La diminution de leur coût de production change radicalement la chaîne de valeur que nous connaissons et les puissances qui, demain, seront capables de produire, de collecter, de traiter et de stocker dans le cloud afin de fournir de nouveaux services aux États, aux entreprises et aux citoyens vont posséder un avantage concurrentiel absolument considérable.

Amazon et Microsoft ont déjà lancé leur premier service de ground station, Alibaba testant ce même concept avec des entreprises chinoises et internationales. Le CNES, qui a su prendre le virage du calcul intensif au cours de la décennie précédente, doit préparer dès maintenant cette nouvelle révolution numérique. Il doit aider à faire émerger une solution française et européenne compétitive, en mobilisant non seulement des start-up, mais également des acteurs privés et institutionnels du numérique et du spatial. Il existe donc un enjeu essentiel de convergence entre données et spatial.

Le deuxième enjeu a trait à l'innovation et aux relations avec les industriels : avec la baisse des barrières à l'entrée des applications spatiales, la manière de la penser doit nécessairement évoluer.

Les grands programmes de recherche et développement qui associent public et privé restent bien évidemment des enjeux fondamentaux. Loin de moi l'idée de les abandonner ! Mais à côté d'eux, des ruptures technologico-commerciales proviennent aujourd'hui de start-up qui, par leur capacité à prendre des risques très importants, travaillent parfois sur des sujets que l'on n'aurait pas explorés naturellement. Elles sont devenues des acteurs absolument essentiels de l'innovation, et pas seulement dans le champ spatial. Le CNES doit favoriser l'éclosion de tels écosystèmes en répondant rapidement – et pas forcément favorablement – aux sollicitations nombreuses des start-up du domaine, en soutenant des projets, en leur apportant technologies et expertises, en mobilisant des fonds partenaires capables de les financer durablement et fortement et en les viabilisant, par exemple, au travers de contrats publics.

S'agissant des relations avec les grands industriels, qui revêtent une grande importance, des relations de confiance existent entre le CNES et les petits comme les grands industriels du secteur. Nous devons les renforcer continuellement et adapter nos méthodes de travail à leur maturité technologique, qui est extrêmement variable d'un champ à un autre.

Le troisième enjeu porte sur les lanceurs. Ariane 6, futur lanceur lourd européen, développé sous la responsabilité d'ArianeGroup, devrait accomplir son premier vol à la mi-2022. Il nous garantira un accès autonome et pérenne à l'espace. Il devra faire face à une concurrence féroce, notamment de la part de SpaceX, le Falcon ayant déjà effectué plus de cent vols et démontré l'intérêt économique du réutilisable. La politique commerciale très agressive d'Elon Musk ne repose pas uniquement sur ce pari technologique réussi, cette insolente réussite. N'oublions pas en effet que la NASA a conçu les premières versions des moteurs Merlin, aujourd'hui utilisés par SpaceX, et que notre concurrent bénéficie d'un nombre incalculable de lancements institutionnels, ce qui lui permet de fixer ses tarifs commerciaux au niveau des coûts marginaux de lancement.

Ariane 6 doit devenir le lanceur naturel du marché institutionnel européen dans la gamme des missions lourdes et moyennes, tout comme Vega C pour les petites missions. Il pourra ainsi trouver toute sa place sur le marché commercial.

C'est l'intérêt du secteur public que d'augmenter les cadences de lancement, afin de répartir la charge des coûts fixes mais également de garantir la fiabilité du lanceur. Nous serons aux côtés des industriels pour atteindre cet objectif. Pour assurer le succès d'Ariane 6, je sais également pouvoir compter sur le CSG, sur les Guyanaises et sur les Guyanais qui en ont fait un port spatial exceptionnel.

S'il est bien naturel qu'une partie importante des crédits ait été consacrée au développement d'Ariane 6, il est essentiel de préparer dès aujourd'hui la génération suivante de lanceurs, dont la première brique sera le moteur réutilisable à bas coût Prometheus. Le 12 janvier 2021, le Président de la République a annoncé une accélération du programme : le CNES fera donc de son développement une priorité.

Quatrième enjeu, la défense et la sécurité intérieure. Devant faire face à une militarisation croissante de l'espace, la France doit être en mesure de conserver sa liberté d'accès et d'action dans l'espace en assurant une protection et une résilience des moyens spatiaux critiques. Il faudra décourager et mettre en échec tout acte terroriste. Les armées doivent donc pouvoir opérer directement un certain nombre d'objets spatiaux. Le nouveau commandement de l'espace, qui s'inscrit dans cette logique, pourra bien évidemment s'appuyer sur le CNES pour monter très rapidement en compétences. L'arrivée de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) au CST, après celle de ce commandement, traduit d'ailleurs l'attractivité et l'excellence du site de Toulouse.

Les nouvelles applications de défense sont nombreuses et font l'objet de programmes de recherche et développement technologiques. Le CNES a naturellement vocation à appuyer la Délégation générale de l'armement (DGA) sur l'ensemble de ces questions.

Enfin, en 2019, la ministre des armées a défini, à la demande du Président de la République, une stratégie spatiale de défense : sa mise en œuvre sera l'une des priorités du CNES.

Le cinquième enjeu, cher à mon cœur, a trait au renforcement du rayonnement scientifique du CNES. Les programmes scientifiques spatiaux, qui permettent d'observer la Terre, de recueillir et d'analyser des données, d'alimenter des modèles pour comprendre des problèmes physiques complexes, nourrissent directement les travaux que nous menons sur le climat, la biodiversité, les risques naturels ainsi que sur les ressources agricoles et hydriques. Soyons clairs : sans données spatiales, tous les modèles familiers permettant de comprendre notre monde, c'est-à-dire le climat et la météorologie, n'existeraient plus ou redeviendraient rudimentaires. L'observation joue en effet un rôle essentiel.

Si les techniques spatiales s'avèrent incontournables pour suivre et comprendre la question climatique et les changements globaux de notre planète, elles nous permettent également d'aborder des questions fondamentales, comme la formation du système solaire et de l'univers, l'apparition de la vie et les lois fondamentales de la physique.

Le CNES et ses partenaires bénéficient d'une réelle reconnaissance internationale et remportent régulièrement des appels à contribution pour la conception d'instruments destinés aux missions spatiales. Je ne citerai que le sismomètre d'InSight, en lien avec la Sodern, la caméra Chemcam de Curiosity, ou enfin SuperCam pour Perseverance.

La programmation scientifique du CNES est déterminante tant pour le rayonnement de très nombreuses disciplines que pour l'avenir de notre planète. Elle s'appuie sur des séminaires de prospective scientifique ainsi que sur un comité de programmes, les scientifiques préparant l'avenir sur des temps très longs et priorisant les programmes. Ce mode de fonctionnement, très respectueux des temps et des priorités de la science, a fait la preuve de son efficacité : il doit être préservé.

Au-delà de ces cinq enjeux, la stratégie française doit se concevoir dans un cadre général incluant nos partenaires allemands, italiens, mais aussi l'Agence spatiale européenne (ESA) et l'Union européenne. La relation avec nos grands voisins ne doit pas se limiter aux lanceurs : elle doit également se tourner vers les enjeux de demain : les données, les télécoms, le cloud spatial et l'observation.

Une constellation européenne doit émerger rapidement : il s'agit d'un enjeu stratégique majeur pour nos pays. Elle fournira de l'internet haut débit partout dans le monde et contribuera à notre autonomie stratégique. Elle sera aussi l'occasion de lancer un modèle intégré, des satellites aux lanceurs et jusqu'aux usages.

J'en termine par ma foi dans la science et dans les progrès qui facilitent la vie des hommes et des femmes de notre planète. L'espace y contribue grandement, d'abord à travers les innombrables applications qui changent notre quotidien, mais aussi et surtout à travers la surveillance de la bonne santé de notre planète.

L'espace apporte également sa part de rêve à notre humanité, et notamment à sa jeunesse qui vit une période difficile avec le confinement. Le CNES mène depuis près de soixante ans une politique de l'éducation et de la diffusion de la culture scientifique exemplaire, que chacun des présidents du CNES a eu à cœur de renforcer : si vous voulez bien confirmer ma nomination, je la poursuivrai.

Le 22 avril prochain, notre charismatique astronaute Thomas Pesquet s'envolera pour la station spatiale internationale : ce sera un grand moment pour notre pays qui doit reprendre confiance dans son avenir.

N'oublions pas deux autres événements majeurs de 2021 : l'envoi du télescope James-Webb par Ariane 5 et la célébration, au mois de décembre, des soixante ans du CNES. Cela nous fournira une occasion de rendre hommage aux visionnaires, aux scientifiques, aux ingénieurs, aux techniciens et à tous ceux qui ont fait de la France une grande puissance spatiale, mais aussi de préparer les soixante prochaines années, avec leurs ruptures technologiques et l'envie de nos concitoyens d'aller plus loin dans la connaissance de notre planète et de l'univers.

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