Je vous remercie pour le nombre et la qualité de vos questions.
Plusieurs d'entre elles concernaient l'articulation entre la France et l'Europe. Il faut savoir qu'il y a presque un ordre de grandeur entre l'Europe et les États-Unis si l'on compare leur budget spatial consolidé par habitant : pour un euro investi en Europe, les États-Unis en mettent dix. Le budget spatial consolidé de la Chine semble lui aussi dépasser celui de l'Europe : une course budgétaire est lancée. Le différentiel entre l'Europe et les États-Unis n'est pas nouveau, il a toujours existé. De la même manière, l'Europe et les États-Unis n'ont pas toujours fait les mêmes choix en matière de politique spatiale. Le vol habité, par exemple, a suscité d'importants investissements aux États-Unis, alors qu'il n'a jamais été une priorité des politiques spatiales européennes.
Compte tenu de l'importance des budgets et des questions technologiques en jeu, il est évident que nous ne pouvons plus nous contenter de travailler à l'échelon national : il est absolument indispensable de construire des synergies au sein de l'Union européenne. Il existe une articulation entre le monde de la défense et les autres champs de la recherche spatiale, puisque nombre de programmes sont duaux. Mais, même en matière de défense, nous travaillons rarement seuls : le plus souvent, nous le faisons en partenariat, pas forcément avec tous les pays de l'Union européenne, mais avec des sous-ensembles de pays qui font face aux mêmes questions et aux mêmes défis que nous. C'est une pratique déjà très développée.
Quelle est la situation au niveau européen ? Nous avons une agence spatiale, l'ESA, qui coordonne les efforts, qui fait de grands choix et qui a de grands succès. On critique parfois ses délais de décision et le coût de certains de ses projets, mais il n'est pas aisé de mettre un grand nombre de nations autour de la table : cette coordination prend du temps et a un coût, qui sont aussi le gage du succès des différents programmes de l'ESA.
La question à laquelle il faut absolument réfléchir, c'est celle du retour géographique – qui prend en compte le niveau d'investissement de chaque État. Elle complique parfois la réalisation de certains programmes industriels, sur lesquels nous devons être très compétitifs. Nous parlions d'Elon Musk : j'exagère à peine en disant que, pour créer une fusée, il n'a qu'à faire entrer du minerai de fer dans son usine. Nous, lorsque nous voulons produire un lanceur, nous dépendons de fournisseurs répartis sur un espace très large, ce qui n'est pas sans poser des problèmes d'optimisation industrielle. À cet égard, la règle du retour géographique peut être un frein : nous devrons y réfléchir, si nous voulons produire des lanceurs très compétitifs. Autant cette règle fait parfaitement sens sur de grandes missions, relatives par exemple aux télécommunications, autant, sur des projets intégrés extrêmement compétitifs, comme ceux qui concernent les lanceurs, il faut faire évoluer les choses. Nous pourrions par exemple assouplir la règle ou l'appliquer, non pas à l'échelle d'un seul, mais de plusieurs programmes. Pour avancer sur ce sujet, il faut un consensus de l'ensemble des acteurs. C'est une question difficile, mais centrale.
La dernière dimension dont il faut tenir compte, à l'échelle européenne, c'est le rôle joué par la Commission. L'ESA a un rôle technologique de coordination, tandis que la Commission joue le rôle de décideur et d'acheteur et donne l'impulsion sur un certain nombre de grands sujets économiques. Il faut absolument que nous ayons une constellation européenne. Le commissaire Thierry Breton en est convaincu et il a un rôle moteur sur ce sujet, mais tout un travail de conviction est encore à faire. Cette constellation sera l'un des grands projets fédérateurs pour notre industrie spatiale européenne.
La France est-elle un leader au sein de l'Union européenne ? La réponse est évidemment oui, même si nos projets sont très intégrés, soit au sein de l'ESA, soit avec nos partenaires internationaux. Les projets du CNES se font soit au sein de l'ESA, soit dans le cadre d'accords bilatéraux, qui naissent souvent d'une opportunité : parce que tel partenaire maîtrise une technologie qui lui est utile à un moment donné, le CNES travaille avec lui. Seuls quelques projets du CNES sont à 100 % français.
Vous m'avez également interrogé sur l'articulation entre le CNES, la météorologie et les questions liées au dérèglement climatique. Pour comprendre l'évolution du climat, la météorologie de demain, l'évolution des ressources en eau, il faut construire des modèles numériques qui associent des mathématiques et de l'informatique. Ces modèles, il faut les mettre au point, les tester, les calibrer et, surtout, il faut les nourrir avec des données. Or l'un des rôles fondamentaux du spatial, c'est de fournir ces données. Sur les questions climatiques, nos capacités spatiales ne visent pas seulement à mesurer le niveau des eaux ou la production de CO2 ; elles doivent surtout nous permettre de comprendre les évolutions en cours et de nous projeter dans le futur. Il existe une bonne – voire une excellente – coordination entre les scientifiques qui travaillent sur ces modèles et ceux qui, au CNES, imaginent les instruments d'observation de demain, qui permettront d'obtenir de bonnes données.
Le New Space va aussi bénéficier aux communautés scientifiques. Autrefois, il fallait de très gros satellites pour faire certains types de mesures. Désormais, avec la miniaturisation et l'apparition de lanceurs à bas coût, certains laboratoires sont presque capables, sans même consulter le CNES – je ne sais si c'est une bonne chose – de conclure des accords avec des industriels et d'envoyer un satellite à tel endroit pour obtenir des données.
S'agissant de la science, on a mentionné la mission Planck : elle m'a fait vibrer, moi aussi. Je suis résolument optimiste : sur les grandes questions, sur la science, l'observation, je crois que nous sommes encore dans une position très favorable. Les grands enjeux du moment, ce sont effectivement la question des lanceurs, autour desquels il y a une vraie compétition, et l'enjeu narratif. Elon Musk, quoi qu'on en pense, nous a à nouveau fait rêver de l'espace, alors qu'on en parlait moins dans les médias il y a quelques années : on ne peut que s'en féliciter. Tout ce que je veux, c'est que l'Europe contribue à ce récit sur le spatial, pas seulement pour le plaisir de raconter une histoire, mais aussi parce que cela pose des questions éthiques tout à fait importantes. Nous pouvons nous féliciter d'avoir un ambassadeur fantastique du spatial en la personne de Thomas Pesquet.
Je suis convaincu de l'intérêt qu'il y a à faire travailler ensemble des chercheurs de l'industrie et du public – avec mon parcours, j'aurais du mal à dire le contraire... J'y crois profondément et je suis convaincu que c'est une façon de créer de la valeur, pour tout le monde. Loin de moi l'idée d'imposer ces partenariats à qui que ce soit, mais les gens qui en ont envie trouveront une oreille attentive au CNES, en particulier à Toulouse. Nous y avons un écosystème fabuleux, puisque le savoir-faire et l'expertise du CNES s'allient à un riche tissu industriel.
Vous m'avez demandé s'il ne faudrait pas diversifier nos implantations. Il existe effectivement bien d'autres lieux, en France ou en Europe, où nous aurions intérêt à avoir des équipes. Le CNES est un organisme très important, mais ses effectifs sont incomparables avec ceux du CNRS, par exemple. Avec 2 500 personnes, il semble donc difficile de se projeter à de très nombreux endroits en même temps. Cela étant, sur des nouvelles technologies qui ne sont pas totalement maîtrisées par les centres de Toulouse, de Guyane ou de Paris, nous pouvons avoir intérêt à créer des partenariats avec certaines équipes, le temps de monter en compétence : soit avec des partenaires académiques – le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, le CNRS, l'université –, soit avec des industriels, et même des start-up. Je suis plutôt favorable à ces formes de diversification, qui n'impliquent pas de créer de nouveaux centres de grande taille.
S'agissant de l'emploi, la situation au sein du spatial est variable, selon les secteurs : elle n'est pas la même dans celui des lanceurs et dans celui des satellites. Ma conviction, c'est que la question de l'emploi est profondément liée à la compétitivité de notre filière, c'est-à-dire à nos compétences technologiques et à notre capacité à innover. Je travaillerai tout particulièrement sur cette question, en écoutant les industriels du secteur, afin de comprendre précisément leurs besoins. Toute la difficulté, c'est de trouver un équilibre entre des objectifs industriels à très court terme – certains d'entre eux seraient ravis d'avoir un peu d'aide à un tarif raisonnable – et des projets à un peu plus long terme, que le CNES a vocation à soutenir.
Je voudrais terminer mon propos en évoquant la question des déchets spatiaux, qui est un enjeu majeur – même si les collisions restent rarissimes. Avec la multiplication des constellations regroupant plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de satellites, ce sujet va prendre de plus en plus d'importance. Cela pose trois questions. Premièrement, il faut introduire une régulation en amont : avant de lancer un objet, il faut s'assurer qu'au moment où il va se désorbiter, il ne produira pas trop de débris – tout cela a été encadré par la loi relative aux opérations spatiales (LOS). Deuxièmement, il faut réfléchir à la manière de désorbiter certains objets de manière plus active – des techniques diverses sont actuellement à l'étude. Enfin, il faut absolument une coordination internationale ; si nous voulons que tout cela dure dans de bonnes conditions, il importe que les grands pays spatiaux s'entendent et fixent des règles communes.