Une surmortalité par suicide de 20 % par rapport à la moyenne nationale, ce qui représente environ deux suicides par jour ; 19 % d'agriculteurs déficitaires ou sans revenu en 2017 : les chiffres sont connus. Nous les évoquons fréquemment au sein de cette commission ou dans l'hémicycle. Derrière eux, se trouvent des femmes et des hommes passionnés par leur métier, travaillant sans relâche, mais finalement brisés, broyés par les dettes et les contraintes.
La question de la rémunération ne saurait à elle seule expliquer l'ensemble des suicides, mais elle est au cœur d'un mal-être profond et d'une contradiction entre le caractère stratégique de l'agriculture française et le peu de considération accordée à nos agriculteurs. Parallèlement à son enjeu social, la rémunération des agriculteurs est un enjeu stratégique : sans un juste prix du travail des producteurs, comment garantir notre souveraineté alimentaire ? Comment convaincre des jeunes de se lancer dans ces métiers dont nous avons tant besoin, alors qu'ils n'en vivront pas correctement et qu'ils seront soumis à tant de contraintes ?
La rémunération des agriculteurs est, enfin, au cœur de la transition de notre agriculture. Nous devons être cohérents : nous voulons tous voir notre agriculture monter en gamme, tendre vers un plus grand respect de l'environnement et garantir davantage de bien-être animal, mais cela a un coût. Le modèle d'agriculture que nous voulons pour demain dépend de notre capacité à garantir un revenu décent à nos producteurs.
La juste rémunération des agriculteurs est aujourd'hui l'enjeu le plus important en matière agricole. Elle sous-tend tout le reste : la souveraineté alimentaire, le renouvellement des générations, la transition vers des modèles de production plus vertueux. Elle est la condition qui détermine, individuellement, l'avenir de nos producteurs et, collectivement, celui de notre société.
Cette conviction, nous la défendons depuis le début de la législature. Elle figurait au cœur de la loi EGALIM. La répartition de la richesse au sein de la chaîne alimentaire a aussi fait l'objet de toute notre attention dans le cadre de nos travaux de contrôle, comme la commission d'enquête que j'ai eu l'honneur de conduire, sous la présidence de notre collègue Thierry Benoit, en 2019. Cette préoccupation est également au cœur des réflexions de tous les groupes qui composent notre assemblée. À plusieurs reprises, nous avons étudié ici des propositions de loi issues de groupes minoritaires ou d'opposition qui lui étaient consacrées. Nous n'étions certes pas toujours d'accord mais, sur ce sujet sensible, nous pouvons et nous devons tous nous retrouver.
Le président de la commission l'a dit : contrairement à ce que nous avons pu lire dans la presse, le texte que je vous présente aujourd'hui n'est pas un projet de loi « EGALIM 2 ». Nous avons adopté la loi EGALIM en 2018 et nous avons besoin de recul par rapport à ses dispositifs. Il s'agit non d'en corriger les dispositions, c'est-à-dire de refaire le match, mais de les prolonger et d'accélérer les choses, donc de concevoir des dispositifs inédits et ambitieux, avec un seul objectif : protéger la rémunération des agriculteurs.
La proposition de loi prévoit un dispositif volontairement synthétique, précis et voué à l'efficacité.
L'article 1er constitue un changement de paradigme : nous proposons de faire des contrats écrits et pluriannuels, d'une durée minimale de trois ans, la norme en matière de contractualisation. Nous inversons ainsi la logique de l'article 631-24 du code rural et de la pêche maritime. Cette pluriannualité doit ouvrir l'horizon des producteurs et leur redonner confiance en l'avenir. Elle doit installer une stabilité dans les relations entre agriculteurs et premiers transformateurs.
L'article 2 s'attaque aux contrats entre transformateurs et distributeurs. Nous recourons à deux mécanismes essentiels et novateurs.
Le premier est la transparence sur les coûts des matières premières agricoles, qui deviennent non négociables. Sur ce point, je comprends les réticences de certains transformateurs, qui ne souhaitent pas inscrire ces informations « noir sur blanc » dans leurs conditions générales de vente (CGV). Vous êtes nombreux à suggérer la désignation d'un tiers de confiance, que j'appellerais plutôt « tiers indépendant ». J'y suis favorable, en particulier dans le cas des amendements qui tendent à en faire une alternative à la transparence dans les CGV. Libre ensuite aux contractants de choisir l'option qui leur conviendra le mieux.
Nous créons également une obligation de prévoir dans les contrats une clause de révision automatique des prix en cas de variation du coût des matières premières.
Ces deux premiers articles forment un tout cohérent et le cœur du dispositif que nous proposons aujourd'hui.
L'article 3 prolonge le renforcement des pouvoirs du médiateur que nous avions voté dans le cadre d'EGALIM. Il apporte une réponse forte aux situations dans lesquelles la médiation a échoué. Nous proposons ainsi la création d'un comité de règlement des différends commerciaux agricoles (CRDCA), qui délibérera publiquement, pourra prononcer des injonctions sous astreinte et, si la situation l'exige, prendre des mesures conservatoires.
L'article 4, relatif à l'étiquetage, tend à assurer la compatibilité entre droit français et droit européen. Il incite les transformateurs à mieux indiquer l'origine des ingrédients qu'ils utilisent. Son examen nous donnera l'occasion d'aborder, à travers vos amendements, des sujets annexes, comme le « Fabriqué en France », ou, surtout, le « Rémunéra-score », qui vise à donner au consommateur une marge d'action plus large relativement au juste prix des produits agricoles. Du producteur au consommateur, de l'amont à l'aval, la boucle est ainsi bouclée.
L'article 5 traite d'un enjeu très proche, puisqu'il porte sur la publicité dans le cadre des opérations de dégagement. Ces dernières, qui consistent à brader des produits en cas de surproduction, contribuent à une déconnexion, dans l'esprit du consommateur, entre la véritable valeur de l'alimentation et le prix qu'il s'habitue à payer. Il faut le rappeler : une alimentation de qualité a un coût, et nous ne pouvons pas continuer indéfiniment une guerre des prix dont nos agriculteurs sont les plus grands perdants.
Créer les conditions d'une relation de confiance, renforcer la transparence, sanctuariser la rémunération des agriculteurs, revaloriser les produits alimentaires aux yeux du consommateur : tels sont les objectifs de ce texte.
Beaucoup d'entre vous voudraient aller plus loin. J'en comprends les raisons. Bien sûr, la rémunération des agriculteurs dépend, plus largement, d'un partage de la valeur et d'un équilibre dans le rapport de force entre producteurs, transformateurs et distributeurs, que nous devons réinventer. Bien sûr, comme vous, j'aimerais pouvoir avancer sur des sujets essentiels ; certains amendements, trop éloignés du texte, ont été jugés irrecevables alors qu'ils me tiennent à cœur. Je pense, notamment, à la question des rapprochements à l'achat et des centrales internationales de service et d'achat, qui constituent, disons-le, un scandale et un désaveu des législations française et européenne. Lors d'une audition, la direction générale d'Intermarché a récemment affirmé qu'une fois de plus, elle comptait opérer des regroupements à Bruxelles pour acheter des services et des produits dédiés au marché français, mais qui seraient négociés selon le droit belge.
Pour une fois et même si ce n'est pas mon tempérament, je plaiderai pour la prudence et la tempérance. Oui, je souhaite avancer sur certains sujets : le mécanisme du « tunnel de prix » pour certaines filières, dont la filière bovine ; l'encadrement des marques de distributeurs (MDD) ; la non-discrimination tarifaire ; la barémisation des services ; la rémunération ligne à ligne de ces services. Mais, sur tous ces sujets, nous avons encore besoin de temps. La concertation est en cours avec l'ensemble des acteurs et les ministères concernés.
J'inviterai les députés concernés à prendre part à ces travaux pour que, collectivement, nous soyons en mesure de déposer en séance publique des amendements équilibrés et satisfaisants. Cela peut paraître frustrant à ceux qui se battent sur ces sujets depuis de nombreuses années, mais nous nous attaquons à des enjeux très lourds. Légiférer trop vite, sans tenir compte de toutes les voix qui s'expriment, serait une erreur.
La méthode que je vous suggère consiste à progresser étape par étape, afin de poser à travers ce texte un jalon important de notre combat pour la juste rémunération des agriculteurs. Une fois de plus, pendant la crise, ils ont prouvé combien leur travail était au cœur de notre souveraineté.