Le premier groupe thématique du Varenne de l'eau a travaillé sur plusieurs hypothèses. Si la réforme ne fait pas l'unanimité parmi les organisations syndicales, c'est en raison du choix politique prévalant jusqu'à présent de faire intervenir l'État en premier. Le raisonnement de nombreux agriculteurs est le suivant : je suis agriculteur, je fais mon métier et j'assume un risque longtemps considéré comme professionnel, ce qui est quand même inouï si l'on songe qu'il s'agit du soleil, de la pluie et des aléas climatiques. À titre personnel, j'estime que cette culture d'entreprise est admirable. Quoi qu'il en soit, en cas de pépin, l'État intervient d'abord, le recours à un assureur privé s'inscrivant dans une logique de confort, dès lors que l'État me garantit une indemnisation si je perds une part significative de ma récolte.
Nous avons choisi de faire intervenir l'État en dernier : je fais l'effort d'adopter une stratégie, je m'auto-assure, je calcule les risques et j'en transfère certains, dans le cadre de ma stratégie d'entreprise, à un assureur dont le métier est le conseil. L'État intervient en dernier, en cas de risque exceptionnel dont la couverture coûterait trop cher à l'assureur, dans une logique de réassurance.
Ce choix politique peut être discuté, dans un débat qui s'annonce passionnant. Il a été fait pour deux raisons. Tout d'abord, faire intervenir l'État en premier, en garantissant une sorte de matelas, est bien plus coûteux pour son budget, comme le montrent les modélisations. Ensuite et surtout, cela donne l'illusion que la réforme vise à maintenir l'agriculture telle quelle, alors qu'elle vise au contraire à accompagner une adaptation, une mutation.
Comme l'a rappelé M. Nicolas Turquois, certaines cultures ne seront plus possibles, voire ne le sont déjà plus, compte tenu de l'évolution du contexte agroclimatique. Voilà ce qu'il s'agit d'affronter. Cela sera douloureux et compliqué. Il y aura des délocalisations de bassins de production, des cessations d'activité par endroits, mais aussi des innovations, l'introduction de variétés nouvelles, notamment tropicales, et l'apparition de nouvelles cultures. Tel est le changement qu'il s'agit d'accompagner.
Dans ce contexte, chaque agriculteur et chaque filière doivent avoir une stratégie d'adaptation. Quant aux compagnies d'assurances, elles doivent accompagner les transformations, les prises de risques, l'émergence de nouveaux marchés et même des lignes expérimentales grâce au réassureur public qu'est la caisse centrale de réassurance (CCR). L'État, lui, est là pour couvrir ce qui est exceptionnel et ne permet pas au marché de l'assurance de se développer.
S'agissant du financement de la politique agricole commune, je considère qu'il ne doit pas reposer sur les acteurs de l'aval des filières agroalimentaires. Les interprofessions sont là pour ça. Moins l'État s'en mêle, mieux c'est. Parvenir à l'équilibre interprofessionnel n'est pas simple. L'initiative est de droit privé. Il faut laisser les interprofessions s'entendre et signer des accords.
Le secteur de l'agroalimentaire tire vers le bas les marges des salaires et les prix de tous les acteurs, même les gros. Ceux-ci exercent peut-être une certaine fascination, et il est vrai que certaines familles de la grande distribution sont très riches. Toutefois, pour avoir passé trois ans à recruter des commerciaux dans ce secteur, je puis dire qu'ils sont payés moitié moins que les chargés de relation clientèle du secteur du numérique, dont les responsabilités sont comparables.
Depuis plusieurs années, ces filières sont victimes d'une déflation, dont nous, consommateurs, sommes les premiers à profiter. Cher collègue Herth, je ne sais pas comment se passera le débat que nous aurons lors de l'examen du prochain projet de loi de finances, mais je ne souhaite pas que l'argent destiné à accompagner l'agriculture soit prélevé sur l'économie du secteur agroalimentaire. Il s'agirait d'un transfert de valeur. Or, je considère que cette filière détruit trop de valeur au profit des consommateurs, lesquels ont trop pris l'habitude de manger plus sûr et plus qualitatif, et d'exprimer des exigences certes légitimes mais de plus en plus coûteuses, pour que tout cela continue à être de moins en moins cher. Cela n'est pas possible.
Je suis favorable à la solidarité prévue par la réforme. Nous débattrons de ses moyens lors de l'examen du prochain projet de loi de finances. Il n'en est pas moins nécessaire de consacrer de l'argent à la reconstitution de la valeur sur toute la chaîne de valeur du secteur agroalimentaire.
Sur l'habilitation à légiférer par ordonnances et le droit de la concurrence, qui donneront lieu à un débat passionnant, je rappelle que l'article 42 du traité de Rome établit que les objectifs de la PAC prévalent sur l'application du droit de la concurrence au secteur agricole. L'application de ce principe de droit est complexe. Il ne s'agit pas d'un enjeu de délimitation du droit communautaire et du droit national. La querelle oppose, au sein de la Commission européenne elle-même, la direction générale de la concurrence (DGCOMP) et la direction générale de l'agriculture (DG Agri).
La Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) nous a largement éclairés en statuant sur l'affaire du « cartel des endives », ainsi nommée même si les endiviers ne sont pas, à ma connaissance, des gens planqués dans des paradis fiscaux. La CJUE a éclairé le législateur sur les notions d'effet utile et de proportionnalité. Nous devons démontrer que les mesures que nous prévoyons d'appliquer aux assureurs sont proportionnelles, qu'elles constituent le strict minimum et respectent la liberté d'entreprendre. Leur regroupement, cher collègue de Courson, est un pool de co-réassurance, qui mutualise non les risques, mais la réassurance.
Prenons l'exemple de la culture des poires, pratiquée en Picardie et en région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA). La filière peut passer commande au groupement d'assureurs en vue de couvrir le risque de gel, dont la fréquence et l'intensité ne sont pas les mêmes en Picardie, dans la Drôme et dans les Bouches-du-Rhône. Les assureurs mutualiseront les données de sinistralité et la base technique de la prime d'assurance, qui est le coût de la réassurance de la couverture du risque de gel.
Sur cette base, certains assureurs feront preuve d'inventivité et proposeront une police d'assurance paramétrique. Tant mieux s'ils parviennent à convaincre leurs clients, dont les frais d'expertise seront réduits par rapport à ceux des agriculteurs ayant conservé une logique indemnitaire incluant des déplacements d'experts sur le terrain. Chaque assureur aura sa politique client. Par ailleurs, les frais de gestion ne seront pas mis en commun. La mutualisation du modèle actuariel permettra de chiffrer ce que coûte la réassurance. Le groupement d'assureurs offrira une co-réassurance, épaulé par la CCR pour couvrir les démarches expérimentales.
S'agissant de l'élevage, le présent projet de loi fait le maximum, cher collègue Venteau. Nous ne pouvons pas faire plus pour lisser l'évolution de la situation des éleveurs. J'évoquerai un point technique, dont je sais que vous le maîtrisez parfaitement. Le régime des calamités agricoles couvre les pertes au premier pourcentage. Je suis éleveur, j'ai 35 % de pertes fourragères, je suis indemnisé à hauteur de 28 % en moyenne. Demain, j'ai 35 % de pertes, l'État n'en couvre que 5 %, mais la loi permet qu'il les couvre en totalité, ce qui est pratiquement équivalent à 28 % de 35 %. C'est dire si nous allons loin.
L'entrée en vigueur de la loi est prévue dès 2023. Si les assureurs ne sont pas assez rapides, convaincants et attractifs pour proposer des polices d'assurance couvrant les 10 % de pertes au-delà de 20 %, il sera quand même possible, pour le Gouvernement, de fixer par voie réglementaire un taux d'indemnisation des pertes couvertes par l'État lissant la situation entre l'actuel régime des calamités agricoles et le nouveau dispositif. Cela laissera le temps d'élaborer des plans d'adaptation de la filière élevage et de développer le marché de l'assurance de façon attractive, en parvenant à la définition d'un équilibre technique pour les assureurs et d'un intérêt stratégique pour les agriculteurs, en attendant la mise en œuvre de la réforme.