Intervention de Yves Surel

Réunion du mardi 17 décembre 2019 à 18h05
Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Yves Surel :

Je ne suis ni juriste ni un praticien de l'évaluation des politiques publiques, mais un professeur de sciences politiques qui s'intéresse à l'évaluation d'un point de vue un peu plus large. L'intérêt qu'a suscité le terme de concrétisation que vous employez dans l'intitulé de cette mission d'information renvoie, pour un spécialiste des politiques publiques, à un ouvrage assez ancien qui s'appelle l'État au concret, publié dans les années 1980 par un sociologue, Jean-Gustave Padioleau. Il est intéressant de voir cette idée de concrétisation, en tout cas d'appréhension concrète de ce qu'est l'action publique sur le terrain, revenir ici dans ce cadre parlementaire. Pour le spécialiste que je suis, il y a trois termes qui sont parfois attachés à cette notion : celui d' output, c'est-à-dire le résultat ou la production de l'action publique, celui d' outcome, les résultats sur la société, et la question de la perception, de la réception d'une politique publique par les citoyens.

À chaque fois, ce sont des objectifs un peu différents. L' output, en termes de concrétisation, consiste à voir si le dispositif législatif a bien été mené jusqu'à son terme, notamment avec les textes d'application. L' outcome – c'est déjà plus compliqué – observe si la loi a produit les résultats escomptés du point de vue des objectifs initialement annoncés. La perception des politiques publiques se situe plutôt du côté du ressenti par les citoyens – j'ai vu que c'était l'un des soucis de cette mission d'information – des effets d'une politique publique et des effets de la loi et, plus généralement, du travail du législateur. De manière connexe, cela souligne les différents objectifs de votre mission. Il y a des objectifs qui paraissent législatifs. À l'évidence, l'une des idées est d'améliorer la qualité et la pertinence des lois ; la référence faite à plusieurs reprises à la notion d'étude d'impact est assez emblématique de ce point de vue-là. Il y a également un objectif en termes de politique publique, mais de manière plus large. Vous l'avez rappelé, votre intérêt est aussi de regarder les conditions de mise en œuvre de la loi et plus généralement des politiques publiques. D'une certaine façon, cela pourrait nourrir du côté du Parlement un contrôle à la fois de l'action gouvernementale et de l'action de l'administration en actes sur le terrain. Enfin, dans les questions qui nous ont été transmises, apparaît un objectif plus politique, lié à l'information même du public et à une volonté de légitimer de manière plus évidente le travail parlementaire auprès des citoyens – en tout cas de le rendre plus présent et plus directement sensible. Ces objectifs ne sont pas mutuellement exclusifs, ils sont même assez largement complémentaires. Vos conclusions et les préconisations que feront les membres de cette mission dépendront assez largement des objectifs que vous allez valoriser.

La focale que vous avez choisie m'a intéressé. Vous parlez dans les différents documents à la fois d'évaluation ex ante et d'évaluation ex post. Ce qui vous intéresse, c'est la phase intermédiaire, ce que nous appelons la mise en œuvre des politiques publiques. Ce sont des travaux qui existent depuis longtemps d'un point de vue académique. Nous savons que l'analyse de la mise en œuvre est souvent synthétisée autour du dilemme « traduction/ trahison » : la mise en œuvre traduira-t-elle ou trahira-t-elle la loi ? D'après ce que nous savons, elle la trahit. Tout l'enjeu d'une compréhension de la mise en œuvre est d'identifier pourquoi il y a cet écart entre la décision initiale et les résultats sur le terrain, et comment réduire l'écart entre les intentions initiales et les résultats constatés. Nous savons que travailler sur la mise en œuvre est extrêmement coûteux en temps, en ressources et en analyse. Il ne s'agit pas simplement de manipuler un certain nombre de données quantitatives, mais aussi de voir concrètement sur le terrain quels types d'échanges président à l'application d'une loi ou d'un dispositif entre les collectivités locales, les administrations, mais aussi les groupes d'intérêts, voire les individus qui sont concernés.

Il m'est apparu que l'un des enjeux est de restaurer ou de ranimer un objectif d'évaluation des politiques publiques dans le cadre parlementaire et par le prisme de la concrétisation des lois. C'est un objectif ancien, en tout cas du Parlement français, de se doter de cette expertise. Elle n'a pour l'instant jamais vraiment été mise en place, même si des dispositifs existent, comme l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST). Le cas américain est un point de comparaison pertinent, avec l'importance du Government Accountability Office (GAO). Cette agence placée auprès du Congrès est extrêmement importante au regard des moyens dont elle dispose et de ses pouvoirs d'investigation. Elle a pour but à la fois d'améliorer la qualité de la loi et d'alimenter un contrôle du gouvernement par le biais de ses missions d'évaluation et de missions qui visent à améliorer l'utilisation des finances publiques. Les objectifs que se donne le GAO de manière récurrente sont de diminuer les incohérences de la loi, mais aussi de réduire les dépenses jugées inutiles ou inefficaces. L'une des explications souvent avancées à l'absence d'agence équivalente en France est le fait que l'expertise en matière d'évaluation des politiques publiques n'a jamais été fixée dans le cadre parlementaire, mais est toujours restée dans le cadre administratif classique, notamment au sein des grands corps. L'un des enjeux pour le Parlement est de se donner une capacité autonome d'expertise. Par quels moyens ? Je l'ignore. C'est sans doute à vous, parlementaires, d'y réfléchir. Cette capacité vise à produire, de manière plus précise et plus autonome, un diagnostic sur l'effectivité de la loi, ainsi qu'en matière de contrôle de l'action de l'administration.

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