Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Réunion du mardi 17 décembre 2019 à 18h05

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • concrétisation
  • expertise
  • obstacle
Répartition par groupes du travail de cette réunion de commission

  PS et divers gauche    En Marche    MoDem  

La réunion

Source

La séance est ouverte à 18 heures 05.

Présidence de Mme Cécile Untermaier, présidente

La mission d'information sur la concrétisation des lois entend M. Yves Surel, professeur de science politique à Paris II Panthéon Assas, responsable « politiques publiques » de l'Association française de science politique, et M. Adam Baïz, professeur à l'Institut d'études politique de Paris, chef de l'évaluation des politiques publiques à France stratégie).

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Nous sommes heureux d'accueillir deux chercheurs en sciences politiques : le professeur Yves Surel, qui enseigne à l'université Paris II Panthéon Assas et est responsable du groupe « politiques publiques » de l'Association française de science politique, et le professeur Adam Baïz, qui officie à l'Institut d'études politiques de Paris et est le chef de l'évaluation des politiques publiques à France Stratégie.

Nos travaux ont pour objectif de mieux comprendre les difficultés que posent l'application juridique, mais aussi la mise en œuvre sur le terrain des lois que nous votons, afin de nous permettre de proposer des voies d'amélioration. Nous réfléchissons aussi au rôle que les parlementaires devraient jouer pour veiller plus étroitement au respect de la volonté du législateur et aux moyens supplémentaires dont ils pourraient avoir besoin pour ce faire.

Je précise que cette audition est ouverte à la presse, retransmise en direct sur le site internet de l'Assemblée nationale et qu'elle fera également l'objet d'un compte rendu.

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Yves Surel

Je ne suis ni juriste ni un praticien de l'évaluation des politiques publiques, mais un professeur de sciences politiques qui s'intéresse à l'évaluation d'un point de vue un peu plus large. L'intérêt qu'a suscité le terme de concrétisation que vous employez dans l'intitulé de cette mission d'information renvoie, pour un spécialiste des politiques publiques, à un ouvrage assez ancien qui s'appelle l'État au concret, publié dans les années 1980 par un sociologue, Jean-Gustave Padioleau. Il est intéressant de voir cette idée de concrétisation, en tout cas d'appréhension concrète de ce qu'est l'action publique sur le terrain, revenir ici dans ce cadre parlementaire. Pour le spécialiste que je suis, il y a trois termes qui sont parfois attachés à cette notion : celui d' output, c'est-à-dire le résultat ou la production de l'action publique, celui d' outcome, les résultats sur la société, et la question de la perception, de la réception d'une politique publique par les citoyens.

À chaque fois, ce sont des objectifs un peu différents. L' output, en termes de concrétisation, consiste à voir si le dispositif législatif a bien été mené jusqu'à son terme, notamment avec les textes d'application. L' outcome – c'est déjà plus compliqué – observe si la loi a produit les résultats escomptés du point de vue des objectifs initialement annoncés. La perception des politiques publiques se situe plutôt du côté du ressenti par les citoyens – j'ai vu que c'était l'un des soucis de cette mission d'information – des effets d'une politique publique et des effets de la loi et, plus généralement, du travail du législateur. De manière connexe, cela souligne les différents objectifs de votre mission. Il y a des objectifs qui paraissent législatifs. À l'évidence, l'une des idées est d'améliorer la qualité et la pertinence des lois ; la référence faite à plusieurs reprises à la notion d'étude d'impact est assez emblématique de ce point de vue-là. Il y a également un objectif en termes de politique publique, mais de manière plus large. Vous l'avez rappelé, votre intérêt est aussi de regarder les conditions de mise en œuvre de la loi et plus généralement des politiques publiques. D'une certaine façon, cela pourrait nourrir du côté du Parlement un contrôle à la fois de l'action gouvernementale et de l'action de l'administration en actes sur le terrain. Enfin, dans les questions qui nous ont été transmises, apparaît un objectif plus politique, lié à l'information même du public et à une volonté de légitimer de manière plus évidente le travail parlementaire auprès des citoyens – en tout cas de le rendre plus présent et plus directement sensible. Ces objectifs ne sont pas mutuellement exclusifs, ils sont même assez largement complémentaires. Vos conclusions et les préconisations que feront les membres de cette mission dépendront assez largement des objectifs que vous allez valoriser.

La focale que vous avez choisie m'a intéressé. Vous parlez dans les différents documents à la fois d'évaluation ex ante et d'évaluation ex post. Ce qui vous intéresse, c'est la phase intermédiaire, ce que nous appelons la mise en œuvre des politiques publiques. Ce sont des travaux qui existent depuis longtemps d'un point de vue académique. Nous savons que l'analyse de la mise en œuvre est souvent synthétisée autour du dilemme « traduction/ trahison » : la mise en œuvre traduira-t-elle ou trahira-t-elle la loi ? D'après ce que nous savons, elle la trahit. Tout l'enjeu d'une compréhension de la mise en œuvre est d'identifier pourquoi il y a cet écart entre la décision initiale et les résultats sur le terrain, et comment réduire l'écart entre les intentions initiales et les résultats constatés. Nous savons que travailler sur la mise en œuvre est extrêmement coûteux en temps, en ressources et en analyse. Il ne s'agit pas simplement de manipuler un certain nombre de données quantitatives, mais aussi de voir concrètement sur le terrain quels types d'échanges président à l'application d'une loi ou d'un dispositif entre les collectivités locales, les administrations, mais aussi les groupes d'intérêts, voire les individus qui sont concernés.

Il m'est apparu que l'un des enjeux est de restaurer ou de ranimer un objectif d'évaluation des politiques publiques dans le cadre parlementaire et par le prisme de la concrétisation des lois. C'est un objectif ancien, en tout cas du Parlement français, de se doter de cette expertise. Elle n'a pour l'instant jamais vraiment été mise en place, même si des dispositifs existent, comme l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST). Le cas américain est un point de comparaison pertinent, avec l'importance du Government Accountability Office (GAO). Cette agence placée auprès du Congrès est extrêmement importante au regard des moyens dont elle dispose et de ses pouvoirs d'investigation. Elle a pour but à la fois d'améliorer la qualité de la loi et d'alimenter un contrôle du gouvernement par le biais de ses missions d'évaluation et de missions qui visent à améliorer l'utilisation des finances publiques. Les objectifs que se donne le GAO de manière récurrente sont de diminuer les incohérences de la loi, mais aussi de réduire les dépenses jugées inutiles ou inefficaces. L'une des explications souvent avancées à l'absence d'agence équivalente en France est le fait que l'expertise en matière d'évaluation des politiques publiques n'a jamais été fixée dans le cadre parlementaire, mais est toujours restée dans le cadre administratif classique, notamment au sein des grands corps. L'un des enjeux pour le Parlement est de se donner une capacité autonome d'expertise. Par quels moyens ? Je l'ignore. C'est sans doute à vous, parlementaires, d'y réfléchir. Cette capacité vise à produire, de manière plus précise et plus autonome, un diagnostic sur l'effectivité de la loi, ainsi qu'en matière de contrôle de l'action de l'administration.

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Adam Baïz

Je propose de vous parler de la thèse que j'ai soutenue l'an passé à Mines ParisTech, dont le sujet était : « comment concevoir des politiques qui soient réalisables ? ». Comme vous le notez, il ne suffit pas de décréter une loi pour qu'elle se mette effectivement en œuvre. Autrement, nous aurions depuis longtemps interdit d'être au chômage ou de tomber malade. Si la seule volonté du législateur ne suffit pas, le plus souvent, c'est parce que la réalité, à la fois physique, technique et sociale est faite de contraintes, d'inertie, d'incertitudes ou encore de préférences variées. C'est en partie pour y répondre que les politiques publiques tendent à être de plus en plus complexes. Tout l'enjeu est là : comment écrire des lois parfois complexes qui ne soient pas des vœux pieux ? Comment identifier ex ante et ex post les obstacles à leur mise en œuvre ? Comment contourner ces obstacles ou à défaut les atténuer ?

En sciences politiques, en économie, en sociologie, mais aussi en sciences de gestion, il y a un concept clé pour caractériser et analyser l'action collective, c'est celui d'instrument. Dans le domaine des politiques publiques, l'instrument est un outil générique pour modifier les comportements, comme la taxe, l'interdiction, le quota ou encore la campagne de sensibilisation. En outre, un même instrument peut se concrétiser en diverses politiques selon le contexte d'application. Par exemple, l'instrument quota peut se concrétiser en une politique de parité, tout comme en une politique de réduction des émissions de carbone. Les instruments constitueraient ainsi une boîte à outils et le législateur n'aurait qu'à choisir l'instrument le plus adapté à l'objectif qu'il vise et à l'actionner tel un levier. C'est là où le bât blesse, car en se représentant les instruments comme des leviers qu'il suffirait d'actionner, on est tenté de croire qu'il suffirait de vouloir mettre en œuvre un instrument pour qu'il se mette effectivement en œuvre. D'ailleurs, les évaluateurs peuvent aussi tomber dans ce piège. Pour modéliser une taxe, vous les verrez souvent imposer une simple variable T à la variable de prix P, prenant ainsi pour acquis que la taxe s'applique scrupuleusement en tout lieu et à tout instant. Or, vous en conviendrez, il peut y avoir des fraudes, des erreurs, des défaillances ou des stratégies de contournement qui altèrent la mise en œuvre de cette taxe. À mon sens, nous gagnerions à appréhender les politiques et les instruments sur lesquels elles reposent, non pas comme des leviers, mais plutôt comme des bras articulés. Naturellement, la métaphore n'est pas anodine. Un bras articulé a des pivots, des ressorts et des pistons. Désormais, il nous apparaît plus net qu'un seul pivot, inadapté ou défectueux, peut nous empêcher de déployer un bras articulé, au même titre qu'il peut suffire d'un seul bug informatique pour qu'un boulanger n'arrive pas à appliquer sur son logiciel de caisse la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) telle que préfigurée par le législateur.

En définitive, chaque politique est une action collective qui se déploie selon un ou plusieurs bras articulés. Le tout forme une chaîne de causalité. Pour la TVA, cette chaîne de causalité pourrait être la suivante : si vous achetez une baguette de pain, alors le boulanger doit vous faire payer un supplément proportionnel à son prix, enregistrer la transaction sur un logiciel de caisse certifié et reverser les sommes collectées à l'État. Pour s'assurer de la mise en œuvre d'une politique, il faudrait commencer par caractériser la chaîne de causalité de l'action collective sous-jacente. Concrètement, comment faire ? Je propose quatre étapes, assez intuitives :

– identifier tous les acteurs impliqués ;

– décrire les actions qui leur sont assignées ;

– préciser les conditions dans lesquelles ces actions doivent être ou non réalisées ;

– spécifier l'influence que les acteurs sont censés avoir les uns envers les autres, à travers les actions qu'ils réalisent.

En particulier, il convient d'avoir à l'esprit que ces influences ne sont pas toujours déterministes. Nous pouvons obliger ou interdire certaines actions, mais le plus souvent, nous devons nous contenter de les encourager, de les décourager ou même seulement de les rendre possibles ou facultatives.

Dans ma thèse, j'ai pu développer une charte graphique consistant en des bulles et des flèches afin de représenter simplement ces différents éléments. L'enjeu est à présent de décrire de façon suffisamment fine et précise de telles chaînes de causalité.

Pour ce faire, rappelons-nous que chaque action collective repose elle-même sur d'autres actions collectives, avec lesquelles elle se combine et s'articule. Une politique éducative peut globalement consister à déployer le numérique et, en zoomant toujours plus, nous verrons apparaître des modalités très concrètes et précises d'utilisation de tablettes numériques ou de formation des enseignants. Par conséquent, pour décrire la chaîne de causalité d'une politique, il nous revient d'en déterminer les traits significatifs à travers la loi, mais aussi à travers les textes réglementaires qui la précisent et l'interprètent, et à travers la pratique du terrain. À cet égard, j'ai étudié pendant ma thèse une certaine politique énergétique. Elle est récente et très innovante : il s'agit du dispositif des certificats d'économie d'énergie. La gouvernance de ce dispositif a cela de remarquable qu'elle associe très étroitement les agents du ministère de l'Environnement d'une part et les parties prenantes d'autre part, que ce soient les vendeurs d'énergie, les collectivités territoriales ou encore les cabinets privés. En effet, il y a des comités de pilotage réguliers qui permettent un va-et-vient entre l'État et les administrés, pendant lesquels on discute de la loi et de la réglementation, à la fois pour l'expliquer, mais aussi, au regard des expériences du terrain, pour faire évoluer le dispositif.

Dernier point, les remontées du terrain sont essentielles pour identifier les obstacles à la mise en œuvre d'une politique, mais pour que ces remontées soient vraiment éclairantes, il est essentiel de poser les bonnes questions et d'appliquer des méthodes robustes d'observation et d'analyse. En termes de questionnement, la démarche que je propose est relativement simple dès lors que nous avons caractérisé la chaîne de causalité de la politique à mettre en œuvre. Il s'agit de reprendre les quatre étapes que je décrivais plus tôt et de poser des questions :

– tous les acteurs concernés ont-ils eu connaissance de la loi et l'ont-ils comprise ?

– chaque acteur réalise-t-il l'action qui lui a été assignée ?

– réalise-t-il cette action dans les conditions prévues par la loi ?

– a-t-il l'influence qu'il est censé avoir sur les autres acteurs ?

Si l'on se retrouve à répondre par la négative à au moins l'une de ces questions, c'est que la mise en œuvre fait face à un obstacle. Il convient alors d'en expliquer les ressorts, qui peuvent être de nature sociale, financière, organisationnelle ou encore cognitive. Bien entendu, ces obstacles quant à la mise en œuvre d'une politique sont régulièrement pointés du doigt par les acteurs concernés et par les évaluateurs. Certains de ces obstacles portent même des noms, comme la fraude, l'effet d'aubaine ou l'effet rebond. De ce point de vue, la littérature académique et les rapports institutionnels de la Cour des comptes et des inspections générales sont très instructifs. Dans ma thèse, je propose un guide dans l'objectif d'identifier de façon plus systématique tous ces obstacles et ces effets pervers. Cela passe par les questions que nous venons de lister, mais aussi par des méthodes d'observation et d'analyse comme les enquêtes, les entretiens, les simulations ou encore les expérimentations. Nous pouvons conduire aussi des analyses qualitatives comparatives pour apprécier le contexte de succès d'une politique, ou encore les analyses dites « de contribution » pour estimer l'importance relative de tel ou tel facteur d'échec ou de succès. Ces méthodes sont essentielles pour comprendre finement les mécanismes causaux qui sont à l'œuvre, mais aussi pour faire évoluer la loi et la réglementation. Car lorsque nous avons identifié ou pressenti des obstacles et compris leurs ressorts, il devient plus aisé de proposer de nouvelles modalités instrumentales sans tomber dans les effets d'annonce ou les simples recyclages.

En résumé, la thèse que j'ai soutenue propose un guide, une méthode, pour décrire les politiques publiques comme des chaînes de causalité où les actions, leurs conditions et leurs influences sont plus clairement préfigurées. Cela permet d'identifier plus systématiquement les possibles obstacles, de comprendre leurs ressorts et le cas échéant, d'en sortir. Mais au-delà de la concrétisation des lois, de leur rationalisation et de leur renouvellement, cette méthode sert aussi un idéal démocratique puisqu'elle pousse les parties prenantes à révéler plus nettement leurs intentions et à confronter leurs représentations. C'est un élément qui me paraît essentiel en ces temps d'urgence sociale et environnementale, et ce pour établir à la fois la loyauté de la délibération, la transparence de la décision et la clarté du droit.

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Il est extrêmement intéressant, dans vos deux interventions, de voir la maturité que vous avez atteinte dans cette matière difficile de l'évaluation des politiques publiques. Nous ne souhaitons pas recommencer l'étude très complète qui avait été menée sous le précédent quinquennat concernant la fabrique de la loi, dont Régis Juanico était l'un des acteurs fondamentaux. Nous avons beaucoup travaillé sur l'étude d'impact. Nous savons ce que nous devons faire, il faut que nous obtenions de ceux qui conçoivent la loi une étude d'impact de qualité telle que nous la souhaitons. Tout ce travail en amont, dès lors que c'est le Gouvernement qui est à l'initiative, lui revient. Nous pouvons faire obstacle en disant que ce n'est pas suffisant, mais notre préoccupation très concrète est différente et très moderne. La loi a été votée à partir des éléments qui doivent permettre son application sur le territoire, mais une fois cette loi votée, comment faisons-nous, nous les députés, pour continuer ce travail qui consiste à savoir si elle se concrétise sur le terrain ? C'est là où nous pensons qu'il y a des rouages dans les institutions et une place du député qu'il faut sans doute modifier. Nous avons d'un côté le député qui vote la loi et de l'autre côté une administration qui va la mettre en œuvre sous une surveillance du parlementaire, soucieux de la parution de décrets et d'arrêtés dans des délais conformes à ceux qu'il a précisés dans le texte. Ensuite, comment faisons-nous pour la concrétisation de la loi ? Pour le moment, nous n'avons rien. Considérez-vous que les seuls préfets, à supposer qu'ils changent leur méthode de travail qui est simplement la restitution au Gouvernement et pas aux députés, peuvent nous aider en vue de cette concrétisation ? Ne faut-il pas s'ouvrir vers d'autres publics ?

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Je m'adresse au professeur Surel sur un sujet de sciences politiques. Dans la vérification et le contrôle de la concrétisation des lois, parmi les questions qui sont posées et les réponses qui ont été faites au cours des auditions précédentes, il y a l'idée que, dans la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, on puisse déplacer un peu le curseur pour que les parlementaires, d'une manière ou d'une autre, – il y a de multiples formules envisageables – puissent jouer un rôle de vigie, ou en tout cas de contrôleur de l'action ou de la mise en œuvre des lois sur le terrain.

Monsieur Baïz, dans le cadre des travaux que vous avez réalisés, sans doute avez‑vous pu constater ici ou là des difficultés dans la mise en œuvre des lois qui ont inspiré certains de vos travaux de réflexion. Il serait utile pour la mission d'information d'en avoir connaissance. Cela permettra de nous faire une idée de là où se situent les nœuds ou les blocages en la matière.

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Yves Surel

Les deux questions sur le rôle des préfets et le rôle de vigie que pourraient exercer les parlementaires sont assez liées. L'un des enjeux est de constituer une expertise au sein du Parlement pour avoir une capacité autonome d'évaluation des politiques publiques, c'est-à-dire pour ne pas nécessairement attendre des informations issues d'autres acteurs publics, à la fois l'administration centrale et les acteurs déconcentrés. Cela est d'autant plus important si vous souhaitez analyser la mise en œuvre des politiques publiques, donc voir quelles sont les conditions concrètes d'application des dispositifs sur le terrain. Dans les questions que vous nous aviez proposées, il y a toute une série de thématiques qui résonnent avec des travaux qui existent, par exemple sur les comportements des bureaucrates sur le terrain, et qui cherchent à savoir jusqu'à quel point les acteurs de terrain sont en capacité ou ont la volonté d'appliquer les décisions qui ont été prises à un niveau supérieur. C'est ce qu'on appelle parfois la sociologie des bureaucrates de la rue. Au fond, ceux qui mettent en œuvre les politiques publiques en dernier lieu sont les acteurs qui sont directement en capacité d'échanger avec les citoyens. Pour avoir cette information, il faut des dispositifs d'observation suffisamment fins pour savoir pourquoi il y a des blocages, si c'est un problème de ressources, de formation, de volonté, ou si des groupes d'intérêt au niveau local se sont mobilisés pour empêcher l'application du dispositif. Une des questions mettait en avant le fait que la concrétisation des lois est très différente selon les contextes parce que, précisément, les acteurs sont différents, notamment sur le terrain, et que les types d'obstacles auxquels nous pouvons être confrontés sont également différents. D'un point de vue plus politique – c'est la comparaison avec le système américain qui me conduit à cette remarque –, l'un des enjeux est la question d'une expertise autonome de la part du Parlement. C'est la seule condition à ce qu'un véritable contrôle soit exercé, à la fois sur l'administration et, de manière indirecte, sur le Gouvernement.

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Cela suppose que les préfets, qui sont le passage très classique de la mise en œuvre de la loi, soient aussi en situation de répondre à nos interrogations.

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Yves Surel

Bien sûr, mais pas uniquement les préfets.

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Non, mais les préfets sont, dans nos institutions, identifiés comme chargés de mettre en œuvre la politique du Gouvernement et pas du tout de répondre aux sollicitations des députés. Nous avons un problème institutionnel important à identifier et sur lequel il faut avancer.

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Adam Baïz

Concernant les obstacles à la concrétisation, sur les quelques dispositifs ou politiques que j'ai pu étudier, notamment cette politique énergétique du ministère de la Transition écologique et solidaire, il est apparu que la principale difficulté était l'interprétation de la loi et même des textes réglementaires. Ce qui permettait de s'en sortir relativement était précisément ces comités de pilotage qui étaient intervenus en amont de la loi en préfiguration, mais aussi pendant la mise en œuvre du dispositif. Ce dispositif étant pluriannuel, il prévoit d'entrée de jeu une révision tous les trois ou quatre ans. Cela permet de mettre en place un suivi et des remontées du terrain très réguliers et de réussir à interpréter la loi et à préciser les textes réglementaires pour une mise en pratique qui soit fidèle à l'intention initiale.

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Vous avez évoqué, monsieur Surel, le fait que mise en œuvre impliquait traduction ou trahison. Vous dites : « Nous savons bien que c'est plus souvent trahison que traduction ». Pouvez-vous en dire un peu plus long, prendre un ou deux exemples ? Au stade où nous en sommes, il y a eu un certain nombre d'auditions. Il faut vraiment que nous nous penchions sur des cas concrets, des exemples. Il y a des principes généraux qui sont mobilisés à chaque fois que nous rencontrons des acteurs, mais nous allons avoir besoin de « rentrer dans le dur », d'une certaine manière.

À propos du GAO aux États-Unis, que pensez-vous de l'argument de la séparation des pouvoirs que vient d'évoquer le rapporteur, M. Barrot ? Il nous a été opposé au moment où le sujet a été abordé pendant l'examen du projet de réforme de la Constitution. Il y avait une alternative : soit le Parlement créait sa propre agence, soit nous donnions au Parlement le pouvoir de mobiliser les ressources du Conseil d'État. Dans les deux cas, il était opposé que ce n'était pas le rôle du pouvoir législatif et que nous étions dans le champ du pouvoir exécutif. Qu'en pensez-vous ? Nous sommes sur cette frontière-là.

Vous avez évoqué tous les deux la question de la perception, de l'intention initiale et de la réalité perçue. Le contrôle exercé par le Parlement, qui est réel, de l'action du Gouvernement, mais aussi par la haute administration de sa propre action, est quand même essentiellement d'ordre budgétaire, en tout cas chiffré. D'une certaine manière, avec le vote du budget, le Parlement est un peu dans un exercice de contrôle de gestion. Or on découvre de plus en plus, lorsqu'on se penche sur la concrétisation de la loi, que l'entrée chiffrée n'est pas la bonne. La réalité mesurée et la réalité perçue ne sont jamais superposables. Il y a de l'humain, du management, une question de ressources humaines, d'injonctions contradictoires. De quels outils disposons-nous ? L'administration elle-même, les grands corps, se penchent-t-ils là-dessus ? L'administration a-t-elle des outils qui lui permettent d'apprécier la façon dont elle manage ses propres ressources humaines et dont elle accompagne le changement demandé à chaque fois qu'une loi est votée ?

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Nous avions calculé il y a quelques années la répartition des grandes missions du Parlement. Nous consacrions entre 10 et 20 % du temps de travail parlementaire à l'évaluation et au contrôle. Cela veut dire que plus de 80 % de notre temps était occupé à légiférer. Nous comptons 500 textes de loi par législature en moyenne, donc trop de lois qui sont trop bavardes. La question que vous posez assez bien est : comment peut‑on renforcer la capacité d'expertise du Parlement pour qu'il puisse intervenir à tous les moments clés, notamment au tout début dans le cadre de l'évaluation ex ante avec l'étude d'impact ? Comment renforce‑t-on sa qualité ? Mais aussi dans la phase de mise en œuvre et d'application jusqu'à la phase d'évaluation ex post, trois ans après l'entrée en vigueur d'une loi. Là où il faut peut-être mieux travailler et consacrer plus de temps parlementaire, c'est entre la phase d'application et la phase d'évaluation, ce que nous avons, dans le cadre de cette mission d'information, appelé la concrétisation.

Dans le groupe de travail sur le contrôle et l'évaluation coprésidé par MM. Jean‑Noël Barrot et Jean-François Eliaou, nous avions notamment proposé que nous puissions nous doter de capacités d'expertise autonome. Comment voyez-vous le travail de ce que pourrait être cet office parlementaire ? Pensez-vous qu'il est envisageable que nous ayons des équipes de députés, pas forcément les rapporteurs ou les co-rapporteurs d'application des lois, qui se rendent sur le terrain pendant un temps bien précis pour regarder comment une loi vit concrètement dans la vie quotidienne de nos concitoyens ? Avez-vous des exemples dans d'autres pays ou que vous auriez recensés dans vos travaux d'universitaires ?

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Yves Surel

Effectivement, le dilemme habituel est « traduction/trahison ». L'idée de trahison est qu'il y a toujours un écart entre les objectifs initialement annoncés et les résultats constatés. Un certain nombre de travaux ont essayé de montrer quelles étaient les dimensions qui expliquent cet écart. Deux sont souvent mises en avant : c'est d'abord le degré d'ambiguïté de la loi et de la décision initiale et, en second lieu, le degré de conflictualité des dispositifs. Plus la loi est ambiguë, plus la mise en œuvre sera difficile. Plus elle est claire, à la fois dans ses intentions, les moyens et les compétences à anticiper, moins la mise en œuvre sera problématique. La deuxième dimension est le degré de conflictualité, c'est-à-dire : la loi paraît-elle consensuelle d'un point de vue politique et avait-elle l'assentiment des personnes directement concernées, des parties prenantes éventuelles à sa mise en œuvre, voire des clientèles du dispositif ? Là encore, c'est très clair, plus la loi est conflictuelle dès le début, plus la mise en œuvre sera contestée, puisque toutes les résistances qui n'ont pas été résolues au moment des décisions vont nécessairement resurgir au moment de la mise en œuvre. On rejoue le jeu de la négociation et de l'altercation qui accompagne l'élaboration initiale du dispositif.

Il y a une multiplicité d'exemples possibles. La totalité des travaux de sociologie ou de sciences politiques sur la mise en œuvre atteste de cet écart entre la mise en œuvre telle qu'elle est constatée sur le terrain et les intentions initiales. J'ai travaillé il y a quelques années sur la politique du livre, et notamment la loi « Lang » du 10 août 1981 sur le prix unique. Il était clair qu'en dépit de la simplicité apparente de la loi, il avait été extrêmement compliqué de mettre en œuvre le dispositif en raison des résistances des centres Leclerc, de la FNAC, mais aussi des mobilisations assez ambiguës des petits libraires, qui devaient normalement bénéficier de la loi, mais qui n'y étaient pas nécessairement favorables. Il y a tout un travail de pédagogie, d'accompagnement et de suivi, pas simplement de la loi, mais de l'ensemble des dispositifs qui lui sont attachés, y compris un travail de conviction à l'égard des acteurs collectifs ou individuels qui sont concernés.

Le GAO est une institution qui a été structurée avec cette idée de séparation des pouvoirs. C'est une agence qui est indépendante, mais au sens américain, c'est-à-dire indépendante des partis politiques. Son directeur, le contrôleur général, a un mandat de 15 ans, ce qui lui garantit une indépendance à l'égard, à la fois, du Président et des parlementaires. Elle a été formatée pour délivrer une expertise autonome au Congrès, pour faire des recommandations aux congressmen avant même l'élaboration d'un texte de loi, pour qu'il y ait une vraie capacité d'expertise et de contrôle de l'action gouvernementale qui ne dépende pas des autres agences gouvernementales.

Une agence à peu près équivalente, qui est rattachée à la présidence, est l' Office of Management and Budget (OMB). Les parlementaires se sont donné la capacité de produire une expertise autonome. C'est une agence très puissante. Elle a des capacités d'investigation extrêmement importantes. Elle doit pouvoir se faire livrer toutes les pièces à sa demande. Si elle ne les obtient pas, elle va en justice contre l'administration concernée. Il y a une vraie volonté d'assurer la séparation des pouvoirs, y compris du point de vue de la capacité d'expertise et de production de diagnostic autour des politiques publiques et de la loi. Si j'avais une préconisation à faire, modestement, ce serait de créer un office parlementaire qui aurait cette capacité autonome d'expertise, avec au départ des moyens limités et des focus sur un certain nombre de lois qui paraissent importantes et en tout cas avec l'idée de ne pas dépendre, du point de vue du diagnostic et des solutions avancées, d'autres acteurs vis-à-vis des informations divulguées et des propositions qui sont faites.

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Yves Surel

Oui, d'une certaine façon. En l'état, la Cour des comptes, notamment depuis la présidence de M. Philippe Séguin, a évolué vers un travail d'évaluation plus systématique. Elle ne travaille pas que pour vous. Elle a ses propres intérêts en tant qu'institution à défendre. L'intérêt du GAO est qu'il est destiné à travailler uniquement pour les parlementaires. Il dispose d'un pouvoir d'autosaisine. Ce ne sont pas uniquement les parlementaires qui lui commandent les études. C'est une agence qui a une vraie autonomie institutionnelle et de moyens, avec un budget de plus de 500 millions de dollars et 3 000 employés. Elle a des pouvoirs d'investigation extrêmement importants. Je ne dis pas qu'il faut aller jusque-là, mais en tout cas, cela atteste de la puissance de l'agence.

La question des perceptions est un problème récurrent dans l'analyse des politiques publiques. Nous voyons toujours un écart entre un certain nombre de statistiques liées à des enjeux et le sentiment que nous pouvons avoir à l'égard de ces politiques. Un des exemples qui me vient à l'esprit est la question du sentiment d'insécurité. Dans un contexte local, le sentiment d'insécurité n'a rien à voir avec les chiffres de la délinquance. Il y a un double travail à faire, sur les chiffres objectifs et également d'accompagnement, d'information et de transparence sur la réalité du terrain et sur la façon de convaincre ou d'impliquer les acteurs concernés, qu'ils soient publics ou privés.

Au vu des dynamiques de séparation des pouvoirs et d'expertise dans l'agence, cela paraît une conclusion assez forte. Pourquoi ne pas proposer ou encourager les députés à aller eux-mêmes sur le terrain, y compris le cadre de ces missions d'évaluation, pour avoir un diagnostic plus politique ? L'objectif doit aussi être politique, c'est-à-dire tendre à légitimer le travail parlementaire. La présence des députés au contact des acteurs sur le terrain, dans le cadre de ces missions d'évaluation, pourrait participer de cette relégitimation du travail parlementaire.

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Adam Baïz

L'évaluation d'impact n'est qu'une facette de l'évaluation, la mise en œuvre en est une autre. Il est sans doute important de souligner que le suivi de la mise en œuvre doit être un préalable pour l'évaluation d'impact. Il n'y a pas de sens logique à étudier l'impact d'une politique sans que nous ayons l'assurance qu'elle a effectivement été mise en œuvre.

Ces méthodes-là demandent des techniques et présentent des avantages et des inconvénients spécifiques. Le rôle des parlementaires est, au contact des recteurs, des préfets, des acteurs du terrain au niveau local, de faire remonter l'information, mais aussi d'avoir à l'esprit que cette remontée d'information ne peut pas être une preuve que la politique a été mise en œuvre ou non ou qu'il y a un obstacle général ou non. C'est un indice du fait qu'à tel endroit, nous aurions intérêt à faire une étude approfondie sur la mise en œuvre et ensuite sur l'impact de la politique publique concernée. Ensuite, cette évaluation pourrait être faite par des corps d'inspection, par des ministères, mais aussi par des équipes de recherche. Il est sans doute bon de diffuser l'information sur les besoins de l'Assemblée nationale en termes d'évaluation de suivi et d'impact.

Pendant mes recherches, il est apparu qu'il y avait des sections dans les études d'impact qui pouvaient faire écho à la concrétisation des lois, notamment les parties sur l'impact juridique, qui annoncent les modifications législatives qui pourraient avoir lieu, mais il y a aussi des éléments sur les options écartées ou retenues. Sur ces parties-là, il y a des éléments relatifs à la faisabilité de la politique : « on va écarter une option parce que très clairement, elle demande trop de ressources ou de temps », etc. Peut-être serait-il bon de déterminer dans l'étude d'impact quelle est la faisabilité a priori de la politique publique et, grâce aux remontées des parlementaires et d'autres acteurs, de pointer les éléments de vigilance quant à la mise en œuvre.

Sur les bonnes pratiques dans les autres pays, il se trouve qu'après-demain, France stratégie va publier une comparaison internationale des pratiques d'évaluation dans six pays, dont la France. Il y aura aussi les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, la Suède et l'Allemagne. Nous parlons d'évaluation d'impact en insistant sur les bonnes pratiques qui pourraient inspirer la France.

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Sur la concrétisation de la loi, associer l'université vous paraît-il relever de l'utopie ou mériterait-il d'être étudié davantage ?

Permalien
Yves Surel

En tant que directeur d'un centre de recherche et académique, je peux vous dire que nous serions ravis d'avoir l'opportunité de travailler directement sur des études de cas plus précises, notamment avec cette idée d'application, en tout cas de recherche plus fine sur les conditions concrètes d'application des politiques menées sur le terrain. Ce sont des choses que nous faisons de manière académique un peu distanciée, mais si elles devaient avoir un usage pratique avec des missions claires d'application de nos résultats, ce serait très positif.

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Nous vous remercions d'être venus jusqu'à nous et d'avoir répondu à nos questions.

La séance est levée à 18 heures 50

Membres présents ou excusés

Présents. - M. Jean-Noël Barrot, M. Frédéric Descrozaille, M. Régis Juanico, M. Vincent Thiébaut, Mme Cécile Untermaier, Mme Alexandra Valetta Ardisson