Intervention de Adam Baïz

Réunion du mardi 17 décembre 2019 à 18h05
Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Adam Baïz :

Je propose de vous parler de la thèse que j'ai soutenue l'an passé à Mines ParisTech, dont le sujet était : « comment concevoir des politiques qui soient réalisables ? ». Comme vous le notez, il ne suffit pas de décréter une loi pour qu'elle se mette effectivement en œuvre. Autrement, nous aurions depuis longtemps interdit d'être au chômage ou de tomber malade. Si la seule volonté du législateur ne suffit pas, le plus souvent, c'est parce que la réalité, à la fois physique, technique et sociale est faite de contraintes, d'inertie, d'incertitudes ou encore de préférences variées. C'est en partie pour y répondre que les politiques publiques tendent à être de plus en plus complexes. Tout l'enjeu est là : comment écrire des lois parfois complexes qui ne soient pas des vœux pieux ? Comment identifier ex ante et ex post les obstacles à leur mise en œuvre ? Comment contourner ces obstacles ou à défaut les atténuer ?

En sciences politiques, en économie, en sociologie, mais aussi en sciences de gestion, il y a un concept clé pour caractériser et analyser l'action collective, c'est celui d'instrument. Dans le domaine des politiques publiques, l'instrument est un outil générique pour modifier les comportements, comme la taxe, l'interdiction, le quota ou encore la campagne de sensibilisation. En outre, un même instrument peut se concrétiser en diverses politiques selon le contexte d'application. Par exemple, l'instrument quota peut se concrétiser en une politique de parité, tout comme en une politique de réduction des émissions de carbone. Les instruments constitueraient ainsi une boîte à outils et le législateur n'aurait qu'à choisir l'instrument le plus adapté à l'objectif qu'il vise et à l'actionner tel un levier. C'est là où le bât blesse, car en se représentant les instruments comme des leviers qu'il suffirait d'actionner, on est tenté de croire qu'il suffirait de vouloir mettre en œuvre un instrument pour qu'il se mette effectivement en œuvre. D'ailleurs, les évaluateurs peuvent aussi tomber dans ce piège. Pour modéliser une taxe, vous les verrez souvent imposer une simple variable T à la variable de prix P, prenant ainsi pour acquis que la taxe s'applique scrupuleusement en tout lieu et à tout instant. Or, vous en conviendrez, il peut y avoir des fraudes, des erreurs, des défaillances ou des stratégies de contournement qui altèrent la mise en œuvre de cette taxe. À mon sens, nous gagnerions à appréhender les politiques et les instruments sur lesquels elles reposent, non pas comme des leviers, mais plutôt comme des bras articulés. Naturellement, la métaphore n'est pas anodine. Un bras articulé a des pivots, des ressorts et des pistons. Désormais, il nous apparaît plus net qu'un seul pivot, inadapté ou défectueux, peut nous empêcher de déployer un bras articulé, au même titre qu'il peut suffire d'un seul bug informatique pour qu'un boulanger n'arrive pas à appliquer sur son logiciel de caisse la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) telle que préfigurée par le législateur.

En définitive, chaque politique est une action collective qui se déploie selon un ou plusieurs bras articulés. Le tout forme une chaîne de causalité. Pour la TVA, cette chaîne de causalité pourrait être la suivante : si vous achetez une baguette de pain, alors le boulanger doit vous faire payer un supplément proportionnel à son prix, enregistrer la transaction sur un logiciel de caisse certifié et reverser les sommes collectées à l'État. Pour s'assurer de la mise en œuvre d'une politique, il faudrait commencer par caractériser la chaîne de causalité de l'action collective sous-jacente. Concrètement, comment faire ? Je propose quatre étapes, assez intuitives :

– identifier tous les acteurs impliqués ;

– décrire les actions qui leur sont assignées ;

– préciser les conditions dans lesquelles ces actions doivent être ou non réalisées ;

– spécifier l'influence que les acteurs sont censés avoir les uns envers les autres, à travers les actions qu'ils réalisent.

En particulier, il convient d'avoir à l'esprit que ces influences ne sont pas toujours déterministes. Nous pouvons obliger ou interdire certaines actions, mais le plus souvent, nous devons nous contenter de les encourager, de les décourager ou même seulement de les rendre possibles ou facultatives.

Dans ma thèse, j'ai pu développer une charte graphique consistant en des bulles et des flèches afin de représenter simplement ces différents éléments. L'enjeu est à présent de décrire de façon suffisamment fine et précise de telles chaînes de causalité.

Pour ce faire, rappelons-nous que chaque action collective repose elle-même sur d'autres actions collectives, avec lesquelles elle se combine et s'articule. Une politique éducative peut globalement consister à déployer le numérique et, en zoomant toujours plus, nous verrons apparaître des modalités très concrètes et précises d'utilisation de tablettes numériques ou de formation des enseignants. Par conséquent, pour décrire la chaîne de causalité d'une politique, il nous revient d'en déterminer les traits significatifs à travers la loi, mais aussi à travers les textes réglementaires qui la précisent et l'interprètent, et à travers la pratique du terrain. À cet égard, j'ai étudié pendant ma thèse une certaine politique énergétique. Elle est récente et très innovante : il s'agit du dispositif des certificats d'économie d'énergie. La gouvernance de ce dispositif a cela de remarquable qu'elle associe très étroitement les agents du ministère de l'Environnement d'une part et les parties prenantes d'autre part, que ce soient les vendeurs d'énergie, les collectivités territoriales ou encore les cabinets privés. En effet, il y a des comités de pilotage réguliers qui permettent un va-et-vient entre l'État et les administrés, pendant lesquels on discute de la loi et de la réglementation, à la fois pour l'expliquer, mais aussi, au regard des expériences du terrain, pour faire évoluer le dispositif.

Dernier point, les remontées du terrain sont essentielles pour identifier les obstacles à la mise en œuvre d'une politique, mais pour que ces remontées soient vraiment éclairantes, il est essentiel de poser les bonnes questions et d'appliquer des méthodes robustes d'observation et d'analyse. En termes de questionnement, la démarche que je propose est relativement simple dès lors que nous avons caractérisé la chaîne de causalité de la politique à mettre en œuvre. Il s'agit de reprendre les quatre étapes que je décrivais plus tôt et de poser des questions :

– tous les acteurs concernés ont-ils eu connaissance de la loi et l'ont-ils comprise ?

– chaque acteur réalise-t-il l'action qui lui a été assignée ?

– réalise-t-il cette action dans les conditions prévues par la loi ?

– a-t-il l'influence qu'il est censé avoir sur les autres acteurs ?

Si l'on se retrouve à répondre par la négative à au moins l'une de ces questions, c'est que la mise en œuvre fait face à un obstacle. Il convient alors d'en expliquer les ressorts, qui peuvent être de nature sociale, financière, organisationnelle ou encore cognitive. Bien entendu, ces obstacles quant à la mise en œuvre d'une politique sont régulièrement pointés du doigt par les acteurs concernés et par les évaluateurs. Certains de ces obstacles portent même des noms, comme la fraude, l'effet d'aubaine ou l'effet rebond. De ce point de vue, la littérature académique et les rapports institutionnels de la Cour des comptes et des inspections générales sont très instructifs. Dans ma thèse, je propose un guide dans l'objectif d'identifier de façon plus systématique tous ces obstacles et ces effets pervers. Cela passe par les questions que nous venons de lister, mais aussi par des méthodes d'observation et d'analyse comme les enquêtes, les entretiens, les simulations ou encore les expérimentations. Nous pouvons conduire aussi des analyses qualitatives comparatives pour apprécier le contexte de succès d'une politique, ou encore les analyses dites « de contribution » pour estimer l'importance relative de tel ou tel facteur d'échec ou de succès. Ces méthodes sont essentielles pour comprendre finement les mécanismes causaux qui sont à l'œuvre, mais aussi pour faire évoluer la loi et la réglementation. Car lorsque nous avons identifié ou pressenti des obstacles et compris leurs ressorts, il devient plus aisé de proposer de nouvelles modalités instrumentales sans tomber dans les effets d'annonce ou les simples recyclages.

En résumé, la thèse que j'ai soutenue propose un guide, une méthode, pour décrire les politiques publiques comme des chaînes de causalité où les actions, leurs conditions et leurs influences sont plus clairement préfigurées. Cela permet d'identifier plus systématiquement les possibles obstacles, de comprendre leurs ressorts et le cas échéant, d'en sortir. Mais au-delà de la concrétisation des lois, de leur rationalisation et de leur renouvellement, cette méthode sert aussi un idéal démocratique puisqu'elle pousse les parties prenantes à révéler plus nettement leurs intentions et à confronter leurs représentations. C'est un élément qui me paraît essentiel en ces temps d'urgence sociale et environnementale, et ce pour établir à la fois la loyauté de la délibération, la transparence de la décision et la clarté du droit.

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