Intervention de Nicolas Molfessis

Réunion du mardi 14 janvier 2020 à 18h10
Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Nicolas Molfessis, professeur, secrétaire général du Club des juristes :

La notion de « concrétisation » n'est d'usage fréquent ni dans le langage courant ni dans le langage juridique. On parle plus classiquement de l'effet des lois et, dans une perspective de sociologie juridique, on s'intéresse à leurs éventuels effets pervers ou à leur ineffectivité.

Ces phénomènes législatifs pathologiques ont été étudiés par le passé par le doyen Carbonnier et des sociologues du droit. L'ineffectivité des lois, c'est l'écart plus ou moins important entre la règle et son application. On étudie alors les facteurs pouvant l'expliquer : impuissance ou naïveté législatives. Ainsi, l'infraction récente d'outrage sexiste dans la rue créée par la loi du 3 août 2018 constituera probablement un cas d'ineffectivité car il sera difficile de poursuivre une telle infraction. Il en est de même de l'interdiction des rassemblements dans les halls d'immeuble ou encore de celle de la fessée – devra-t-on installer des caméras dans les appartements et les maisons ?

La concrétisation, c'est probablement l'action de rendre la loi concrète. Qu'est-ce que rendre une loi concrète ? On se situe alors en aval de sa promulgation, après son entrée en vigueur. Traditionnellement, en France, le législateur ne s'intéresse pas aux effets de la loi après sa promulgation. Les juristes, quant à eux, étudient son application en analysant la jurisprudence, et non sa réception par le corps social.

Les quelques expériences qui ont précédé l'installation de votre mission n'ont d'ailleurs pas toujours été très fructueuses – je pense par exemple à l'Office parlementaire d'évaluation de la législation créé en 1996.

Si la concrétisation de la loi renvoie à son application et à son effectivité, elle renvoie aussi à son efficacité. Son efficacité, c'est d'abord la publication des décrets nécessaires à sa mise en œuvre. Le sujet a été sensible entre les années 1980 et la première décennie des années 2000. Il a animé les travaux du Sénat pendant de longues années. Mais, à l'heure actuelle, 95 % des décrets sont publiés moins de six mois après l'entrée en vigueur de la loi – le secrétaire général du Gouvernement a récemment évoqué une proportion de plus de 90 %. Même si cela n'inclut pas les circulaires, ce sujet ne me semble plus prioritaire.

À l'inverse, l'effectivité des lois renvoie à plusieurs paramètres : pour être effective, une loi doit remplir plusieurs conditions. La première, indispensable, est la connaissance et la compréhension de la loi par les citoyens administrés. Les obstacles sont majeurs : incompréhension des mécanismes juridiques, opacité des textes, vitesse de rotation trop importante, inflation législative entravent l'acculturation juridique. Le Conseil d'État parle même de « stroboscope législatif » pour dénoncer la trop importante rotation de certaines dispositions sociales ou fiscales.

Pour être effective, la loi doit également être efficace au regard de ses objectifs. Le principe paraît évident, mais sa mise en œuvre est complexe car il faut savoir déterminer ces objectifs. Certes, les études d'impact commencent à y contribuer, mais encore faut-il les garder en tête au cours des débats parlementaires. Le dépôt et l'adoption d'amendements pléthoriques, par des parlementaires qui ne connaissent ou n'analysent pas toujours bien ces objectifs, conduisant au doublement, au triplement, voire au quadruplement du volume de la loi, n'y contribuent pas.

La mesure de ces objectifs pose d'autres difficultés. En la matière, les textes sont très hétérogènes. Pourtant, il ne faut pas la négliger. Certes, en droit, tout n'est pas quantifiable – la majorité des dispositions législatives ne l'est pas. Ainsi, en matière de procréation médicalement assistée, vous aurez probablement des difficultés à déterminer des objectifs. Restreindre le droit à de telles mesures chiffrées serait extrêmement réducteur, même si on peut analyser sous cet angle le recouvrement des pensions alimentaires, les consommations d'énergie, les émissions de gaz à effet de serre, etc.

C'est donc la détermination de bons indicateurs qui permet de mesurer l'effet concret des textes. Il serait intéressant de travailler dans cette direction, me semble-t-il : comment les déterminer ? Qui les déterminent ? Comment les évaluer ? À quel moment ? Quelle mesure prendre si la disposition adoptée ne produit pas les effets recherchés ?

En amont, les études de droit comparé ne sont pas encore suffisamment fiables pour nourrir notre expérience et nous aider dans la détermination des objectifs. En la matière, le travail du Parlement est remarquable, mais la culture de droit comparé des juristes français est très insuffisante. Nous gagnerions probablement à disposer d'un véritable service de droit comparé, qui pourrait réaliser des études à la demande.

Enfin, en aval, il faut mieux associer les administrations, le Parlement et les structures intermédiaires à la concrétisation des lois. Vos pistes de réflexion me semblent fécondes. La direction interministérielle de la transformation publique (DITP) est désormais un rouage indispensable. De même, le concept de delivery unit que Terra Nova a popularisé en France et le onzième conseiller ministériel sont intéressants. Mais il conviendrait de renforcer le dialogue entre le Parlement et le Gouvernement, sur un modèle déjà évoqué devant vous – le modèle australien. Le Parlement devrait pouvoir interpeller le Gouvernement pour améliorer la concrétisation des lois et vérifier que les administrations prennent les mesures permettant d'atteindre les objectifs fixés. En effet, l'administration est la plupart du temps efficace, mais elle freine aussi parfois la réalisation des objectifs.

Enfin, associez également davantage les structures intermédiaires – associations, fédérations, syndicats et, permettez-moi de prêcher pour ma paroisse, think tanks. Cela permettrait de mieux diffuser la culture juridique et de mieux comprendre la législation et ses objectifs.

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