Intervention de Alain Lambert

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 15h00
Mission d'information sur l'évaluation de la concrétisation des lois

Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes :

Merci de votre invitation. J'étais déjà intervenu il y a un an et je trouve qu'il est utile de revenir car notre Conseil a beaucoup évolué sur les sujets évoqués en introduction. L'actualité elle‑même a été bouleversée puisque la crise sanitaire nous a apporté un certain nombre d'enseignements.

Je voudrais insister sur la nécessité du dialogue entre le CNEN et le Parlement. Ce dialogue me semble capital pour améliorer la mise en œuvre du droit. Le droit qui s'applique au niveau local aux collectivités territoriales relève d'un seul domaine, celui de la loi. Selon la Constitution, c'est au Parlement seul qu'il appartient d'élaborer le droit s'appliquant aux collectivités territoriales, dans le respect des libertés locales et des principes de décentralisation.

Le CNEN a organisé le 19 novembre dernier un colloque sur la transformation de l'action publique nécessaire à la suite des réformes de l'État qui se sont succédé depuis trente ans. Ce colloque a permis à des voix très éminentes de se faire entendre sur le sujet de la simplification du droit et sur celui de la concrétisation des normes en France. Pendant plus de deux heures, des chercheurs, des hauts fonctionnaires, des préfets, des universitaires et des praticiens du droit se sont tous accordés sur la nécessité d'adopter un point de vue neuf sur la modernisation de l'action publique. A notamment été soulignée la nécessité absolue de mettre en œuvre une véritable transformation dans le but de rendre à la France sa capacité à mener des politiques publiques plus efficaces et plus concrètes qu'aujourd'hui.

Le concept de transformation s'est imposé au niveau international comme une méthode nouvelle pour changer le fonctionnement d'organisations publiques ou privées. Il s'agit d'une sorte de révolution copernicienne qui vise à réinventer le modèle de détermination et de conduite des politiques publiques en s'appuyant sur des leviers tels que l'innovation, les technologies et le numérique. Ce concept a été élaboré par des experts en organisation d'ensembles complexes, publics ou privés, mondiaux ou nationaux. Il est au cœur des éléments que je souhaite soumettre à votre examen car la concrétisation des politiques publiques d'un grand pays comme le nôtre requiert désormais à mon avis des méthodes nouvelles.

Nous ne pouvons pas nous borner à des démarches « routinières », comme celles que nous avons connues depuis trente ans, qui consistent en un changement vertical conçu au niveau des administrations centrales et séparément dans chaque secteur ministériel. Elles n'ont aucun bénéfice pour les citoyens, qui sont plutôt priés de s'adapter à la complexité des normes. Le système administratif moderne doit inverser la vision de son organisation en partant du service aux citoyens et non l'inverse.

Cette nécessité d'une transformation est étayée par plusieurs constats assez unanimes. Tout d'abord, les blocages sont permanents dans les relations entre les administrations, notamment en raison de l'inflation législative. La prise de conscience des dangers de cette situation a conduit à la volonté d'arriver enfin à une vraie simplification de notre droit.

La crise sanitaire nous a également fait découvrir l'importance de la proximité et de la lisibilité de l'action publique, ainsi que la limite de la gestion publique exclusivement par le droit.

J'ai par ailleurs entendu le Premier ministre réclamer des résultats concrets et visibles en matière de réforme de l'État. Cela rend encore plus urgente la compréhension de ce qu'est l'État et des attentes de notre société. Nous sommes donc actuellement dans un contexte très favorable à une réforme de méthode.

Nous pouvons tirer plusieurs leçons de la crise sanitaire en matière de décentralisation, de déconcentration, et d'excès de formalisme qui ralentit l'action publique. Le CNEN considère que la crise sanitaire constitue une sorte de rendez-vous historique qui pourrait avoir des externalités positives et justifie un changement de paradigme de notre fonctionnement public et du droit qui le régit.

Du point de vue des administrations françaises, l'action et la réforme publiques se résument depuis trente ans à une politique des « petits pas ». Célèbre pour avoir prévalu en matière de construction européenne, elle a toutefois montré ses limites à l'échelle d'un État. Derrière les réformes transparaît en effet la volonté de chaque ministère de faire respecter scrupuleusement son périmètre d'attribution et de maintenir l'étui doré de chaque organigramme.

En France, la réforme de l'État est une forme de serpent de mer. Elle n'est jamais sortie d'une vision top down qui place les Français dans une position d'assujettis plutôt que de véritables citoyens. Nous pensons donc qu'il faut inverser la méthode.

Notre pays est néanmoins marqué par une tradition centralisatrice ancienne. Nous ne modifierons pas le comportement d'une nation et de ses administrations si facilement. Il nous semble donc que la volonté doit émaner du Parlement, qui même sous l'empire d'une Constitution qui l'a beaucoup rationalisé, demeure la représentation du peuple français. Son rôle est particulièrement important dans une période où nos concitoyens estiment manquer d'interlocuteurs pour exprimer leurs préoccupations.

C'est du Parlement et non de l'exécutif que peut venir le sursaut. Cette mue n'est pas totalement intuitive dans un pays au parlementarisme rationalisé depuis 1958 mais elle est possible. La démarche transpartisane que nous avions lancée avec M. Didier Migaud a permis à la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 d'aboutir alors que 35 tentatives gouvernementales avaient échoué précédemment, parce que les réflexes ministériels avaient favorisé l'immobilisme. Le moment est propice à l'engagement d'une action en ce sens car le projet de loi « 3D » a été annoncé.

Le projet de loi « 3D » vise certes à réformer, mais très certainement encore une fois selon une logique top down. Si le Parlement veut prendre une part réelle dans ce travail, il serait bien inspiré de proposer une approche bottom up qui offrirait une vision complémentaire au débat sur la modernisation de l'action publique. Cette pratique a d'ailleurs été assez courante au long de la Ve République. Cette initiative aurait d'autant plus de sens pour l'Assemblée nationale que, depuis la dernière révision constitutionnelle, le Sénat est la première chambre saisie des textes qui s'appliquent aux collectivités territoriales. La valorisation des travaux de l'Assemblée nationale me semble donc devoir s'envisager par le dépôt de propositions de loi.

Avec deux ans d'expérience, le CNEN s'est forgé une doctrine qu'il met à votre disposition afin d'analyser l'enjeu de cette transformation et d'y donner la suite parlementaire qui vous semblera la plus appropriée. Nous sommes là pour vous livrer le fruit de travaux conduits de manière approfondie depuis de nombreuses années.

Nous avons choisi de nous soumettre à l'exercice qui est le vôtre lorsque vous rédigez une proposition de loi. Dans cette proposition de texte, nous avons d'abord introduit des définitions pour clarifier ce qui nous semble incroyablement confus et qui fait l'objet de controverses permanentes au sein de la doctrine. Nous définissons donc le concept de transformation mais aussi celui d'État car, juridiquement, ce vocable est utilisé à toutes fins. Or, le périmètre de l'État varie selon le texte de référence.

Nous avons aussi essayé d'élucider les difficultés récurrentes qui pénalisent l'action publique telles que les défauts de légistique, l'ignorance de l'intention du législateur, le débat permanent sur l'étendue des libertés locales ou encore les concepts de décentralisation et de déconcentration, passés au tamis de la libre administration des collectivités territoriales.

Nous avons également cherché à traiter de questions qui nous semblent prometteuses, comme le droit de dérogation locale des préfets ou l'allègement de la responsabilité personnelle de certains fonctionnaires.

En outre, nous avons souhaité soumettre à l'analyse du Conseil constitutionnel des questions qui embarrassent l'action publique. Il en est ainsi du principe d'unité, souvent avancé pour « retoquer » des amendements. Nous avons donc réfléchi à la possibilité de faire valoir que la diversité est un élément constitutif de l'unité. Il me semble que la formalisation dans la loi de telles idées mériterait d'être soumise au Conseil constitutionnel.

Le principe d'égalité est un autre sujet tabou en France. Nous suggérons l'idée que la proximité est aussi un élément constitutif de l'égalité, notamment en ce qui concerne les services publics.

Ces notions sont très ambitieuses et ces travaux pourraient probablement faire l'objet d'approfondissements extrêmement intéressants. Lors du colloque du 19 novembre, nous avons été étonnés de l'appétit des universitaires pour ces sujets.

Nous pensons naturellement qu'un tel texte de loi nécessiterait qu'y soient intégrés des principes généraux relatifs au numérique.

Le texte éventuellement présenté pourrait s'appeler « T-3D », pour « transformation 3D ». Il viserait une transformation de l'action publique par une vision nouvelle de la décentralisation et de la déconcentration, tout en permettant un décloisonnement entre les administrations publiques et en faisant du numérique un des outils de cette transformation.

Nous pensons qu'il pourrait se composer de quatre titres. Le premier porterait sur la transformation de l'action publique telle que je vous l'ai succinctement décrite. Le deuxième traiterait du parachèvement de la décentralisation et le troisième du renforcement de la déconcentration. Le quatrième titre serait consacré au décloisonnement des administrations.

Dans les propositions que nous tenons à votre disposition, nous procédons à des définitions de la transformation de l'action publique, de l'État, des collectivités, de l'action publique et de l'intention du législateur. Nous pensons s'agissant de la légistique qu'un principe devrait être adopté. Un principe de liberté devrait également être affirmé.

La notion de décentralisation, tout comme le principe de libre administration des collectivités territoriales, sont actuellement ambigus, de sorte qu'il serait utile de les définir dans le cadre du titre II. Nous estimons par ailleurs que le principe de liberté contractuelle entre les collectivités territoriales est bridé et que la compétence des collectivités pour les affaires locales n'est pas complètement claire.

S'agissant de la déconcentration, il nous semble qu'il faut s'intéresser à la question de la responsabilité des préfets. Concernant le décloisonnement de l'ensemble des administrations, nous pensons nécessaire d'insérer des dispositions préliminaires dans le code général des collectivités territoriales qui permettraient de préciser son inspiration et son interprétation. Nous proposons également que vous puissiez disposer d'études ex-post et que vous regardiez de près la notion de neutralité et d'équivalence pour le droit qui s'appliquera au numérique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.